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jeudi 15 mai 2014

La ferme du crocodile [Nosfé]



Finalement, ce fut Abdellatif qui profita de son petit déjeuner. En échange, son compagnon de cellule lui avait cédé quelques clopes, récupérées la veille. Ça lui faisait une belle jambe, au kabyle, d'avoir des clopes, lui qui chiquait...
Melville n'avait pas faim, ou plutôt, il ne se sentait pas de manger. Il avait les tripes qui faisaient des nœuds, et comme une drôle d'angoisse qui lui serrait la gorge.
La trouille, ou un sale pressentiment. Ça faisait longtemps qu'il n'avait pas ressenti ça, pas depuis qu'il était ici, en tout cas. Pas depuis que sa vie se limitait à ces 9 m2 et à la promenade en rond.
Il avait la trouille... C'était peut-être à cause du rêve de cette nuit. Un sale rêve, trop réaliste, un de ceux que l'inconscient farcit de souvenirs et de regrets enfouis, histoire de bien vous secouer. Un de ceux dont on voudrait se réveiller, à toute force, mais dont on est prisonnier.
Le braquage. Fredo. Le Crocodile. L'ambulance.
Un coup sur la tôle de la porte et les claquements du verrou qu'on tourne le firent sortir de ses rêveries. Le maton présenta se tronche couperosée dans l'embrasure: «Melville. Directeur.»
Il écrasa sa cigarette.
«Qu'est-ce qu'il me veut?» demanda-t-il en se levant.
«Je veux pas te donner de faux espoirs, mais ça sent la quille.»

mercredi 2 avril 2014

Le quai des merveilles [Crazy Von Schweetz]



C'était une belle nuit de Noël. Le genre qu'on ne voit qu'à la télévision dans de niais feuilletons à base de gens heureux et unis dans l'adversité, de flocons qui virevoltent au souffle d'un doux vent d'hiver, de nuits calmes sur lesquelles veillent les bons esprits de l'amour et que regardent les familles dans le confort d'un salon à la quiétude à peine froissée par le crépitement des bûches incandescentes dans le foyer (doux foyer) de la cheminée. Une époque où l'on oublie ce qui nous chagrine, un moment d'intense bonheur à partager et de pardons à accorder.

Alors c'est sûr que par le prisme cathodique, le vingt-quatre décembre est source de joie et de confort. Ne pas gêner, ne surtout pas choquer ceux qui vont bien même s'il n'est pas interdit de caresser leur sensibilité en leur rappelant que pendant qu'ils dégustent la dinde, d'autres crèvent la faim par delà les fenêtres des vastes demeures synonymes d'abri et de bienveillance. Ceux-là, les malheureux qui ont faim et froid, on en parle un peu au journal de vingt heures et l'on montre qu'on s'occupe d'eux. Ou deux plutôt, parce que sur dix il y en aura huit autres qui resteront cachés, oubliés. Parce qu'on ne peut pas nourrir tout le monde, parce qu'on ne le veut pas. Parce qu'il ne faut pas le dire. Ne rien dire, voir ou entendre qui puisse être mal.
Et les foyers se remplissent, les débris vivants s'amoncellent aux portes des accueils de jour comme de nuit, cherchant qui de quoi se nourrir ou qui de quoi se réchauffer. «Trop de monde, pas assez de place» se plaindront les travailleurs sociaux dans la presse où sur les écrans, ceux-là mêmes qui préfèrent rassurer avec les téléfilms calibrés pour les vacances de Noël.
Quand on est l'abri, on veut bien se soucier de celui qui n'y est pas mais bon, qu'est-ce qu'on peut faire ? Le mieux reste donc de s'emparer de la télécommande et de vite changer de chaînes. Rassurons-nous par l'ignorance ! Pas de mépris, probablement même pas de lâcheté mais ce besoin finalement bien humain de ne penser qu'à soi. Tout en y dormant. Pour les autres, pour ceux-là, ce sera au mieux un matelas froid qui sent l'urine, au pire un carton. Les moins chanceux auront droit à un manteau naturel immaculé. Comme un linceul.

mercredi 26 mars 2014

Le talent des Songes [Darky]



Rêve prémonitoire : se dit d’un rêve traitant d'un sujet réel, parfois de nature symbolique et semblant être une représentation d'une situation, d'un événement extérieur présent ou futur dont le rêveur n'avait pas conscience au moment de s'endormir.


On the road, again… Cette longue route de campagne mouillée, encadrée d’herbe de part et d’autre et toujours surplombée par de sombres nuages noirs. Toute la scène est plongée dans une semi-obscurité, un crépuscule agonisant en permanence. Parfois, ces ombres sont chassées par l’éclat fébrile d’un lampadaire, qui projette un pâle halo lumineux tremblotant sur le sol. Une fine brume est visible partout où je pose les yeux, mais toujours au loin. Jamais où je suis.
Ici, tout est tranquille, sans un bruit, une parfaite représentation du calme et de la sérénité.

Comme je hais cette Route.

Toutes les nuits – enfin non, presque toutes les nuits pour être exact- je me retrouve à l’arpenter. Je la parcours, toujours dans le même sens, toujours à la même cadence, toujours pareil. Rien dans son apparence ne change jamais, toujours la même luminosité, toujours la même brume, toujours tout pareil. C’est tellement déprimant de se retrouver inlassablement au même endroit morne, nuit après nuit.

La seule chose qui change dans ce tableau sont les personnes que je croise. Parfois. Il arrive que je marche pendant des heures sans croiser âme qui vive, alors qu’à d’autres moments je vois plus de monde qu’un jour de soldes dans un centre commercial. Mais ces derniers sont plutôt rares, je dois l’avouer. Et encore heureux.

Comme je hais cette Route. Comme je hais mes Rêves. Comme je hais ce qu’ils me font voir.

Identité aléatoire [DarkCowBoy]



La sonnerie du réveil retentit dans le petit appartement. 
Frank était déjà réveillé depuis un moment déjà mais refusait d'ouvrir les paupières, cherchant en vain a trouver un peu de repos. Comme la sonnerie du réveil ne voulait pas s'arrêter, il soupira profondément, levant les mains, et les collant à son visage comme si le fait de se cacher pouvait faire disparaitre le reste du monde. Ses mains étaient encore froide, et comme il respira, il pu sentir qu'elles avaient encore cette odeur, le gout métallique du sang. Cette odeur le calmait, l'apaisait. Il soupira et tendit la main pour tenter d'éteindre cette sonnerie infernale émise par ce réveil dont il ignorait le fonctionnement. 
Combien de fois, dans une situation similaire, avait-il été tenté de fracasser l'infernal appareil ? Finalement, il y parvint et se redressa dans le lit en maugréant. 

Sur la table de nuit, près du réveil, il y avait sa tablette électronique, sur laquelle était inscrit ses instructions pour la semaine. Il n'avait toujours pas eu le courage d'y jeter un oeil. Il alla jusqu'à la salle de bain, se passer de l'eau sur le visage en évitant de croiser son reflet dans le miroir. Il devrait quitter les lieux bien vite, et peut être ne jamais y revenir. Il n'arrivait pas a comprendre tous ces gens qui se jetaient surexcités sur leurs tablettes dès que les instructions tombaient, avec excitation et curiosité, comparant ce qu'ils avaient avec ceux autour d'eux. Lui retardait toujours de plus en plus tard le moment de les regarder, ne les ouvrant qu'avec réticence. Ce petit jeu ne l'amusait plus depuis longtemps. 

Ce système établi depuis longtemps maintenant était censé établir une société où tous seraient vraiment égaux, une société utopique où chacun s'enrichirait d'expérience et de savoir différent constamment. Chaque semaine, un grand ordinateur d'état redistribuait les métiers et les situations sociales aléatoirement. Pour tout le monde.
Une semaine vous étiez président, la suivante éboueur. Une semaine vous étiez paysan, la suivante facteur. Les titres et les grades ne tenaient que pour une semaine, pas le temps de vous laisser devenir un tyran ni de faire de gros dégâts. Chacun était guidé, outre par ses instructions en réseaux, par des machines et des robots qui nous assistaient et nous montraient quoi faire. 
Dans ce monde, personne n'avait le monopole de rien, pas plus que personne ne possédait vraiment rien.

Frank passa la main sur son front et caressa son crâne rasé où ses cheveux commençaient a repousser. Il devrait raser ça. Il était seul ce jour là. Certaines semaines, il devait dormir dans des dortoirs, mais surtout, le système empêchait de facto d'avoir des relations autres que temporaires. Frank soupira en se souvenant de Stéphanie, sa plus longue relation. Ils n'étaient jamais vraiment tombés amoureux l'un de l'autre mais avaient souvent partagés la salle de bain. C'était le meilleur des arrangements possibles, une relation simple, amicale et charnelle, sans engagement, au gré de leurs affectations, et dès que la loterie les avaient affectés l'un et l'autre a des lieux de travail trop éloignés, ils s'étaient séparés sans remord ni regret. Il était même surpris de penser a elle. Elle n'était même pas belle. Mais sa compagnie lui manquait. 

Il était impossible de bâtir un foyer désormais. De se marier.
Avec le travail, chaque semaine, on se voyait également octroyé un autre domicile à chaque fois. Une chambre, un appartement, une maison, une caravane, cela variait tellement. Tout était tour a tour a tout le monde, mais plus rien n'était a personne.
Même la famille et les enfants. En effet, les enfants également étaient élevés chaque semaine par des parents différents, assignés de manière aléatoire, même quand ils n'aimaient pas les enfants et ne voulaient pas être parents. 
Frank détestait ça. 
Comme beaucoup de gens, Frank se demandait qui étaient ses vrais parents, les biologiques. Ou si ils avaient seulement existé. 

Des rumeurs parlent de bientôt rendre les noms mêmes des individus aléatoires, effaçant la moindre trace d'identité. 
Frank se passa de l'eau sur le visage, puis se fixa dans le miroir face à lui. Si on leur leur en donnait les moyens techniques, il ne doutait pas qu'on changerait aussi de corps et de visage, afin d'être tour a tour homme ou femme, jeune ou vieux, beau ou laid, en forme ou…Faible. Frank se demanda alors depuis combien de temps il n'avait pas vu une personne handicapée. Ou vieux, ou malade. Dans un monde où tous étaient censés être égaux et interchangeable, qu'advenait-il de ceux qui ne pouvait plus être physiquement identiques aux autres, même assistés par les machines en permanence ? Qu'advenait-il des vieux ? Etaient-ils tous simplement retirés de la vie active ? 

Dans ce monde, la vie était comme un parc d'attraction, une sorte de jeu. C'était comme ça qu'il avait été conçu. Mais tout ça sonnait creux. Comment trouver sa place dans un monde où on n'en a aucune ? Où l'on est par définition remplaçable ?

Frank sourit en repensant à la femme qu'il avait tué la veille. 
Il ne craignait guère la police, incompétente comme tous les métiers. Il savait très bien que même dans les prisons les prisonniers ne l'étaient pas en raison de leurs crimes, mais parce qu'ils avaient été désignés pour l'être, l'espace d'une semaine. 
Tuer était le moyen qu'il avait trouvé de s'accaparer quelqu'un et de le garder, son triomphe contre cette société. La première fois qu'il l'avait fait, il ne l'avait pourtant absolument pas prémédité. C'était Alice, il s'en souvenait. Il était éperdument amoureux d'elle, de cette blonde aux yeux verts et aux traits fins. Et puis, les résultats de la loterie étaient tombés. Ils allaient être séparés. Elle, elle trouvait ça bien, en rigolait, adorait le nouveau métier qu'on lui avait trouvé et semblait ravie à l'idée de découvrir un endroit qu'elle ne connaissait pas. Lui n'avait pas supporté. Pas question. Pas question de vivre sans elle. Il avait essayé alors de tout envisager, de fuir, de vivre comme des hors la loi. Qu'elle se cache et le suive. Il se sentait déchirait, et elle riait. Elle riait. 
Il l'avait alors tué. Frappé, encore et encore, puis étranglé, lui répétant qu'elle était à lui, à lui, et a personne d'autre, personne d'autre, jamais. 
Ça avait été un vrai merdier. Il avait été terrorisé, paniqué par ce qu'il avait fait. Et il avait vécu comme en état de choc dans les semaines qui suivirent, persuadé que la police allait le retrouver et l'identifier. Mais non. Rien ne s'était passé. 
Et il avait ainsi pris peu a peu conscience qu'il était devenu quelqu'un, vraiment quelqu'un, et juste pas n'importe qui.

Il souriait, satisfait de son oeuvre criminelle. De sa secrète collection de victimes qui lui donnait de plus en plus l'impression d'exister, d'avoir de l'importance dans ce monde absurde. Il y puisait de la force. Y déversait toute sa colère et ses frustrations. Il ne comprenait même plus comment les autres pouvaient faire sans ça.
Il posa enfin sa main sur la tablette afin que celle-ci puisse lire ses empreintes, l'identifier et s'allumer pour lui donner sa nouvelle position, sa nouvelle profession et toutes les infos qui allaient avec. 
Il soupira. Livreur de produits d'éléctro-ménager dans un village des pyrénées. Il allait se tuer le dos avec ça. Avec les informations pratiques, comme d'habitude, s'adjoignait des suggestions de tempéraments pour rendre le rôle plus amusant et l'experience plus ludique. Frank ne les lisait jamais vraiment. C'était facultatif, alors pourquoi s'embêter. 

Il ramassa ses affaires, acheva de s'habiller, pris sa tablette et ouvrit la porte pour sortir enfin de l'appartement. 
Là, dans le couloir, une jeune femme nerveuse l'attendait, Carolina. 

Sursautant en le voyant sortir de sa chambre, Carolina dégaina et lui tira dessus. 
Frank n'eu même pas le temps de prononcer une syllabe, la balle le frappant en plein torse, lui coupant le souffle. Il ressentit une violente douleur aigue, et puis, il sentit ses jambes céder sous son poids, comme si ses muscles refusaient soudain de fonctionner ou de lui obéir. C'était comme une intense brulure près de son coeur. Dans tout le reste du corps, il lui semblait perdre ses sensations, sauf là où la balle était venue se loger en lui. 

-Je suis désolée… dit Carolina en se précipitant vers lui. Ça va ? Bon sang, ça fait peur tout ce sang. C'est bien fait. Oh lala.  Tu fais bien la victime. Moi, je suis sure que je suis nulle en assassin. Bon sang, t'es pas fait mal en tombant comme ça…? Tu réponds pas ? T'es dans ton  rôle, je comprends, excuse moi. Tu meurs, c'est pour ça.  Je me demande si on se recroisera dans d'autres circonstances un jour, et quel rôle on aura… Qui sait…? On sortira peut être même ensemble toi et moi...

Cette inconsciente ne réalisait pas qu'elle lui avait vraiment tiré dessus. Qu'elle l'avait vraiment assassiné. Heureux les imbéciles se dit Frank en déglutissant douloureusement. 
-Oui… Je suis sur qu'on se… recroisera un jour… Mais… Pour l'instant… Excusez-moi… je vais… Faire le mort… C'est mon rôle… Après tout…


Frank sentit un hochet violent le traverser et il se raidit. Il tenait enfin un rôle, un titre, qu'il allait pouvoir garder, et que personne ne pourrait lui enlever. 

dimanche 16 mars 2014

Le rapport du veilleur [Vinze]



« Monsieur Duclos, nous attendons votre coopération pour comprendre le déroulé des événements d’hier. Nous espérons de vous un rapport détaillé. »
Il y avait eu un cambriolage dans la nuit et Joël était le veilleur de nuit. Bien sûr la police voulait sa version des faits, après tout il était en faute. Mais l’inspecteur ne se doutait pas de ce que ce mot « rapport » rappelait au veilleur.


***


La soirée était calme et Joël surveillait distraitement les caméras de surveillance après son tour de ronde avec le clébard. Pas de match à suivre à la télé, il avait décidé de passer un coup de fil à Julia pour passer le temps ; ses charmes n’étaient pas donnés mais elle le valait bien.
La nuit était tombée depuis longtemps quand Julia arriva dans la zone industrielle et le visiteur nocturne dans son sillage. Joël l’invita, elle, à entrer après avoir pris la peine d’enfermer le chien dans la petite salle de repos attenante à celle de surveillance, ce dernier était jaloux et avait tendance à aboyer en permanence quand il avait de la compagnie, utile pour protéger un entrepôt, moins pour s’envoyer en l’air.


À 22h, la langue de Julia tournait autour de la verge de Joël, le chien autour d’un fauteuil et le cambrioleur autour du périmètre. Les mains de Joël allaient le long du cou pour chercher plus bas les seins de la prostituée, celles de l’intrus le long du grillage pour chercher une faille. Tous deux atteignirent leur objectif.
Moins de dix minutes plus tard, Joël entrait en Julia, le cambrioleur dans le bâtiment et le chien dans une nouvelle crise d’aboiements. Elle gémit, le chien également le temps de reprendre sa respiration entre deux aboiements, mais pas l’alarme que l’inconnu s’était chargé de débrancher.


Le crochet s’immisçait dans la serrure, le doigt du veilleur dans l’anus de Julia. Puis il y eut le déclic, la dernière résistivité avait fini par céder. Après un détour l’arrière-salle venait de s’ouvrir et ils y pénétrèrent. De dépit que ses avertissements soient ignorés le chien s’en alla au fond de la salle dans sa panière, quittant la stature à quatre pattes pour s’allonger alors que la prostituée faisait l’opération inverse.
Le cambrioleur finit par trouver ce qu’il cherchait tandis que Joël s’en approchait et que Julia le feignait. Le chien de son côté ne cherchait plus, préférant céder à la somnolence.
Le veilleur finit par se retirer de la demoiselle et le visiteur de l’entrepôt. Ce dernier se répandit en auto-congratulations et celui qui était censé l’attraper en humeurs visqueuses sur la poitrine de la professionnelle.


Le cambrioleur mit le contact de sa voiture, Julia sa culotte et Joël du temps à sortir son porte-monnaie. Le premier fila sur les chapeaux de roue et la deuxième un bas en pestant. Rhabillée la demoiselle tendit la main, Joël un billet et le chien, sorti de sa somnolence, une oreille. Enfin payée pour ses services elle s’en retourna à ses affaires et le veilleur à sa télé, toujours pas de match au programme mais des gymnastes en tenues moulantes faisaient l’article d’un nouvel engin de musculation au télé-achat.
Il grattait son entrejambe et le chien à la porte, il se décida donc à le libérer. Il s’était dégourdi, c’était au tour de l’animal. Il ouvrit la porte, ils étaient seuls et le chien calmé, il pouvait l’emmener refaire une ronde au cours de laquelle le chien réalisa que l’entrepôt avait été visité et Joël que sa carrière prenait un mauvais tournant.


***


« Monsieur Duclos ? Votre rapport ? »
Ah oui, l’enquêteur attendait une réponse. Mais probablement pas la version complète qui lui avait coûté un gros billet et son emploi.

lundi 3 mars 2014

Le repaire des arrière-cours [Maniak]



Et qu'est-ce qu'on fait avec les arrières-cours ?
C'était Albert qui avait pris la parole. Tout le monde était embarrassé. Effectivement les arrière-cours c'était le problème. Depuis quelques mois elles avaient coordonné leurs actions. La presse ne parlait plus que de ça. Et c'était à nous de résoudre le problème, forcément. Le prof ne répondait rien. Lui aussi était gêné. Il n'avait pas de solution.
                    La sonnerie retentit, mettant fin au malaise. « Ah, fit le prof, visiblement soulagé, c'est l'heure ». Tous les membres du cours du soir se levèrent et rangèrent leur affaires.

                    Dehors, justement, deux arrière-cours se disputaient le corps d'une femme. Elles avaient pris leur forme d'attaque. L'une des créatures avait réussi à attraper un pan de jupe entre ses pavés, et tirait dessus. L'autre était déjà en train de broyer goulûment un bras. Écartelée entre ces Charybde et Scylla de granit, la femme tentait de se dégager tout en empêchant sa jupe et son honneur de lui être arrachés. La pauvre victime criait mais personne ne pouvait rien faire. Des badauds regardaient le spectacle d'un air navré. L'un d'eux vit que nous nous étions arrêtés devant la scène.
Qu'est-ce que vous attendez pour faire quelque chose ?!
Nous ne pouvions rien répondre à l'accusation, nous avions déjà tout essayé mais rien ne semblait freiner l'incroyable voracité du sol.
                     Et soudain, tout se précipita. La jupe craqua d'un coup et la femme fut avalée à moitié. Ne restait plus qu'une paire de jambes nues qui dépassaient du sol. L'arrière-cour qui avait réussi à n'avoir que la jupe tenta sa chance et bondit pour attraper ce qu'il restait de la victime. Mais l'autre n'eut qu'à ouvrir les pavés pour finir son repas.
                     J'ouvris mon parapluie et tournai les talons, je n'avais que trop vu ce qui allait se passer ensuite. Des gouttes de sang tombèrent en une pluie fine derrière moi tandis que je prenais le chemin de mon appartement.
                     Pour rentrer chez moi je longeais à chaque fois le boulevard Renan le plus longtemps possible, même si cela faisait un détour. Passer par les petites rues était toujours plus risqué. Je m'étais arrêté devant une vitrine de modèles réduits, regardant avec envie les petites pelles mécaniques éventrer le sol de carton, quand l'immeuble à coté de moi se déplaça soudain. Dans toute l'avenue, les édifices bougeaient. Le grand bâtiment du Crédit Agricole en face de moi faillit m'écraser en fonçant vers le milieu de la rue. La boutique de modèles réduits se déroba soudain, reculant d'une dizaine de mètres tandis que le magasin de vêtements attenant s'écarta d'elle pour créer une nouvelle rue. Dans toute la ville les bâtiments se déplaçaient, raclant le sol dans un bruit infernal et s'arrachant de leurs voisins en projetant des shrapnels de pierre sur les habitants terrifiés. Je compris soudain ce qui se passait en voyant la petite cour qui s'était formée devant moi. C'était un coup de force des arrière-cours, elles avaient remodelé toute l’architecture de la ville pour en faire un inextricable labyrinthe d'impasses. Coincée dans le repaire des arrières cours, la population n'avait plus aucune chance.
                        Devant moi, le sol se mit à bouger. Les pavés glissaient. C'était une attaque et j'étais la proie ! J'avais appris que ma seule chance de survie était de me réfugier à l'intérieur d'un bâtiment dans les étages. J'évaluai rapidement mes chances. Derrière moi, le Crédit Agricole ; la porte était un sas sécurisé qui mettrait plusieurs minutes à s'ouvrir, si la banque était encore ouverte à cette heure-ci. Le magasin de modèles réduits était ouvert par contre, mais c'était une petite boutique de plain-pied, vulnérable à une attaque. Restait deux immeubles d'habitations, auxquels il me faudrait sonner chez un inconnu et attendre que l'on m'ouvre, et le magasin de vêtements, réparti sur deux étages. Ma meilleure chance était là. Je fonçai, traversant la petite cours en diagonale. Surprise par tant d'audace de la part de sa victime, la cour fut un instant décontenancée. Mais alors que je n'étais qu'à mi chemin, une vague de pavés fonçait déjà de nouveau vers moi. Ça allait se jouer à très peu ! Je sautai en avant tandis que le sol s'ouvrait sous mes pieds, laissant apparaître une rangée terrifiante d'énormes dents de granit. Le choc de la pierre contre la pierre résonna à mes oreilles tandis que l'arrière-cour se lança à ma poursuite, labourant le sol à son passage. L'entrée du magasin n'était plus qu'à quelques mètres à présent, quand le piège se referma sur moi.
                        Le magasin bougea à nouveau, tournant sur lui même. Je vis la porte vitrée passer devant moi et disparaître dans la rue adjacente, qui se retrouva aussitôt bloquée par un autre bâtiment qui vint s'écraser contre la boutique en faisant trembler le sol. Ma seule issue venait de m'être enlevée et derrière moi, le grondement des pavés se faisait de plus en plus fort. Sans réfléchir, je me précipitai vers la ruelle restée ouverte sur ma droite, longeant le magasin de modèles réduits. Le sol était défoncé comme après d'importants travaux. De la terre dépassaient des morceaux de canalisations tordus et des plaques de ciment qui ralentissaient ma progression. Mais c'était également difficile pour l'arrière-cour, qui devait se faufiler dans un espace plus étroit qu'elle. Les pavés s'agençaient à toute vitesse sur le sol derrière moi tandis que je courais droit devant. Évidemment, au bout de la ruelle je débouchai sur une nouvelle arrière-cour. Elle était occupée à dévorer toute une famille, le chien compris, qu'elle avait réussi à déloger de chez elle. Cela me laissa un instant de répit pour analyser la situation. Aucun commerce ne donnait sur la cour. Mais il y avait deux entrées principales d'immeubles et une porte de service. Il fallait que je tente ma chance avant d'être cerné, avec le risque que les bâtiment se retournent à nouveau. Je choisis alors de longer les murs des bâtiments pour foncer vers l'une des portes. L'arrière-cour qui me poursuivait déboucha derrière moi, tandis qu'au même moment, la cour dans laquelle je me trouvais détecta ma présence et se retourna vers moi. J'accélérai, tandis que tout autour de moi les bâtiments tournaient sur eux-mêmes, soulevant d'immenses nuages de poussière. Mais j'avais repéré un autre échappatoire que les cours ignoraient. L'une des fenêtres du premier étage de l'édifice à coté de moi était restée ouverte, et dans sa rotation, le bâtiment semblait me présenter cette fenêtre comme une unique occasion de salut. Je bondis le plus haut que je pouvais, et en prenant appui sur le rebord de la fenêtre du rez-de-chaussée, je propulsai mon corps vers le haut. En dessous de moi, les deux arrière-cours s'étaient rejointes et claquaient leurs énormes mâchoires de pierres dans ma direction. Mes doigts attrapèrent la traverse basse de la fenêtre ouverte. Faisant fi du fracas terrible qui m'entourait, je commençai alors à me hisser. En dessous, je pouvais entendre les arrière-cours fulminer.
                           Et alors que je pensais vraiment m'être tiré d'affaire, je découvris avec stupéfaction l'ignoble complot fomenté par les fenêtres. Des dents de verre, tranchantes comme des rasoirs se plantèrent dans mes mains, sectionnant avec une précision diabolique l'ensemble de mes doigts et me faisant tomber à la renverse. La dernière chose que je vis furent deux énormes pierres de taille se cogner contre mon crâne et broyer ma tête.


Mort.

dimanche 23 février 2014

L’Enfance des comptes [Diane]



LEnfance des comptes
PETIT Conte pour enfants et adultes

            Il était une fois l’enfant qui jouait au bord de la plage, matin, midi et soir. Il ramassait des galets les matinées brumeuses, des coquillages les après-midis pluvieuses, et du sable étincelant sous la lumière des pleines lunes quotidiennes. Il vivait dans une grotte, dans le sein de la falaise. Lorsque le ciel virait au jaune, et que la pluie tournait à cette couleur, il se réfugiait rapidement, car il savait d’expérience que la pluie jaune brûlait la peau, plus vite et plus fort que tout le sel de l’océan ne pouvait le faire avec le vent et le contact prolongé avec l’eau. Les cicatrices sur sa nuque et ses joues étaient là pour en témoigner. Parfois, ces cicatrices devenaient sensibles, et cela faisait pleurer l’enfant, seul dans sa grotte humide et sombre, avec pour seule compagnie un plafond parsemé de pierres étincelantes, qui tentaient de copier la nature et le visage même du ciel nocturne.
           
            L’enfant regardait pendant des heures les fausses étoiles, parce qu’elles étaient irrésistibles, qu’elles attiraient toute son attention et qu’il n’y avait qu’elles.
           
            Pour occuper ses journées, l’enfant dessinait des hippocampes géants dans le sable de la plage. Pour ce faire, il utilisait un bâton avec une pierre taillée au bout, étincelante comme l’intérieur de sa grotte. La pierre était attachée au bout de bois avec du cartilage de poisson tressé. Comme l’on peut s’en douter, il n’avait pas de mots pour décrire les hippocampes, lui. Ces traits, ces courbes et ces formes dans le sable étaient décorés de coquillages et de galets. Ses œuvres se terminaient lorsqu’il montait sur la falaise, pour les voir de haut, dans un ensemble, chose qu’il ne pouvait faire sur place. Avec son bâton toujours à la main, comme un marcheur soucieux de son point d’appui. En hauteur, ce qu’il voyait tout en bas le faisait sourire. Ces sillons maladroits mais ingénieux lui donnaient une sensation étrange de satisfaction. C’était un sentiment de contentement, car chaque soir, les vagues montaient, effaçaient jusqu’au dernier trait, et cela lui donnait l’envie de pleurer. Alors il recommençait chaque jour à dessiner dans le sable avec le bout de son bâton, et le lendemain aussi, et le surlendemain aussi. Et les vagues recommençaient toujours à monter, et à tout effacer, pour laisser de nouveau, une surface lisse, sans aucune marque. Et l’envie de pleurer, au fur et à mesure, ne devenait qu’un lointain souvenir, dépassée par l’envie de recommencer mieux, plus grand, et plus fort.
            Chaque matin, l’océan, dans sa grande générosité, donnait avec l’attention d’un père, un panier rempli de poisson frais posé devant l’entrée de la grotte qui servait de maison à l’enfant. Il remerciait ce père d’un grand cri vers le large, car chaque panier lui permettait de subsister pendant deux semaines.
            Il allumait un feu et grillait les poissons morts entre deux feuilles récupérées dans la forêt tout en haut de la falaise. Parfois, il ajoutait quelques champignons, ou quelques insectes à la carapace noire qui croustillait sous la dent. L’enfant aimait particulièrement le goût de viande qui se libérait alors du jus qui en jaillissait. Avant de cuire ces insectes, il prenait soin d’arracher une à une leurs petites pattes.

lundi 17 février 2014

Le rapport du veilleur [Vinze]




Tout le monde attend mon rapport. Le Rapport. Pas celui avec une minuscule que je rends tous les soirs. Non, celui avec une majuscule qui sera mon dernier.
Toute la population de la planète attend le Rapport depuis des générations. Le mien ou celui d’un de mes collègues. Je ne suis pas le seul veilleur de jour. Mais dans mes rêves c’est toujours moi qui rédige le dernier, le Dernier, lui aussi avec une majuscule. Et ensuite je pourrai mourir tranquillement, jeune comme tous les veilleurs qui se sont succédé depuis des générations, depuis que l’homme a mis le pied sur la planète, quittant un berceau mourant pour un nouveau foyer mortel.

Le Nouvel Espoir est arrivée en orbite de la planète il y a plusieurs siècles. À l’époque son nom n’était pas ironique et le vaisseau spatial n’avait pas encore hérité du sobriquet d’Espoir Déçu. Les survivants de l’humanité cherchaient une planète de type tellurique, dans la zone d’habitabilité de son étoile. Ils l’avaient trouvée. Ils espéraient qu’ils pourraient s’installer à sa surface pour vivre... on ne gagne pas à tous les coups.
Le soleil était trop puissant, l’atmosphère trop ténue. Les raisons étaient nombreuses mais la conséquence était unique : les radiations à la surface étaient trop fortes et mortelles en cas d’exposition prolongée. L’installation d’une colonie comme initialement envisagée était donc exclue.
Dans un premier temps l’humanité était retournée à son sommeil cryogénique, ils avaient déjà dormi quelques siècles, ils en ajouteraient quelques-uns supplémentaires. Presque cinq cents ans en tout. Mais les réserves d’énergie du vaisseau resté en orbite n’étaient pas inépuisables, et hommes et femmes durent s’éveiller une seconde fois. C’est de là que vient l’expression de « second éveil » pour les lendemains de fête, désabusé, la tête douloureuse et les jambes lourdes.
L’espoir était revenu. Les scientifiques avaient analysé les relevés que leur dortoir orbital avait enregistrés au cours des siècles passés. Le soleil mourait et tout le monde s’en réjouissait ; en vieillard à l’aube de sa vie, sa vigueur déclinait. Et l’humanité ne mourrait pas. La surface lui était encore inaccessible pour plusieurs siècles, mais ils pouvaient creuser, mettre des dizaines de mètres de terre, de roche et de métal entre leur future cité et l’extérieur inhospitalier. Trogloville naquit au cœur d’une montagne, des débris récupérés de l’Espoir Déçu qui n’était plus d’aucune utilité à ses habitants.

Les scientifiques l’ont prédit : le soleil meurt lentement, le jour où la surface sera viable arrivera et durera quelques millénaires. Mais l’humanité doit se terrer sous des kilomètres de roche en attendant ce jour. Une immense station d’observation a été créée en surface, chargée de surveiller les champs de panneaux solaires alimentant la cité, les forêts transgéniques plantées pour augmenter l’oxygène de l’atmosphère et la couche d’ozone, mais surtout pour tous les capteurs indiquant le niveau d’habitabilité de la surface.
Mais nous n’avions pas le matériel adéquat ni l’expertise pour automatiser la surveillance. Le corps des veilleurs de jour a donc été créé dans ce but : garder la station, régler les appareils et relever les données. Quand les techniciens viennent intervenir sur les installations pour réparer, ils ont des combinaisons anti-radiation. Les précurseurs ont pensé que les veilleurs pourraient en faire de même. Les combinaisons se sont vite révélées un inconvénient insurmontable, handicapant pour le travail, limité en eau et en oxygène et surtout rapidement transformé en étuve ; les tours de surveillance nécessitant plusieurs heures, les malaises étaient monnaie courante. Les combinaisons furent abandonnées avec la santé des veilleurs.
À travailler des heures à la surface, on meurt tôt, souvent après une maladie douloureuse ; et on devient rapidement stérile. Pourtant les volontaires ne manquent pas, il y a même trop de candidats pour ce long suicide. Des psychologues étudient le phénomène et rivalisent de théorie sur le rôle expiatoire du sacrifice. Peut-être ont-ils raison. Ou peut-être sont-ils à côté de la plaque. Peut-être que chacun d’entre nous a une raison différente qui n’a rien de culturelle. Je pense que j’étais juste un peu claustrophobe et je ne regrette pas d’avoir troqué des années de vie contre des journées à l’air libre.

Maintenant nous rêvons tous du Rapport, écrit de notre main. Je doute que ça hantait les pensées des précurseurs il y a quelques siècles, mais maintenant que les aiguilles semblent sur le point de quitter la zone rouge, l’instant semble de plus en plus imminent : tout à l’heure, demain ou dans deux mois. En tout cas les projections scientifiques le prévoient pour l’année, sans autre possibilité de précisions.
En débutant il y a dix ans je ne pensais pas connaître ce moment historique de mon vivant. Le rêver oui, mais pas le penser. Désormais ce rêve est réalité, alors le Rapport est devenu le nouveau rêve de tous les veilleurs : devenir ce héros dont on cite le nom dans tous les manuels d’histoire, à qui on dédie poèmes et odes, à la gloire de qui on érige des statues – pas les statues millénaires de la cité, une statue qui connaîtra l’érosion du vent et les déformations du temps nécessaires à la formation d’une légende.
Je pourrai le vivre. Pas en pleine forme, à une trentaine d’année mon organisme commence à connaître des ratés et je ne verrai sûrement pas mes quarante ans. Les premiers mouraient après seulement cinq années de service et peu étaient ceux à avoir atteint l’âge que j’ai. Les choses vont de mieux en mieux.
J’essuie mon front avec mon mouchoir puis étouffe une quinte de toux dedans et le macule de mucus rougeâtre. Ils pourront écrire ça dans leurs hymnes : « Il a donné sa sueur et son sang à l’humanité ». Il est probable qu’ils écrivent ça à propos d’un autre et que je tombe dans l’oubli mais l’espoir fait vivre, paraît-il.

Pendant que les autres vivent à un rythme artificiel sous des lumières qui le sont tout autant, ma vie est dictée par le soleil, à un rythme naturel sous une lumière qui l’est tout autant. Je vivrai deux fois moins longtemps que la plupart d’entre eux, mais chaque minute me semble plus intense que chacune de leurs heures, quelle que puisse être la douleur physique.
Je suis un veilleur de jour, je ne suis pas un sacrifié, je suis un privilégié. Et un jour si la chance est avec moi je serai Le Veilleur de Jour, celui avec une majuscule, pas l’anonyme avec minuscule que je suis encore.

Il faut que je surmonte cet état permanent de second éveil et survive encore un peu...

lundi 3 février 2014

L'Hiver de demain [Lila Vampire]


Je suis allongée dans l’escalier. Mon tortionnaire m’a injecté du curare. Je ne peux plus bouger.
Il m’a déshabillée. Il m’a palpée. Il ne m’a pas violée. Il m’a juste fait enfiler des sous-vêtements affriolants. Puis il m’a maquillé, avec soin, comme un professionnel. Ça se voyait qu’il avait l’habitude. Ses doigts tièdes et doux passaient sur mon visage. Ensuite il m’a couchée dans l’escalier, a plié mes membres, écarté les bras, jusqu’à ce que j’adopte exactement la position qu’il souhaitait. Le rebord des marches rentrant dans le dos. Les paumes en l’air, les yeux tournés vers le ciel. Sauf qu’il n’y avait pas de ciel : juste l’étendue neutre du plafond. Un plafond avec un énorme trou dedans.
Mon patron a tourné autour de moi, songeur. Il s’est penché sur moi, a fait basculer un peu la tête sur le côté, a écarté les lèvres pour me faire prendre une moue. 
Je suis consentante. Cet homme me paie beaucoup d’argent pour devenir son objet.
La première fois que je suis venue dans cette gigantesque maison, pour l’entretien d’embauche, j’ai été très effrayée. La décoration était très dense, surchargée : des rideaux lourds, des tableaux assombris, des lustres clinquants, des portes partout. Et surgissant au milieu de tout cela, il y avait des femmes, en sous-vêtements, partout, dans chacune des pièces, le regard fixe, extatique. Elles ne cillaient pas : elles se contentaient de regarder droit devant, comme des mannequins de cire. Pas de mouvement, pas de circulation, pas de respiration, ou presque. M.Germann (c’est le nom de mon patron) m’avait dit :
-          Ne vous inquiétez pas, elles ne sont pas mortes. Elles sont en animation suspendue. Je leur administre une drogue qui les paralyse. Ensuite, je les pare, je les pouponne, et je les installe. Elles sont ma plus belle décoration.  Je les aime. Mais rassurez-vous, mademoiselle » me lance-t-il par-dessus son goître et ses lunettes fumées, « Je ne vous toucherai pas. Vous ne serez que pure ornementation. »
Je m’en foutais. Mon corps, je le maltraite tellement. C’est ma vie, depuis l’adolescence. Je me fais vomir quotidiennement. Je mange à peine. Je me plante des aiguilles dans les bras. Je quitte mon enveloppe, peu à peu, petit à petit, tous les jours. Il ne reste de moi que ce cocon de peau, désirable, chaud, pulsant. Que je dois tuer comme j’étoufferai un poussin dans ma paume.
Alors j’ai accepté la proposition de M.Germann. Je suis d’accord pour devenir sa poupée vivante. J’ai signé le contrat avec fermeté. Je savais déjà que le soir même, j’allais me soûler à en mourir.
***
Je survis cependant, et le lendemain, apesantie d’une terrible gueule de bois, je me suis présentée devant la grande maison de M.Germann. C’est une gentilhommière au milieu d’un parc. Mon patron a les moyens. Il me guide. L’intérieur de la bâtisse est un dédale. J’arrive dans une petite salle, un peu à part. Un matériel d’injection est placé sur un guéridon.
Avec un goût de mort dans la bouche, j’accueille la piqûre. M.Germann ne tremble pas. Le liquide s’infuse dans mes veines. Je me sens devenir de bois, je pars loin, déjà très loin.
***
Je suis allongée dans cet escalier depuis des jours. Jour/nuit, alternance. Je ne sens plus le rebord des marches. Je contemple le plafond. Et dans le plafond, il y a un énorme trou. Comme s’il y avait eu un tremblement de terre. Je peux donc voir le ciel. Parfois plus blanc que le mur, parfois froissé de nuages, parfois dense et gris, comme du béton.
J’attends. J’espère.
De temps en temps, le collectionneur vient me voir. Il sourit. Parfois il passe le dos de sa main sur ma jambe. Contact salvateur, doux, pénétrant, comme une crise de larmes. Je suis jalouse des autres, je sais qu’il les admire tout autant que moi. Mais quand il vient, j’oublie tout. Son regard incandescent me fait grésiller les cheveux, chavirer le nombril.
Il me nourrit, aussi. Perfusion. Il attend patiemment que la poche se vide. Il est accroupi. Il me gratte la nuque.
Lors de la signature du contrat, il m’avait dit :
-          On ne sait pas combien de temps dure la drogue. Cela dépend des métabolismes. Certaines poupées se réveillent plus vite que d’autres. C’est totalement imprévisible. Il est possible que le réveil tienne à la volonte de bouger, de revenir à la surface, de reprendre possession du corps. Il faut résister, donc, mademoiselle. Refusez de vouloir bouger. Refusez en bloc. Soyez glace, ivoire, froide pierre. Pas de mouvement du coeur. N’oubliez pas que je vous paie au forfait, à la journée.  
-          Oui. »

Maintenant, je m’en fous de l’argent. Je veux être la seule pour M.Germann. Il me donne à manger, il me caresse, il me regarde. Il me réchauffe.

***
Trois jours que l’homme n’est pas venu. Il m’a oublié. J’ai faim. Je ne sais pas s’il a volontairement décidé de me laisser mourir de faim. Ou s’il en aime une autre, une femme fatale à la robe rouge prise dans les plis des rideaux de la bibliothèque. Peut-être qu’il est mort. Ou peut-être qu’il s’est injecté lui-même son produit, et est devenu statue à son tour, pour être comme nous, nous aimer de manière encore plus forte, plus intense, partager nos lents battements de cœur, notre vigilance, veille prolongée, grands yeux de mortes ouvertes sur le monde.
Je ne sais pas. J’ai faim. J’ai horriblement soif. Peu importe. Je ne veux même pas bouger. Je puise ma force dans les merveilleux souvenirs que nous avons partagé. Son haleine sur les pores de ma peau. Son doigt qui entre dans ma bouche pour rectifier l’écartement des lèvres. Ses ongles sur mon cuir chevelu. Sa main douce qui touche ma veine et qui plante le cathéter. Son regard, bleu noyé, humide et bouleversé. Je suis sa chose. Il voit mon âme. Il traverse la barrière de la chair. Il contemple mon moi véritable : ange crucifié, ensanglanté, perdu dans les ténèbres. Il sait tout. Et il tourne les talons.
Des larmes me coulent jusque dans l’oreille. Je scrute. Le plafond me regarde à travers son oeil. Le ciel d’hiver dérive lentement, infiniment lentement. Je suis toute seule. Echouée.
Sur ma peau marbrée par la chair de poule, un flocon tombe. Des petites piqûres de froid sur mon visage. Il neige. Il neige à travers le plafond. Je me sens partir, les bras écartés, la même moue vide, rêveuse, le rouge à lèvres criard devenue framboise écrasée sur ma bouche. Je rentre dans un immense abîme de froid.
M.Germann... Sublimement immobile. Là.


Au-delà de la mort, à travers le passage du toit, comme une grande langue de feu de givre, l’hiver de demain m’attend.