Et
qu'est-ce qu'on fait avec les arrières-cours ?
C'était
Albert qui avait pris la parole. Tout le monde était embarrassé.
Effectivement les arrière-cours c'était le problème. Depuis
quelques mois elles avaient coordonné leurs actions. La presse ne
parlait plus que de ça. Et c'était à nous de résoudre le
problème, forcément. Le prof ne répondait rien. Lui aussi était
gêné. Il n'avait pas de solution.
La
sonnerie retentit, mettant fin au malaise. « Ah, fit le prof,
visiblement soulagé, c'est l'heure ». Tous les membres du cours du
soir se levèrent et rangèrent leur affaires.
Dehors,
justement, deux arrière-cours se disputaient le corps d'une femme.
Elles avaient pris leur forme d'attaque. L'une des créatures avait
réussi à attraper un pan de jupe entre ses pavés, et tirait
dessus. L'autre était déjà en train de broyer goulûment un bras.
Écartelée entre ces Charybde et Scylla de granit, la femme tentait
de se dégager tout en empêchant sa jupe et son honneur de lui être
arrachés. La pauvre victime criait mais personne ne pouvait rien
faire. Des badauds regardaient le spectacle d'un air navré. L'un
d'eux vit que nous nous étions arrêtés devant la scène.
Qu'est-ce
que vous attendez pour faire quelque chose ?!
Nous
ne pouvions rien répondre à l'accusation, nous avions déjà tout
essayé mais rien ne semblait freiner l'incroyable voracité du sol.
Et
soudain, tout se précipita. La jupe craqua d'un coup et la femme fut
avalée à moitié. Ne restait plus qu'une paire de jambes nues qui
dépassaient du sol. L'arrière-cour qui avait réussi à n'avoir que
la jupe tenta sa chance et bondit pour attraper ce qu'il restait de
la victime. Mais l'autre n'eut qu'à ouvrir les pavés pour finir son
repas.
J'ouvris
mon parapluie et tournai les talons, je n'avais que trop vu ce qui
allait se passer ensuite. Des gouttes de sang tombèrent en une pluie
fine derrière moi tandis que je prenais le chemin de mon
appartement.
Pour
rentrer chez moi je longeais à chaque fois le boulevard Renan le
plus longtemps possible, même si cela faisait un détour. Passer par
les petites rues était toujours plus risqué. Je m'étais arrêté
devant une vitrine de modèles réduits, regardant avec envie les
petites pelles mécaniques éventrer le sol de carton, quand
l'immeuble à coté de moi se déplaça soudain. Dans toute l'avenue,
les édifices bougeaient. Le grand bâtiment du Crédit Agricole en
face de moi faillit m'écraser en fonçant vers le milieu de la rue.
La boutique de modèles réduits se déroba soudain, reculant d'une
dizaine de mètres tandis que le magasin de vêtements attenant
s'écarta d'elle pour créer une nouvelle rue. Dans toute la ville
les bâtiments se déplaçaient, raclant le sol dans un bruit
infernal et s'arrachant de leurs voisins en projetant des shrapnels
de pierre sur les habitants terrifiés. Je compris soudain ce qui se
passait en voyant la petite cour qui s'était formée devant moi.
C'était un coup de force des arrière-cours, elles avaient remodelé
toute l’architecture de la ville pour en faire un inextricable
labyrinthe d'impasses. Coincée dans le repaire des arrières cours,
la population n'avait plus aucune chance.
Devant
moi, le sol se mit à bouger. Les pavés glissaient. C'était une
attaque et j'étais la proie ! J'avais appris que ma seule chance de
survie était de me réfugier à l'intérieur d'un bâtiment dans les
étages. J'évaluai rapidement mes chances. Derrière moi, le Crédit
Agricole ; la porte était un sas sécurisé qui mettrait plusieurs
minutes à s'ouvrir, si la banque était encore ouverte à cette
heure-ci. Le magasin de modèles réduits était ouvert par contre,
mais c'était une petite boutique de plain-pied, vulnérable à une
attaque. Restait deux immeubles d'habitations, auxquels il me
faudrait sonner chez un inconnu et attendre que l'on m'ouvre, et le
magasin de vêtements, réparti sur deux étages. Ma meilleure chance
était là. Je fonçai, traversant la petite cours en diagonale.
Surprise par tant d'audace de la part de sa victime, la cour fut un
instant décontenancée. Mais alors que je n'étais qu'à mi chemin,
une vague de pavés fonçait déjà de nouveau vers moi. Ça allait
se jouer à très peu ! Je sautai en avant tandis que le sol
s'ouvrait sous mes pieds, laissant apparaître une rangée
terrifiante d'énormes dents de granit. Le choc de la pierre contre
la pierre résonna à mes oreilles tandis que l'arrière-cour se
lança à ma poursuite, labourant le sol à son passage. L'entrée du
magasin n'était plus qu'à quelques mètres à présent, quand le
piège se referma sur moi.
Le
magasin bougea à nouveau, tournant sur lui même. Je vis la porte
vitrée passer devant moi et disparaître dans la rue adjacente, qui
se retrouva aussitôt bloquée par un autre bâtiment qui vint
s'écraser contre la boutique en faisant trembler le sol. Ma seule
issue venait de m'être enlevée et derrière moi, le grondement des
pavés se faisait de plus en plus fort. Sans réfléchir, je me
précipitai vers la ruelle restée ouverte sur ma droite, longeant le
magasin de modèles réduits. Le sol était défoncé comme après
d'importants travaux. De la terre dépassaient des morceaux de
canalisations tordus et des plaques de ciment qui ralentissaient ma
progression. Mais c'était également difficile pour l'arrière-cour,
qui devait se faufiler dans un espace plus étroit qu'elle. Les pavés
s'agençaient à toute vitesse sur le sol derrière moi tandis que je
courais droit devant. Évidemment, au bout de la ruelle je débouchai
sur une nouvelle arrière-cour. Elle était occupée à dévorer
toute une famille, le chien compris, qu'elle avait réussi à déloger
de chez elle. Cela me laissa un instant de répit pour analyser la
situation. Aucun commerce ne donnait sur la cour. Mais il y avait
deux entrées principales d'immeubles et une porte de service. Il
fallait que je tente ma chance avant d'être cerné, avec le risque
que les bâtiment se retournent à nouveau. Je choisis alors de
longer les murs des bâtiments pour foncer vers l'une des portes.
L'arrière-cour qui me poursuivait déboucha derrière moi, tandis
qu'au même moment, la cour dans laquelle je me trouvais détecta ma
présence et se retourna vers moi. J'accélérai, tandis que tout
autour de moi les bâtiments tournaient sur eux-mêmes, soulevant
d'immenses nuages de poussière. Mais j'avais repéré un autre
échappatoire que les cours ignoraient. L'une des fenêtres du
premier étage de l'édifice à coté de moi était restée ouverte,
et dans sa rotation, le bâtiment semblait me présenter cette
fenêtre comme une unique occasion de salut. Je bondis le plus haut
que je pouvais, et en prenant appui sur le rebord de la fenêtre du
rez-de-chaussée, je propulsai mon corps vers le haut. En dessous de
moi, les deux arrière-cours s'étaient rejointes et claquaient leurs
énormes mâchoires de pierres dans ma direction. Mes doigts
attrapèrent la traverse basse de la fenêtre ouverte. Faisant fi du
fracas terrible qui m'entourait, je commençai alors à me hisser. En
dessous, je pouvais entendre les arrière-cours fulminer.
Et
alors que je pensais vraiment m'être tiré d'affaire, je découvris
avec stupéfaction l'ignoble complot fomenté par les fenêtres. Des
dents de verre, tranchantes comme des rasoirs se plantèrent dans mes
mains, sectionnant avec une précision diabolique l'ensemble de mes
doigts et me faisant tomber à la renverse. La dernière chose que je
vis furent deux énormes pierres de taille se cogner contre mon crâne
et broyer ma tête.
Mort.
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