Il galopait à toute vitesse. Les branches lui
fouettaient le visage. Mais il continuait, riant presque. Piotr Alexandrov
Kamtchinski était fou de joie. Pour la première fois depuis des mois, il
retournait chez lui, dans sa propriété de Novaïa Mangazeïa, où sa femme et
son jeune fils l’attendaient. Le domaine n’était pas d’accès facile, on ne
pouvait y accéder que par cheval, après un long périple sur des chemins de crête.
Enfin, au fond d’une vallée fluviale, apparut le château, morceau de mécanique
crénelée hérisée de tours, escargot architectural insensé. Le cœur de Piotr
Alexandrov Kamtchinski vibrait comme un frelon du mois d’août, ivre de sirop. Sa
famille l’attendait : sa femme Tatiana et ses yeux de velours vert, opales
ovales, écrins de flammes froides, et Stefan, son fils, aux cheveux blonds
comme des rayons de soleil solidifiés.
Le jour mourrait. Les insectes sortaient. La terre
crachait sa senteur de crépuscule. Le sol respirait doucement, dans une vague
lueur d’ozone. Derrière la tranquillité, l’orage était proche. L’air se
densifiait. Déjà, les premiers éclairs striaient le ciel. Encore quelques
centaines de mètres, et Piotr Alexandrov Kamtchinski pourrait serrer sa chère
Tatiana et son trésor Stefan contre sa poitrine.
Il y avait cette plaine devant le château. La mère
serrait l’épaule du fils. Elle souriait, quoique inquiète des conditions météorologiques.
Son mari, à cheval, fonçait, caracolant, la moustache bougeant comme une limace
épileptique, les yeux écarquillés comme des noisettes impatientes. La tempête
serait là d’une seconde à l’autre, le ciel s’était fait gris, électrique. On
entendait l’air gronder, feuler, chuinter. Les nuages semblaient vouloir se mouvoir
en accéléré. Le petit Stefan sentait son cœur se tendre vers son père trop
longtemps absent, adoré comme un soleil.
Il ne comprit jamais vraiment le dernier geste du
cavalier.
D’un seul coup, Piotr se dressa, vainqueur, les bras
ouverts, comme par anticipation, pour embrasser les êtres qui lui étaient
chers. Et avec une déflagration effroyable, le ciel se fendit, et éjacula une zébrure
d’acier en plein sur la silhouette triomphale. La déflagration fut épouvantable.
Dans un univers de blanc douloureux, ne subsista aux yeux de Stefan et de sa mère
qu’un contour, homme et cheval mêlé, noir et pulsatile, craquelant d’énergie
sombre.
En une microseconde, cavalier, monture, et éclair,
disparurent.
***
J’ai 15 ans. Mon père est mort il y a 5 ans. Il a été
foudroyé net. Il n’en est rien resté. Ni moustache, ni éperon, ni sabot de
cheval. Volatilisé.
Ma mère a vieilli. Comme si mon père avait été un
rempart contre le temps, comme s’il avait empêché la durée de s’inscrire sur le
visage de Tatiana Fedorova Kamtchinski. Maintenant qu’il était parti, les rides
s’étaient creusées. La bouche, auparavant toujours tendue vers le haut, avait découvert
la gravité. Elle était à présent barrée d’un pli amer. Piotr avait été ce fil
qui tenait la commissure des lèvres en apesanteur. Il avait été rompu.
Moi, je grandis sans mon père. Sans lui, sans sa
protection, nous avons des soucis. Nous sommes harcelés par ELEKTROPROM, la
principale compagnie d’électricité russe. Ils veulent à tout prix nous voir
partir. Ils ont un projet de barrage gargantuesque dans le défilé de
Touroukhansk, qu’ils veulent noyer dans un lac de rétention. Nous refusons.
Nous organisons la résistance. Jamais le château de Novaïa Mangazeïa ne sera
englouti par les eaux. Nous mobilisons les paysans, les ouvriers de la région. Nous
faisons des pétitions. Nous dressons des barricades. Nous brûlons des pneus. Nous
précipitons des voitures-bélier contre les baraquements du chantier. Petit à petit,
nous sommes devenus enragés. Nous ne lâcherons rien. Nous ne nous laisserons
pas asphyxier. Nous sommes la Russie, pas comme les misérables technocrates de
Moscou aux ordres du Président et de sa clique d’oligarques.
L’électricité m’a déjà pris mon père, elle ne
prendra pas ma terre.
***
Et un soir, un soir d’orage couvant, ils nous
attaquent. Des sales petits prédateurs aux yeux de vice, aux mains sales,
salissantes, empoignant des battes, des tuyaux, des barres à mine. Ils font
irruption dans notre maison, défonçant la porte, hurlant. Ils démontent la
gueule de Tanya, notre vieille domestique. Elle tombe, le crâne fracassé. Je crie
de rage. Ils viennent nous détruire, de toute l’étendue de leur violence. Ils
viennent violer ma mère, la défigurer, lui casser la mâchoire, la souiller, détruire
son âme.
Je m’interpose. Un coup de villebrequin me frappe la
tempe. Je m’effondre. Le sang me grignote la vue. Je rampe. Je les vois se
jeter sur ma mère, lui arracher ses vêtements. Ils luisent. Ils ont un regard
tordu de drogués, alors qu’ils découvrent sa poitrine. Ils la frappent. Les
volets déchaînés sous l’orage semblent applaudir.
Ma vue se brouille. Et pourtant, il subsiste cette
netteté, ces images sauvages, ces cris, ces déchirements, ces coups répétés.
Dehors, la pluie tombe comme de l’urine. Le temps se cabre, l’air infecte la
terre de son hostilité, les éclairs s’abattent, griffes de l’azur, ils cognent,
encore, et encore, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une mare de sang. Déchirures,
déchirures, dans la trame de l’atmosphère, dans la trame de mon esprit, chaque éclair
me fait reculer plus avant dans le bourbier. Je ne peux pas bouger, aucun son
ne sort de ma bouche, je suis tuméfié, rabaissé, cuisant, la bouche ouverte sur
un cri imprononçable.
Je suis seul. Ils sont partis. Je suis laissé face
au cadavre de Tatiana. La bouche de ma mère égorgée a retrouvé un sourire
hurlard, tendu vers je ne sais quel angle, où mon père aurait pu apparaître.
Et dans un craquement sinistre, la foudre frappe le
château de Novaïa Mangazeïa. Je suis secoué jusque dans mes cellules. Je tente
de regarder vers le plafond. Il est entièrement parcouru de frissons bleutés. Une
boule de flammes électriques vient se concentrer sur notre lustre, énorme et
pesant. Celui-ci cède ; et les dents retroussées sur un hurlement masqué
par le tonnerre, je vois le gigantesque appareillage de cristal et de breloques
se disloquer et s’abattre sur moi.
Tous mes os sont écrasés, un chandelier me traverse
le crâne de part en part. Mes doigts se referment sur mes paumes pour ne plus s’ouvrir.
Mon œil comme une huître morte s’éteint.
***
Combien.
Combien de.
Combien de temps.
Combien de temps passé depuis.
J’ai
mal.
Mais j’entends nettement : Tagadap.
Tagadap. Tagadap-tagadap.
Il y a un cheval dans la nuit. Il y a un cheval qui
avance dans le hall d’entrée. Il marche sur les dalles constellées de sang et
de verre brisé. Il fend son chemin dans l’air vicieux et enfumé. Il passe
devant les fenêtres éventrées, le cadavre recroquevillé de Tanya.
Sur le destrier, il y a un homme. Mon père. Papa. Piotr Alexandrov Kamtchinski.
Je frissonne d’épouvante. Il s’est fondu
dans sa monture. Il n’ y a plus de séparation nette entre la selle et le
fessier. Tout est soudé, uni. Et je sens à présent, comme en écho, le lustre qui hurle en moi. Je veux bouger : je
cliquette. Quelle espèce de structure
suis-je donc devenu ? L’apparition vrille son regard dans le mien et se
met à parler :
-
Stefan...
Mon cœur se déchire à te trouver ainsi...
-
Papa !
-
Ne parle pas. Il ne reste plus beaucoup
de temps. Toi aussi, tu deviens semblable à moi. Unis par le même destin électrique,
soudés par l’éclair. Agglomérés. Moi à
mon cheval, toi à notre lustre ancestral. La foudre m’a rappelé à toi. Vengeons-nous.
ELEKTROPROM ne l’emportera pas. Ils ne nous noieront pas. Ils veulent de l’électricité ?
Soit ! Soyons nous-mêmes électriques. Foudroyons-les, faisons-les griller.
Nous sommes devenu le courant, le flot même. Le grand tonnerre nous a ravis au
monde, nous ravirons au monde le tonnerre. »
Le spectre cesse de parler. Il s’avance lentement
vers ce qui fut ma mère. Le cheval s’agenouille, mon père se plie en deux. Il dépose
un baiser sur les lèvres mortes. Les deux corps en contact sont lardés d’éclairs
vénéneux qui les enrobent avec un craquement de branche morte. La sphère détonne,
l’onde de choc vient jusqu’à moi. Je hurle. Je pénètre dans la terre. Je me
dissous.
***
Nijni-Novgorod.
La centrale électrique d’ELEKTROPROM se dresse dans
la nuit agitée. « On dirait un dinosaure de béton » pense le vieux
Vassili, le gardien de nuit. Il connaît bien cette pensée : chaque soir,
elle surgit, métronomique. C’est devenu un réflexe pavlovien, à force : la
vue de la silhouette massive du bâtiment à la nuit tombée suscite toujours la même
réaction. Vassili ne s’en lasse pas, lui dont la vie n’est qu’une longue
lassitude.
Soudain, un frémissement bleuâtre parcourt les
lignes à haute tension. « Fichu orage en préparation » songe le
vieux. Mais il se trompe.
Tous les sons s’effacent. La lumière bleue devient
intense. La centrale se mue en un entrelacs extraordinaires de zébrures
electriques. La barbe du vieux Vassili se dresse fièrement en l’air, mieux que
l’a jamais fait son misérable pénis assommé à la vodka et aux slips-kangourous
trop serrés. Simultanément, l’intégralité des poils du vieillard se tendent comme
des piquants de hérisson.
« Par Saint Nikolai, mais que se passe-t-il
donc ? » balbutie-t-il. Dans un chleubleublblf
grandiose, un homme s’est matérialisé derrière les barbelés. C’est un
adolescent aux cheveux de tentacules, les pupilles pulsées d’un déchaînement de
stries bleutées, le corps vrombissant comme un bourdon géant. Il est enroulé
dans une longue chaîne pendue de breloques de cristal. Il a un chandelier qui
lui traverse le crâne de part en part.
-
ELEKTROPROM ! »
Sa voix a le claquement de fouet d’un arc électrique.
-
ELEKTROPROM ! Tu voulais de l’électricité ?
Hé bien, régale-toi ! »
Et d’un geste auguste, il darde de ses paumes
ouvertes un raz-de-marée d’éclairs en direction du bâtiment principal.
-
Allez-y mollo, oh ! Mais c’est que
je vais perdre mon boulot, moi ! » glapit le gardien. Il a tellement peur
qu’il a l’impression que son pénis vient se réfugier sous la peau, juste derrière
le nombril. Et pourtant, ses lèvres, comme tirées par l’électricité statique,
se fendent vers le haut.
Indifférente au cri du factotum, la centrale s’ouvre
en multiples fissures. Ses flancs vomissent des centaines de composants, pièces
mécaniques, câbles, containers, le sol tremble, les nuages s’organisent en
spirale dont le centre est une bouche d’azur goulue, le béton, ayant volé en éclats,
est aspiré par les lèvres du ciel, les décharges se tordent d’extase, le
dinosaure de ciment hurle en agonie, en un flash aveuglant, la centrale de
Nijni-Novgorod se désagrège en criant. Le ciel nocturne est totalement dégagé à
présent, y flotte maintenant un vague sourire.
***
L’homme est seul dans son bureau. Il a encore tant
de papiers à valider. Il se pince l’arête du nez, espérant gagner en lucidité.
La fatigue le travaille. Il est épuisé.
Aujourd’hui, il a posé en habits militaires, en
train de trancher avec les dents la carotide d’un tigre sauvage. Du moins, c’est
ce que le montage photoshop est censé faire croire. Demain, il doit effectuer
un récital de saxophone en playback (concert jazz, la barbe), sauter dans
un avion pour faire une démonstration de
judo à Omsk, puis aller sur le terrain apparaître en général conquérant pour
diriger les derniers bombardements sur Grözny.
Un emploi du temps chargé de chef d’état.
Mais soudain la lampe au-dessus se met à cliqueter.
S’il avait eu des cheveux, ils se seraient dressés sur sa tête, mais Vladimir
Poutine est quasiment chauve. La pièce se charge d’électricité statique. Les
commissures des lèvres du Président de la Fédération de Russie se crispent,
comme tendues par un carreau d’arbalète invisible. Et lentement,
insensiblement, elles remontent vers le ciel, jusqu’à former un véritable sourire. Diablerie. Vladimir
Poutine ne sourit jamais.
Chleubleublblf.
IL
EST LÀ. Chandelier au front comme une corne de licorne, pendants de lustres l’enrobant
comme une pièce montée électrique.
- Sais-tu qui je suis ? » qu’il lui
lance à la figure. « Je suis Stefan Alexandrov Kamtchatski, fils de Piotr
Alexandrov Kamthchatski et de Tatiana Federova Kamtchatski, née Mnouchkine.Pour
servir les intérêts d’ELEKTROPROM, tu as fais violer et assassiner ma mère, dévaster
et noyer mon domaine, m’a réduit à cette caricature d’être humain qui se tient
devant toi. L’HOMME-ÉLECTRIQUE... LE SEIGNEUR DU RÉSEAU. Voici ton châtiment. »
Et avant que Vladimir Poutine ait le temps de faire
le moindre geste, l’apparition lui fait griller les chairs avec un éclair de
300.000 volts. Le pauvre petit poulet présidentiel électrocuté se dandine comme
un danseur de jerk, bavant bleu par tous les pores de la peau, fumant comme un
canon de kalachnikov après massacre. Ses yeux fondent, sa mâchoire se disloque,
gneugneugneu, les muscles botoxés
éclatent plic-plof-plef, le zizi présidentiel gonflé aux hormones explose dans
un jet de pastèque verdâtre, les os de Poutine sortent comme mille milliards de
knouts, électricité, électricité, fais-le danser, lèche-lui l’âme de tes
milliards d’ampères, consume la tyrannie, déchiquette, overdose-le, ouvre-lui
le bide au bistouri de tes éclairs, venge, venge, tords, et disperse...
Ce qui fut jadis le plus puissant homme de Russie n’est
plus qu’un squelette de ragondin enflammé et fumeux, couinant et craquant. La
structure s’affaisse en un petit tas d’osselets.
JUSTICE ÉLECTROCUTOIRE.
***
Gaspilleurs du monde entier, faites attention.
Courant le long des réseaux comme une panthère électrique,
l’homme-lustre se déploie. Il repère et foudroie les lampes halogènes, les
appareils en veille, les enseignes de néon. Il fait disjoncter les centrales électriques,
fait ravaler leur purée d’électrons aux grands opérateurs nucléaires. Il rétablit
la justice pour les victimes, les déplacés, les réfugiés des grands projets de
barrages.
Par temps clair, certains l’ont vu galoper sur la crête
des nuages, juché sur une sorte de centaure moustachu, que d’aucuns disent être
son père. Le seigneur électrique chevauche l’éclair, se diffuse dans le sol,
voyage sur les lignes à très haute tension, se loge dans les piles, les
disjoncteurs, les réacteurs. Il est partout à la fois. Il a fait le serment de tout éteindre. Pour le salut de la planète.
Pour se venger.
Alors, mon cher petit ami, propagateur inconscient
du réchauffement planétaire, pauvre petit consommateur urbain de pays développé
qui suce compulsivement son électricité à la sueur des convecteurs, sache que
si un jour tu entends un léger cliquetis,
en tous points semblables à un lustre, tu sauras qu’IL EST LÀ. STEFAN ALEXANDOV
KAMTCHATSKI, l’Homme Bleu, la Décharge Vivante, Monsieur Volt... Plongé dans le
noir, tu n’auras d’autre choix que de sourire du même sourire que Tatiana, sa
malheureuse mère violée : un rictus de démence aux lèvres, poussant un
hurlement silencieux dans l’obscurité...
JUSTICE ÉLECTROCUTOIRE.