Frank était déjà réveillé depuis un moment déjà mais refusait d'ouvrir les
paupières, cherchant en vain a trouver un peu de repos. Comme la sonnerie du
réveil ne voulait pas s'arrêter, il soupira profondément, levant les mains, et
les collant à son visage comme si le fait de se cacher pouvait faire
disparaitre le reste du monde. Ses mains étaient encore froide, et comme il
respira, il pu sentir qu'elles avaient encore cette odeur, le gout métallique
du sang. Cette odeur le calmait, l'apaisait. Il soupira et tendit la main pour
tenter d'éteindre cette sonnerie infernale émise par ce réveil dont il ignorait
le fonctionnement.
Combien de fois, dans une situation similaire, avait-il été tenté de
fracasser l'infernal appareil ? Finalement, il y parvint et se redressa dans le
lit en maugréant.
Sur la table de nuit, près du réveil, il y avait sa tablette électronique,
sur laquelle était inscrit ses instructions pour la semaine. Il n'avait
toujours pas eu le courage d'y jeter un oeil. Il alla jusqu'à la salle de bain,
se passer de l'eau sur le visage en évitant de croiser son reflet dans le
miroir. Il devrait quitter les lieux bien vite, et peut être ne jamais y
revenir. Il n'arrivait pas a comprendre tous ces gens qui se jetaient
surexcités sur leurs tablettes dès que les instructions tombaient, avec
excitation et curiosité, comparant ce qu'ils avaient avec ceux autour d'eux.
Lui retardait toujours de plus en plus tard le moment de les regarder, ne les
ouvrant qu'avec réticence. Ce petit jeu ne l'amusait plus depuis
longtemps.
Ce système établi depuis longtemps maintenant était censé établir une
société où tous seraient vraiment égaux, une société utopique où chacun
s'enrichirait d'expérience et de savoir différent constamment. Chaque semaine,
un grand ordinateur d'état redistribuait les métiers et les situations sociales
aléatoirement. Pour tout le monde.
Une semaine vous étiez président, la suivante éboueur. Une semaine vous
étiez paysan, la suivante facteur. Les titres et les grades ne tenaient que
pour une semaine, pas le temps de vous laisser devenir un tyran ni de faire de
gros dégâts. Chacun était guidé, outre par ses instructions en réseaux, par des
machines et des robots qui nous assistaient et nous montraient quoi
faire.
Dans ce monde, personne n'avait le monopole de rien, pas plus que personne
ne possédait vraiment rien.
Frank passa la main sur son front et caressa son crâne rasé où ses cheveux
commençaient a repousser. Il devrait raser ça. Il était seul ce jour là.
Certaines semaines, il devait dormir dans des dortoirs, mais surtout, le
système empêchait de facto d'avoir des relations autres que temporaires. Frank
soupira en se souvenant de Stéphanie, sa plus longue relation. Ils n'étaient
jamais vraiment tombés amoureux l'un de l'autre mais avaient souvent partagés
la salle de bain. C'était le meilleur des arrangements possibles, une relation
simple, amicale et charnelle, sans engagement, au gré de leurs affectations, et
dès que la loterie les avaient affectés l'un et l'autre a des lieux de travail trop
éloignés, ils s'étaient séparés sans remord ni regret. Il était même surpris de
penser a elle. Elle n'était même pas belle. Mais sa compagnie lui
manquait.
Il était impossible de bâtir un foyer désormais. De se marier.
Avec le travail, chaque semaine, on se voyait également octroyé un autre
domicile à chaque fois. Une chambre, un appartement, une maison, une caravane,
cela variait tellement. Tout était tour a tour a tout le monde, mais plus rien
n'était a personne.
Même la famille et les enfants. En effet, les enfants également étaient
élevés chaque semaine par des parents différents, assignés de manière
aléatoire, même quand ils n'aimaient pas les enfants et ne voulaient pas être
parents.
Frank détestait ça.
Comme beaucoup de gens, Frank se demandait qui étaient ses vrais parents,
les biologiques. Ou si ils avaient seulement existé.
Des rumeurs parlent de bientôt rendre les noms mêmes des individus
aléatoires, effaçant la moindre trace d'identité.
Frank se passa de l'eau sur le visage, puis se fixa dans le miroir face à
lui. Si on leur leur en donnait les moyens techniques, il ne doutait pas qu'on
changerait aussi de corps et de visage, afin d'être tour a tour homme ou femme,
jeune ou vieux, beau ou laid, en forme ou…Faible. Frank se demanda alors depuis
combien de temps il n'avait pas vu une personne handicapée. Ou vieux, ou
malade. Dans un monde où tous étaient censés être égaux et interchangeable,
qu'advenait-il de ceux qui ne pouvait plus être physiquement identiques aux
autres, même assistés par les machines en permanence ? Qu'advenait-il des vieux
? Etaient-ils tous simplement retirés de la vie active ?
Dans ce monde, la vie était comme un parc d'attraction, une sorte de jeu.
C'était comme ça qu'il avait été conçu. Mais tout ça sonnait creux. Comment
trouver sa place dans un monde où on n'en a aucune ? Où l'on est par définition
remplaçable ?
Frank sourit en repensant à la femme qu'il avait tué la veille.
Il ne craignait guère la police, incompétente comme tous les métiers. Il
savait très bien que même dans les prisons les prisonniers ne l'étaient pas en
raison de leurs crimes, mais parce qu'ils avaient été désignés pour l'être,
l'espace d'une semaine.
Tuer était le moyen qu'il avait trouvé de s'accaparer quelqu'un et de le
garder, son triomphe contre cette société. La première fois qu'il l'avait fait,
il ne l'avait pourtant absolument pas prémédité. C'était Alice, il s'en
souvenait. Il était éperdument amoureux d'elle, de cette blonde aux yeux verts
et aux traits fins. Et puis, les résultats de la loterie étaient tombés. Ils
allaient être séparés. Elle, elle trouvait ça bien, en rigolait, adorait le
nouveau métier qu'on lui avait trouvé et semblait ravie à l'idée de découvrir
un endroit qu'elle ne connaissait pas. Lui n'avait pas supporté. Pas question.
Pas question de vivre sans elle. Il avait essayé alors de tout envisager, de
fuir, de vivre comme des hors la loi. Qu'elle se cache et le suive. Il se
sentait déchirait, et elle riait. Elle riait.
Il l'avait alors tué. Frappé, encore et encore, puis étranglé, lui répétant
qu'elle était à lui, à lui, et a personne d'autre, personne d'autre,
jamais.
Ça avait été un vrai merdier. Il avait été terrorisé, paniqué par ce qu'il
avait fait. Et il avait vécu comme en état de choc dans les semaines qui
suivirent, persuadé que la police allait le retrouver et l'identifier. Mais
non. Rien ne s'était passé.
Et il avait ainsi pris peu a peu conscience qu'il était devenu quelqu'un,
vraiment quelqu'un, et juste pas n'importe qui.
Il souriait, satisfait de son oeuvre criminelle. De sa secrète collection
de victimes qui lui donnait de plus en plus l'impression d'exister, d'avoir de
l'importance dans ce monde absurde. Il y puisait de la force. Y déversait toute
sa colère et ses frustrations. Il ne comprenait même plus comment les autres
pouvaient faire sans ça.
Il posa enfin sa main sur la tablette afin que celle-ci puisse lire ses
empreintes, l'identifier et s'allumer pour lui donner sa nouvelle position, sa
nouvelle profession et toutes les infos qui allaient avec.
Il soupira. Livreur de produits d'éléctro-ménager dans un village des
pyrénées. Il allait se tuer le dos avec ça. Avec les informations pratiques,
comme d'habitude, s'adjoignait des suggestions de tempéraments pour rendre le
rôle plus amusant et l'experience plus ludique. Frank ne les lisait jamais
vraiment. C'était facultatif, alors pourquoi s'embêter.
Il ramassa ses affaires, acheva de s'habiller, pris sa tablette et ouvrit
la porte pour sortir enfin de l'appartement.
Là, dans le couloir, une jeune femme nerveuse l'attendait, Carolina.
Sursautant en le voyant sortir de sa chambre, Carolina dégaina et lui tira
dessus.
Frank n'eu même pas le temps de prononcer une syllabe, la balle le frappant
en plein torse, lui coupant le souffle. Il ressentit une violente douleur
aigue, et puis, il sentit ses jambes céder sous son poids, comme si ses muscles
refusaient soudain de fonctionner ou de lui obéir. C'était comme une intense
brulure près de son coeur. Dans tout le reste du corps, il lui semblait perdre
ses sensations, sauf là où la balle était venue se loger en lui.
-Je suis désolée… dit Carolina en se précipitant vers lui. Ça va ? Bon
sang, ça fait peur tout ce sang. C'est bien fait. Oh lala. Tu fais bien
la victime. Moi, je suis sure que je suis nulle en assassin. Bon sang, t'es pas
fait mal en tombant comme ça…? Tu réponds pas ? T'es dans ton rôle, je
comprends, excuse moi. Tu meurs, c'est pour ça. Je me demande si on se
recroisera dans d'autres circonstances un jour, et quel rôle on aura… Qui
sait…? On sortira peut être même ensemble toi et moi...
Cette inconsciente ne réalisait pas qu'elle lui avait vraiment tiré dessus.
Qu'elle l'avait vraiment assassiné. Heureux les imbéciles se dit Frank en
déglutissant douloureusement.
-Oui… Je suis sur qu'on se… recroisera un jour… Mais… Pour l'instant…
Excusez-moi… je vais… Faire le mort… C'est mon rôle… Après tout…
Frank sentit un hochet violent le traverser et il se raidit. Il tenait
enfin un rôle, un titre, qu'il allait pouvoir garder, et que personne ne
pourrait lui enlever.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire