À Henri (21 avril 1936—20 avril 2011)
Ces fleurs, toutes ces fleurs, et les rubans avec des mots, des mots que
je ne distingue qu’à grand peine, que de toute façon, je n’ai pas envie de lire. Toute la famille est là, et puis les
amis, et les amis des amis. Leur mine est défaite, triste, de circonstance.
Les yeux sont rouges d’avoir déjà trop pleuré, mais on sent que les
sanglots se retiennent comme aux bords des lèvres, comme à fleur de cœur, prêts
à revenir au plus petit souvenir, des souvenirs encore vifs ; « imaginez, il y
a une semaine à peine ! ».
L’ambiance est lourde de chagrin et
de regrets. D’incompréhension aussi.
Ils ne parlent pas, ils murmurent,
comme s’ils avaient peur de déranger, peur de réveiller ce corps qui semble dormir
dans son étrange lit de bois laqué noir. Je voudrais leur demander, les
supplier d’arrêter, leur faire comprendre que cela m’est insupportable, quand
bien même prêteraient-ils attention à mes paroles, ils ne pourraient s’en
empêcher.
Ils disent du bien.
Car c’est une tradition, on ne dit
jamais de mal d’un disparu. Eût-il été la pire des ordures, la Mort semble
l’avoir lavé de toutes ses fautes. Tel n’est pas le cas ici ; cet homme n’était
ni pire, ni meilleur que le commun des mortels. Mais
la chose qui est dans ce cercueil n’est plus un homme que dans l’esprit des
personnes qui le pleurent. En vérité, c’est une coquille vide, un véhicule
abandonné en bord de route. Ce qui
repose ici n’est qu’un cadavre ; tout
ce qui a été lui n’a plus d’importance que pour ceux qui restent.
Le prêtre vient d’arriver. Pourquoi est-il là, et surtout pour qui ? Il
ne parlait jamais de ces choses ou alors rarement; mais sait-on jamais, une
absoute, au cas où, ça ne peut pas faire de mal. Tête baissée, les yeux
mi-clos, chacun psalmodie, tous unis par le fervent désir que ces boniments ne soient pas qu’un ramassis de conneries, parce
qu’à ce moment précis, ils ont vraiment envie d’y croire ; ils s’imaginent, là,
dans cette caisse de bois.
Et ils ont peur.
Alors, même les plus sceptiques prient pour son âme, si elle existe. Ils
prient aussi pour eux, pour le voisin qui écoute peut-être, ou par réflexe,
comme ce copain Algérien et musulman qui, après une bruyante crise de nerfs, pleure maintenant en silence. Peut-être est-ce
sa façon à lui de faire montre de respect à celui qui fut son compagnon de
beuverie à défaut d’être vraiment son ami. D’une certaine manière, ses larmes
sont aussi une supplique.
D’une voix laconique, l’homme du Culte débite un bref historique des
faits marquants qui ont jalonné la vie du défunt, cependant que passe en boucle
une unique chanson : « Sixteen tons » ;
leur toute première danse.
Surtout ne pas penser ; oublier le feu, mon Dieu, ce feu qui va le
dévorer !
Et Tennessee Ernie Ford qui reprend
de plus belle sa litanie hypnotique : «
Some…people say a man is made outta mud, a poor man’s made outta muscle and
blood, muscle and blood and skin and blood ; a mind that’s a weak and a back
that’s strong. »
Personne
n’a voulu assister à la crémation ; trop dur, trop terrible, un peu comme s’il
devait mourir une deuxième fois. La salle se vide, la veuve et les enfants, les
amis, et les amis des amis, tous s’en vont. Certains ont soif, d’autres envie
de fumer, de toute façon, il faut attendre.
L’Épouse,
la Mère, reste digne et ses yeux sont secs ; elle ne sait pas pleurer. La souffrance n’en est sans doute que plus horrible.
Je la connais bien ; je sais qu’à l’intérieur de ce corps frêle et fatigué se déroule
une effroyable tempête, un maelström de désespoir infini.
Son corps hurle en silence.
Je ne parviens toujours pas à y croire. Rien de tout ceci n’est vrai, c’est
un mauvais rêve et je vais me réveiller. Puis, ma sœur et mes deux frères
s’approchent et me prennent dans leur bras, nos têtes se touchent et nos larmes
se mêlent ; nos mains se serrent fort, si fort que cela fait mal, mais la
douleur n’est rien, « nous sommes là » me disent-ils, «nous sommes là ».
C’est fini ; on a jeté les cendres au vent et le fin crachin qui
tombe depuis presque une heure a rabattu la fine poussière vers le sol boueux.
La Famille s’en retourne vers une maison qui désormais semble vide. Nous allons
parler, pleurer encore, boire peut-être, pour oublier un peu de notre chagrin.
Plus tard, nous pleurerons encore,
parfois même sourirons-nous, à moins que nous ne riions aux éclats à
l’évocation d’une anecdote cocasse ou d’une blague qu’il aimait raconter.
Demain et les autres jours, et ceux, nombreux, qui suivront seront pénibles,
mais le temps passera, adoucira l’absence sans jamais l’effacer.
Il n’est plus là, il ne sera plus
là, jamais !