samedi 24 octobre 2015

La maison silencieuse [Docteur Benway]

La maison se tenait là, devant lui, le dominant de toute son imposante stature, comme un gardien silencieux, endormi comme tous les gens normaux à cette heure avancée de la nuit. Les volets clos, le lierre qui avait envahi la quasi-totalité de la façade, formant comme un camouflage naturel sous lequel l’immense bâtisse se dissimulait, attendant que quelqu’un la réveille…
L’herbe était si haute désormais que les jardins ressemblaient à des champs en friches, à des jungles dangereuses, dans lesquelles çà et là on pouvait trouver de vieux objets, abandonnés par les anciens occupants ; on pouvait à peine entrevoir la balançoire, contre laquelle reposait encore un vélo abimé, rongé par la rouille.

jeudi 8 octobre 2015

Une renaissance [Yoann]

Mars, Olympus Mons, 18 juin 2259


Monsieur P. M. dormait profondément. Il avait laissé les fenêtres de sa chambre grandes ouvertes, espérant ainsi y faire entrer un peu de la fraicheur nocturne. Voilà maintenant trois semaines que la canicule s’était abattue sur les plaines et plateaux désolés de la planète rouge.
Le Soleil était entré dans un nouveau cycle de turbulences, et la majorité de l’énergie produite par les Centrales Nucléaires Individuelles était redirigée vers les boucliers-écrans protégeant les habitations, écartant la multitude de rayonnements mortels en provenance de l’étoile. Tout cela au détriment des régulateurs atmosphériques qui avaient tendance à surchauffer. Aussi, malgré l’air froid et sec de Mars régnant autour des impalpables champs de force, la température frôlait régulièrement les quarante degrés à l’intérieur des quasi-dômes d’habitations.

Les Rêves Assassins [Nosfé]

Il était debout, tendu, chancelant, tenait la bombe aérosol à bout de bras, face à lui. Bloquant sa respiration, il fit pression sur la fine gâchette de plastique.
La buse du diffuseur cracha son nuage irritant. Les gouttelettes de gaz poivre lui sautèrent au visage.
Il cria, recula d'instinct, jetant au sol la cartouche d'autodéfense. Tout son visage le brûlait, mais le pire était pour ses yeux, comme dévorés par la capsaïcine, plaies béantes arrosées de sel. Il resta de longues minutes à pleurer, renifler, à frotter sa cornée meurtrie. A tenter d'atténuer, d'une manière ou d'une autre, cette douleur qu'il s'était lui-même infligé.
Le moindre battement de paupière ravivait le feu. Il ne pouvait plus cligner des yeux sans que la sensation de brûlure ne revienne. Hors de question alors de les fermer et de se laisser envahir par le sommeil. Hors de question de dormir.
Il avait gagné quelques heures.

mardi 8 septembre 2015

Les funérailles du Père [Southeast Jones]

À Henri (21 avril 1936—20 avril 2011)


 

     Ces fleurs, toutes ces fleurs, et les rubans avec des mots, des mots que je ne distingue qu’à grand peine, que de toute façon, je n’ai pas envie de lire. Toute la famille est là, et puis les amis, et les amis des amis. Leur mine est défaite, triste, de circonstance.
     Les yeux sont rouges d’avoir déjà trop pleuré, mais on sent que les sanglots se retiennent comme aux bords des lèvres, comme à fleur de cœur, prêts à revenir au plus petit souvenir, des souvenirs encore vifs ; « imaginez, il y a une semaine à peine ! ».
L’ambiance est lourde de chagrin et de regrets. D’incompréhension aussi.
     Ils ne parlent pas, ils murmurent, comme s’ils avaient peur de déranger, peur de réveiller ce corps qui semble dormir dans son étrange lit de bois laqué noir. Je voudrais leur demander, les supplier d’arrêter, leur faire comprendre que cela m’est insupportable, quand bien même prêteraient-ils attention à mes paroles, ils ne pourraient s’en empêcher.
Ils disent du bien.
     Car c’est une tradition, on ne dit jamais de mal d’un disparu. Eût-il été la pire des ordures, la Mort semble l’avoir lavé de toutes ses fautes. Tel n’est pas le cas ici ; cet homme n’était ni pire, ni meilleur que le commun des mortels. Mais la chose qui est dans ce cercueil n’est plus un homme que dans l’esprit des personnes qui le pleurent. En vérité, c’est une coquille vide, un véhicule abandonné en bord de route. Ce qui repose ici n’est qu’un cadavre ; tout ce qui a été lui n’a plus d’importance que pour ceux qui restent.
     Le prêtre vient d’arriver. Pourquoi est-il là, et surtout pour qui ? Il ne parlait jamais de ces choses ou alors rarement; mais sait-on jamais, une absoute, au cas où, ça ne peut pas faire de mal. Tête baissée, les yeux mi-clos, chacun psalmodie, tous unis par le fervent désir que ces boniments ne soient pas qu’un ramassis de conneries, parce qu’à ce moment précis, ils ont vraiment envie d’y croire ; ils s’imaginent, là, dans cette caisse de bois.
Et ils ont peur.
     Alors, même les plus sceptiques prient pour son âme, si elle existe. Ils prient aussi pour eux, pour le voisin qui écoute peut-être, ou par réflexe, comme ce copain Algérien et musulman qui, après une bruyante crise de nerfs,  pleure maintenant en silence. Peut-être est-ce sa façon à lui de faire montre de respect à celui qui fut son compagnon de beuverie à défaut d’être vraiment son ami. D’une certaine manière, ses larmes sont aussi une supplique.
     D’une voix laconique, l’homme du Culte débite un bref historique des faits marquants qui ont jalonné la vie du défunt, cependant que passe en boucle une unique chanson : « Sixteen tons » ; leur toute première danse.
     Surtout ne pas penser ; oublier le feu, mon Dieu, ce feu qui va le dévorer !
Et Tennessee Ernie Ford qui reprend de plus belle sa litanie hypnotique : « Some…people say a man is made outta mud, a poor man’s made outta muscle and blood, muscle and blood and skin and blood ; a mind that’s a weak and a back that’s strong. »
     Personne n’a voulu assister à la crémation ; trop dur, trop terrible, un peu comme s’il devait mourir une deuxième fois. La salle se vide, la veuve et les enfants, les amis, et les amis des amis, tous s’en vont. Certains ont soif, d’autres envie de fumer, de toute façon, il faut attendre. 
L’Épouse, la Mère, reste digne et ses yeux sont secs ; elle ne sait pas pleurer.  La souffrance n’en est sans doute que plus horrible. Je la connais bien ; je sais qu’à l’intérieur de ce corps frêle et fatigué se déroule une effroyable tempête, un maelström de désespoir infini.
Son corps hurle en silence.
     Je ne parviens toujours pas à y croire. Rien de tout ceci n’est vrai, c’est un mauvais rêve et je vais me réveiller. Puis, ma sœur et mes deux frères s’approchent et me prennent dans leur bras, nos têtes se touchent et nos larmes se mêlent ; nos mains se serrent fort, si fort que cela fait mal, mais la douleur n’est rien, « nous sommes là » me disent-ils, «nous sommes là ».
     C’est fini ; on a jeté les cendres au vent et le fin crachin qui tombe depuis presque une heure a rabattu la fine poussière vers le sol boueux. La Famille s’en retourne vers une maison qui désormais semble vide. Nous allons parler, pleurer encore, boire peut-être, pour oublier un peu de notre chagrin.
     Plus tard, nous pleurerons encore, parfois même sourirons-nous, à moins que nous ne riions aux éclats à l’évocation d’une anecdote cocasse ou d’une blague qu’il aimait raconter. Demain et les autres jours, et ceux, nombreux, qui suivront seront pénibles, mais le temps passera, adoucira l’absence sans jamais l’effacer.
Il n’est plus là, il ne sera plus là, jamais !

           



dimanche 23 août 2015

DIANA - Pièce satirique en 5 actes [Gallinacé Ardent]

DIANA
Pièce satirique en 5 actes

Un rêve glacé [Dr Benway]

<< Après la stupéfiante révélation que l’actuel président était en réalité un robot, le premier ministre Seth Archer a accepté d’assurer l’intérim en attendant la prochaine élection dans 2 ans ; les autorités soupçonnent la première dame d’avoir remplacé son mari, accidentellement décédé, dans le plus grand secret. Plus d’infor… >>

Même les fenêtres closes, il pouvait entendre distinctement la voix stridente et désincarnée du drone informatif qui sillonnait le quartier, mais il n’y prêta aucune attention, ici-bas ce gros frelon mécanique faisait partie du décor, et toute son attention était retenu par les courbes qui ondulaient devant lui.
Elle dansait, juste pour lui, agitait son corps, ses bras, ses mains, au bout desquelles ses ongles écarlates voltigeaient dans l’air comme des flammèches ; elle l’ensorcelait pendant qu’il restait assis sur le vieux sofa usé et abimé, à contempler le spectacle qu’elle offrait, pour lui seul.
C’était le même rituel chaque semaine, après le lycée,  il se rendait dans ce quartier délabré, amoncellement de hautes tours de briques rouges en ruine avec vue sur la zone industrielle ; un immeuble calme et paisible, avec seulement un môme près de l’entrée qui vendait la dernière drogue à la mode dans les quartiers paumés, un stimulant qui permettait de booster ses synapses pour se brancher directement au Flux : mieux que de regarder la télé, on pouvait la vivre, la sentir couler directement à l’intérieur de vos neurones.
Il grimpait les marches le long de couloirs sombres et sans lumières, direction le sixième étage, un studio exigu à l’odeur d’encens.
C’est dans cet alcôve presque coupé du monde que la transe commençait, elle se déshabillait, gardant ses sous-vêtement sombre sur sa peau pâle, puis elle faisait danser ses membres devant lui, elle l’hypnotisait, le fascinait, il suivait le moindre de ses mouvements…
Elle avait toujours voulu être danseuse, lui avait-elle dit une fois, mais elle n’avait jamais réussi, ils n’avaient jamais voulu d’elle ; elle avait essayé, dans des bars, des cabarets, parfois trop sordide pour elle, mais à chaque tentative, ils lui avaient fait comprendre que ce ne serait pas possible, plus ou moins poliment, plus ou moins violemment. Elle portait encore un bleu sur l’aine, preuve de son dernier essai.
Aujourd’hui, c’était trop tard, à 48 ans elle était trop vieille pour ce genre d’aventure, pour ce genre de rêve… alors il lui avait dit qu’il aimerait la voir, la voir danser, juste pour lui, il serait son public, lui s’en fichait de son âge…et du reste.
Alors elle a commencé.

Forever Sands [Nosfé]



Sables Éternels

(Forever Sands)
by
Avery Fletcher

traduction par Nosfé Reverso.

Il n'y eut d'abord qu'une bourrasque, puis le vent se leva complètement. Et le bleu du ciel le céda à des teintes de safran, avant de disparaître et de se confondre avec les dunes.
Pris dans la tempête de sables, la caravane avançait, à l'aveugle. Les chameaux marchaient, imperturbables, de leur allure hautaine et nonchalante. Les hommes à leurs côtés évoluaient avec difficultés, les visages enfouis sous d'épaisses couches de tissus.
Le temps s'égrenait. La tempête ne s'apaisait pas et, pas après pas, bêtes et caravaniers s'éloignèrent sensiblement de ce qui était leur piste, cette route que normalement, ils suivaient d'instinct.
Le chameau de tête blatéra soudain, et stoppa. A sa suite, les autres l'imitèrent. Un homme se porta à sa hauteur et, parmi les suages de poussière orangés, comprit.
Il sentit le sable se dérober sous ses pieds, céder sous lui, et l'avaler bientôt jusqu'au genou. Le camélidé laissait échapper de nouveaux cris, rauques et pitoyables. Ses pattes avait déjà disparues sous la surface. L'homme appela ses compagnons, prit l'animal à la brides, tenta de l'amener à un sol plus ferme. Mais ceux-ci, comme les autres animaux derrière, s'enfonçaient également, pris dans le même piège.
Il poussa un cri. Une sensation glacée contre son mollet. Il lâcha l'animal qui, se débattant de plus belle, avait maintenant du sable jusqu'à garrot, et il enfonça ses bras dans la pâte mouvante qui l'engloutissait lentement.
La sensation de froid fut plus prégnante encore, et quand il ressortit ses mains, celles-ci étaient couverte d'une boue brune. De la vase, le limon d'un fleuve tout proche, peut-être même là, juste à côté, perdu derrière l'uniforme rideau jaune soulevé par la tempête. Et soudain, une sensation de piqûre, comme un aiguillon de feu parmi la viscosité glacée. Puis une autre, puis des dizaines, sur tout son corps, et des fourmillements, partout, leur succédant.
L'homme était maintenant enfoui jusqu'à la poitrine, tenant dans sa main une corde qui allait se perdre dans le sol. Il entendait les cris de ses compagnons, derrière, sans doute à se battre eux aussi avec ses sables mouvants, les râles des animaux, sentant le danger, mais déjà empêtrer dedans, et incapable de s'en dégager. Le froid de la vase prit le pas sur la chaleur du désert sur sa tête. L'homme dégagea sa bouche, sa poitrine oppressée. Il pris une dernière inspiration, une goulée d'air chaud, chargé de ce sable fin, grains minuscules et intrusifs, et se laissa avaler par le sol.

lundi 17 août 2015

The Zero Game [Diane]

THE ZERO GAME

CIRCUS RAMPAGE

Sur la vidéo de surveillance, Numéro 1, dont le visage était impossible à reconnaître, affichait très clairement son intérêt pour les singes qu’il venait d’abattre froidement sous le chapiteau. Son silencieux à la main, il se penchait sur le premier corps, le dépouillait d’un objet particulier. Et recommençait avec le second. Un par un ils étaient tombés, tétanisés devant son entrée impromptue, théâtrale. Et de belles giclées de sang, jaillissant des corps comme des jets d’eau puissants, arrosèrent le sol où se produisaient les représentations. Ils se sont écroulés comme des marionnettes aux fils violemment sectionnés, avec de la terreur dans leurs grands yeux exorbités, et une brûlure à l’endroit où les balles les avaient traversés. Seulement après avoir regardé sur son portable, Numéro 1 a fait le tour des corps encore chaud, et leur a ôté à chacun leur masque de singe, pour trouver Numéro 16, qui était le troisième abattu, le troisième malchanceux à être tombé, la gorge et la carotide ouverte, laissant le sang se faufiler comme une rivière folle dans son œsophage et sa trachée, remplir ses poumons, ne permettant plus à son cerveau d’être suffisamment irrigué par la même occasion. Numéro 1 fût contraint de lui enlever tout son déguisement de macaque. A l’aide d’une lame qu’il gardait sur lui et qu’il replia rapidement pour la remettre dans la poche intérieure de sa veste. Il trouva un revolver d’un petit calibre dans les sous-vêtements de 16. A force de mener la belle vie, il s’était laissé aller pensa Numéro 1 en souriant. Il trouva le tatouage de sa victime à l’intérieur de sa cuisse droite. Un numéro 16 très petit mais néanmoins bien visible à l’œil nu.
- Et alors vous me dites que vous êtes ? Numéro combien ?
- Je vous l’ai déjà dit Inspecteur G, je suis 42. Regardez bien mon poignet.
            42 montra son poignet droit à l’Inspecteur G, et regarda encore une fois l’écran, le poignet levé, le poing fermé, le coude posé sur la table. Son tatouage, 42 l’avait choisi à cet endroit. Dans des sachets plastiques mis sous scellés, disposés sur la table, les masques de singe portaient encore leurs traces de sang. Mais il avait coagulé, noirci, il était marron foncé. Il n’était plus visuellement aussi choquant que du sang frais sortant d’une blessure. Parfois, le sang sortait très foncé alors que la victime – le numéro – était encore vivante. Cela dépendait des corps, de la biologie de l’individu, de sa santé générale, estimait 42, qui n’était pas médecin.
            - Je ne suis pas médecin, je ne peux pas vous dire. 42 apprécia son reflet dans le moniteur d’un certain âge, lorsque l’image disparut. Il ressemblait à un clochard, sans attaches sociales particulières visibles dans son apparence. Il frémit en pensant à Numéro 1 abattant ces quatre individus dans le cirque. Son intention pure, celle d’un prédateur sur sa proie. Un sang-froid authentiquement démoniaque.
            - Soit répondit Louis, le second Inspecteur, plus jeune, français, brun et élancé, avec cette fraîcheur et cette blancheur de peau un peu ridicules. Vous n’êtes pas grand-chose à part un vagabond, c’est exact ? Il feuilletait un dossier, debout, le dos contre le mur, les manches de sa chemise retroussées, d’un air semi-investi, semi-attentif aux paroles de 42. Son arme de service accrochée à sa ceinture, arme que convoitait énormément 42, sachant qu’il n’était pas simplement menotté, mais également rattaché à la table fixée au sol par une chaine comme cela se faisait dans cette juridiction. Et maintenant qu’il avait vu le massacre du cirque, cela le préoccupait beaucoup.

Les atrocités des projections privées [Corvis]

Je bande.
Renflement ponctuel et rigidité matinale.

Après des années de misère sexuelle, de disette sentimentale et d’impuissance perpétuelle, il aura fallu ma chute et mon cœur révélé, pour que des profondeurs de mon inconscient sordide émergent de solides érections à la vue du poster central de Playboy sur le mur de ma cellule.
Ou tout simplement en pensant à Alice.

Quand, dans un recoin sombre de mon cachot, sur une paillasse humide et poisseuse des orgasmes de mes prédécesseurs, je pleure d’être un monstre en tâchant de ne pas réveiller mon colocataire, c’est le visage d’Alice qui calme mon angoisse.
Mais je garde les yeux bien ouverts.
Quand je les ferme, ce sont les autres que je vois. Les débauchées sordides au ventre goulu, les droguées soumises qui s’ouvraient avec joie ou résignation.
Et les victimes de ma chair avide.
Les femmes hurlantes et suppliantes, maculées du sang de leurs orifices, dont je forçais la serrure avec entrain. Les filles contraintes et battues, jusqu’au point de non retour, jusqu’à ce soir d’été, jusqu’à cette mère et sa fillette, jusqu’à la torture et la mort, par un Fred que j’aurais supplié d’être un étranger.

samedi 9 mai 2015

Goodbye Marty [Diane]

GOODBYE MARTY
You all sat idly by and stared.
If you were forced to eat your own blood
Would you have cared?*

            Willa Wood couru après le ballon rouge qui s’était arrêté en plein milieu de la route, agitant ses belles boucles blondes sur ses épaules. Marty, la border collie de Sam Smith, allongée à l’ombre d’un grand chêne de l’autre côté de la route, en face de la ferme des Wood, dressa la tête et les oreilles, intriguée par les rires de la fillette courant après le ballon. Une action qui se reflétait dans les yeux attentifs de la chienne, bercée jusque-là au seul son des chants de grillons et autres cigales. Elle pressentit immédiatement un sentiment de danger irradiant dans tous ses muscles et ses os. Elle se dressa brusquement sur ses pattes et bondit dans la direction de la route. Sam Smith revenait de sa propre ferme, une glace à la main qu’il savourait avec délectation, lorsque, ébloui par le soleil, son esprit complètement enivré de crème glacé, il distingua devant lui, à une vingtaine de mètres,  sa chienne Marty se dresser brusquement sur ses pattes, et se mettre à courir à toute vitesse vers la route. Le moteur de la voiture était puissant, et la chienne de toutes ses forces poussa la petite Willa de l’autre côté de la route, tandis qu’un déchirant crissement de pneus retentit. Sam Smith sentit son cœur s’arrêter dans sa poitrine lorsqu’il vit voltiger en l’air, avec quelques autres petits morceaux, la patte droite de Marty, encore accrochée à un morceau de cage thoracique. Elle retomba mollement sur la route avec un bruit mouillé de viande ensanglantée. Sam jeta sa glace par terre et couru vers la voiture verte dont le parechoc avant était recouvert de sang.
            La petite Willa était assise sur le rebord de la route, en larmes, son visage recouvert du sang de l’animal. Il y avait des petits morceaux de chair comme des carrés de mousse un peu partout. Le ballon rouge lui-même roulait encore le long de la route, laissant une trace ensanglantée derrière lui. Sortirent de la voiture côté passager une jeune femme blonde en larmes, côté conducteur un jeune homme brun complètement désorienté dont la joue était rougie par la marque d’une main. Horrifiée par ce qui venait de se produire, la jeune femme blonde fit le tour de la voiture et poussa son compagnon en lui hurlant dans les oreilles qu’il avait bien failli tuer une petite fille. Elle l’insulta, l’humilia davantage en visant son manque de virilité et pour finir, lui mit une autre grande gifle, sur l’autre joue, ce qui fit sursauter le jeune Sam déjà tout tremblant d’horreur, venant d’arriver à leur hauteur. L’odeur de caoutchouc brûlé, de goudron chaud frappé par un soleil d’été et d’essence était très forte en plus du ronronnement des grillons accentuaient sa terreur de regarder sous les roues. Elle est peut-être encore vivante se dit Sam dans un dernier souffle d’espoir.
            Il s’approcha lentement du corps désarticulé de sa chienne. En voyant sa patte arrachée et un morceau de sa cage thoracique absent (on lui voyait un morceau de poumon sous le muscle et les côtes), il pensa qu’elle était morte et tout s’écroula à nouveau. Mais Marty commença à gémir les yeux fermés, très faiblement. La surprise de Sam de l’entendre était comme un rayon de soleil perçant une nappe de nuages sombres. Ces pleurs lui rappelèrent ceux qu’elle faisait, par caprice, lorsqu’on ne la laissait pas entrer dans la cuisine, embaumée d’odeurs de nourriture alléchante. Le jeune Sam Smith, le visage rougit par la tristesse, comme suspendu par les pieds au bord d’un précipice, demanda calmement au jeune couple s’ils possédaient une couverture dans leur voiture. La mère de Willa arriva et regarda avec horreur les lieux du drame. Essoufflée, elle souleva sa fille et la serra contre elle et Sam se vit donner par la jeune femme blonde une couverture qu’elle possédait dans le coffre de sa voiture verte. Elle lui dit combien elle était désolée, elle et son petit ami étaient en train de se disputer dans la voiture et ils n’avaient pas vu la petite, ni la chienne. Cette jeune femme elle-même pleurait à chaudes larmes à cause du choc de l’incident qui venait de se produire. A vrai dire, elle était plus bouleversée à présent par la douleur qui émanait comme une onde de chaleur du corps de l’adolescent.

L'abandon [Docteur Benway]

     Il faut qu’on continue, on ne peut pas s’arrêter.
     On pourrait le porter, peut être que…
     Johnson est mort ! On ne peut plus rien pour lui, ça ne ferait que nous ralentir.
Le corps du soldat gisait sur le sol de béton,  une mare rouge écarlate se répandait lentement autour de lui, la vie fuyait à l’opposé de leur destination, comme si elle avait senti le danger imminent qui les encerclait. Une large tâche sombre maculait son uniforme, près de la hanche droite ; la balle avait sifflé dans le silence angoissant, venue de nulle part et l’avait touché lorsqu’ils s’étaient arrêtés pendant une poignée de  minutes, quelques kilomètres auparavant. Le lieutenant Johnson avait tenu jusqu’à maintenant, parvenant à tenir le rythme de leur fuite, avant de s’effondrer.
     On ne sait même pas où on va !!
     Dans notre position, on n’a pas beaucoup de possibilités : on avance tout droit, sans s’arrêter, on suit la route. Je suis votre officier supérieur Lieutenant Taylor, c’est moi qui donne les ordres, si vous désapprouvez mes décisions, vous êtes libre de tracer votre propre chemin seule…
Le lieutenant Daisy Taylor jeta un regard circulaire au décor de fin du monde au milieu duquel elle se trouvait et le régiment repris sa marche.
Ils étaient au 5e jour… du moins, c’est ce que le capitaine Adams avait calculé en l’absence d’un quelconque moyen de mesurer le temps, et en l’absence totale de nuit : depuis leur arrivée sur cette planète, le soleil ne s’était pas couché. 5e jour d’une marche discontinue qui semblait de ne pas avoir de fin. Leur vaisseau avait subi une avarie sévère suite à une collision avec un déchet spatial, les obligeant à atterrir en catastrophe sur une planète inconnue. La plus proche, c’était celle-ci, un caillou stérile et désolé, avec pour seul comité d’accueil, cette route, cette bande de béton anthracite, semblable à celle que l’on trouvait communément sur leur planète d’origine, nue et lisse, comme fraichement posée délicatement tel un tapis sombre en prévision de leur arrivé.
Le vaisseau était trop endommagé pour repartir, il leur fallait trouver de l’aide, sous forme humaine avec de la chance, ou au moins des outils, de quoi se débrouiller seuls… mais très vite, ils s’étaient retrouvés pris à parti, pourchassés par des tirs dont ils n’avaient pu déterminer la provenance. L’un d’eux avait touché Johnson, et sans aucun endroit où se mettre à l’abri, leur seul opportunité fut de courir, aussi vite que possible, en suivant la route pour ne pas se perdre.
Ils n’étaient plus que trois, abandonnés à un monde hostile, réduit à l’état de fourmis au milieu d’une immensité désertique, marchant vers une destination hypothétique.
     Et s’il n’y a personne ? S’il n’y a rien ici ?
     On va forcément trouver quelque chose, à un moment. On nous a tiré dessus, c’est donc qu’il y a quelqu’un… et  cette route n’est pas apparue toute seule, quelqu’un l’a forcément construite.
Daisy Taylor parlait surtout pour se rassurer, le silence environnant l’angoissait : pas un cri d’animal, pas un souffle de vent, rien que le mutisme d’un désert ocre et terne, comme délavé, comme si une puissante force avait aspirée la vie de chaque parcelle de terrain avant de continuer son festin sur une autre planète.
     Peut-être que c’était des machines, peut-être qu’il y avait de la vie à une époque mais qu’aujourd’hui…
     Arrête ça !!
     Oh, on tutoie ses subalternes maintenant Commandant Adams.
     S’il te plait Daisy, on se connait depuis qu’on a fait notre service ensemble, sur Terre. Arrête de jouer à ça, j’essaie juste de poursuivre la seule solution dont on dispose. T’aurais préféré que je fasse quoi ? Que je nous fasse attendre sagement près du vaisseau ? On nous tirait dessus !!
     On avait des armes, on aurait pu riposter, plutôt que de nous enfuir comme des lâches.
     On ne savait pas d’où ça venait…
     EH !!!!!!
La voix grave et puissante de Barett s’était élevée comme un coup de tonnerre pour mettre fin à la discussion, son physique imposant achevait de convaincre les deux protagonistes de continuer. Le lieutenant Barett était une force tranquille qui n’avait pas encore vraiment prononcé un seul mot depuis leur périple, il se sentait plus à l’aise dans l’observation puis l’action.
     Taylor n’a pas totalement faux : qui nous dit qu’il y a encore de la vie sur cette planète ? Et même s’il y en a, qui nous dit que nous ne sommes pas tombés dans un coin désolé. On pourrait marcher le long de cette route pendant des jours sans rien trouver…et nos rations ne sont pas éternelles. On aurait dû essayer de capturer l’un de nos assaillant, chercher à obtenir des informations…
     Vous continuez à vous préoccuper d’un évènement survenu il y a des jours alors que je cherche des solutions immédiates.
     On ne peut pas continuer à avancer éternellement, il faut qu’on se repose, au moins juste quelques heures, ajouta Taylor.
Jeb Adams chercha un argument supplémentaire pour les dissuader de se relâcher mais ses propres jambes commençait à le trahir : lui-même commençait à ressentir les premiers effets de la fatigue et il devait se rendre à l’évidence.
     D’accord, dès qu’on aura trouvé un endroit correct pour s’abriter, on fera une pause, puis on avisera ensemble de la suite du plan.
 Le petit groupe reprit la route. Devant comme derrière, le ruban d’asphalte s’étendait  aussi loin que leur regard pouvait se poser, toujours en une ligne droite parfaire tracé par quelque démon mathématicien, sans aucune fissures, ni aspérités. De chaque côté les bordait une mer de sable uniforme que le soleil pale et de plus en plus voilé ne parvenait pas à faire briller. Au loin, tout au loin, ils leur semblaient apercevoir de vagues formes onduler, peut-être des montagnes mais ils ne pouvaient en être vraiment certains, et tout ça paraissait si loin, trop loin.
Des profondeurs du goudron semblait s’échapper une brume, s’élevant dans l’air comme de la vapeur et contaminant peu à peu l’environnement : Daisy Taylor remonta la fermeture de sa veste lorsqu’un frisson parcourut sa peau, la température chutait, doucement.

vendredi 10 avril 2015

Glory Hole, deuxième partie [Herr Mad Doktor]


4 - Fleshback


Elle crie. Elle pleure.
Elle crie encore. Très fort.
Elle me gueule que merde, je peux pas partir comme ça.
Elle me crache que putain, je lui dois une explication.
Elle me hurle qu'elle m'aime, qu'elle sait que je l'aime aussi, qu'on est heureux, que bordel, qu'est-ce que je vais aller foutre tout seul en Australie ?
Je hausse les épaules.
Elle me demande si je déconne.
Je déconne pas.
Alors elle déclare avoir compris. Sûr. Évident. Comment n'y a-t-elle pas pensé plus tôt ? J'ai quelqu'un d'autre !
"T’es bête”, je lui dis.
Elle fulmine, mais alors il est le problème ?
Entre mes jambes, je voudrais répondre. Mais les mots ne sortent pas...
Elle me traite de lâche. D’égoïste. D’enfoiré.
Je pleure.
Elle me tape un peu, elle m'embrasse.
Elle me dit qu'on devait faire un bébé. Au moins.
On pleure tous les deux.
Je lui baise le front, je lui sanglote que je suis désolé, que c'est pas sa faute, que je l'aimerai pour toujours.
Elle dit qu’elle ne comprend pas.
Je la repousse tendrement.
Je pars.

Terminus Turnus [Gallinacé Ardent]

Terminus Turnus

Une aventure de Jack-la-Scoumoune

« Quand ça veut pas, ça veut pas »
(Sagesse antique)

« Il y a tellement de routes... et tous les anges s’en foutent »
(The Young Gods)


I

La Princesse ensorcelée

Au départ, déjà, ça avait foutrement mal commencé. Il était à mi-chemin entre Astur 3 et Baal Minus quand une purée de poix galactique, s’abattant avec la force d’une claque de mammouth, avait fouetté sa fusée Rocketeer-3100 VS. Jack, qui somnolait dans le clapotis de l’alcool, avait ouvert immédiatement les yeux, s’était vivement secoué à grands coups de baffes, titubé jusqu’au poste de contrôle. La saloperie. Tous les écrans clignotaient, affichaient des messages d’alerte, ou s’étaient figés sur un fond de neige. Le nuage galactique, mauve et dense comme de la soupe, était passé sur le vaisseau.
Lors de son séjour sur Astur 3, Jack avait négligé de réparer le système de détection de brouillard galactique. Erreur fatale. Il avait simplement consulté la météo galactique, pensant que dans ce secteur les tempêtes étaient presque inexistantes. Et à présent, il tapotait frénétiquement les touches, essayait de relancer la machine. C’était peine perdue : les systèmes avaient été mis KO par la pluie de photons galactiques. Le ronron habituel des moteurs s’affadissait progressivement. Il devint inaudible ; la fusée était à la dérive. Seul, dans la demi-pénombre de la salle de contrôle, bulle noire, devenue silencieuse, le visage creusé par l’éclairage débile des écrans muets, Jack réfléchissait.

mercredi 1 avril 2015

Roadkill [Nosfé]

Roadkill: terme anglo-saxon désignant habituellement la mortalité animale due aux véhicules.


I

Mon corps se disloque sous la violence de l'impact. Le frêle châssis tubulaire se déforme, se tord, semble se rétracter sur moi, avec la souplesse d'un mikado de paille. Le volant est venu broyé ma cage thoracique, me clouant contre le baquet. Le pédalier m'a brisé les jambes.
Je n'ai pu évité l'écart de l'Austin-Healey. Sa malle en pente douce a fait office de tremplin sur lequel ma voiture s'est envolée pour percuter le muret de béton, en bord de piste. Le réservoir explose. Le bloc moteur, transformé en boule informe de métal et de feu, trace un sillon mortel parmi la foule. L'aluminium de la carrosserie fond, se mêle au bitume.
Lorsque les flammes, ayant déjà dévoré ma combinaison de coton, commencent à mordre ma peau, je suis déjà mort.

mercredi 25 mars 2015

La route du travail et la route des vacances [Vinze]



Ça commence par quelques flocons épars. Rien qu’un coup d’essuie-glace de temps en temps ne puisse gérer. Puis le ciel devient encore plus sombre – ce qui ne paraissait pas possible avant –, la neige plus drue complique la tâche des balais sur le pare-brise et la visibilité s’amoindrit un peu plus, ralentissant un peu plus le trafic automobile sur la route du travail – ce qui ne paraissait pas possible avant.
La bouillie d’abord marronâtre sur le bord commence à blanchir et s’épaissir ; on n’y voit plus à cinq mètres et la voiture devant moi, à l’arrêt depuis plus d’une minute, ne semble pas vouloir repartir. Les quelques feux stop qui percent le brouillard sont tous immobiles. Les phares jaunes que j’entraperçois de l’autre côté du terre-plein ne bougent pas plus. Il n’est pas rare que la circulation s’arrête momentanément sur le périph’, mais le phénomène d’accordéon reprend toujours. Il tombe de la neige tous les trois ou quatre ans et à chaque fois c’est la même chose : quelques centimètres et c’est le blocage ; il va falloir s’armer de patience.

Ce spectacle blanc me rappelle ce conte… Il était une fois, dans le royaume boréal, une princesse. Au solstice d’hiver, après sept jours et sept nuits de neige, le château était pris dans les glaces. En ces latitudes, c’était le milieu de la grande nuit et il fallait attendre encore une semaine que le soleil vint percer l’horizon et caresser de ses rayons les pierres de l’édifice. En attendant que la déesse Printemps réchauffât le cœur de son frère-amant le dieu Hiver, la princesse était prisonnière de cette immense statue de glace qu’était devenue sa demeure.

vendredi 20 mars 2015

Le nombril du monde [Maniak]

Caleb Markson était suspendu au-dessus du gouffre. Accroché à un rocher à flanc de montagne, les pieds balançant dans le vide. En dessous de lui, à plusieurs dizaines de mètres, un abîme d'une blancheur angoissante. Les volutes de brume épaisse qui masquaient le fond du précipice ne s'écartaient que pour révéler quelques arêtes tranchantes. Caleb progressait lentement le long d'une corde vieille de plusieurs millénaires. Ses yeux étaient fixés sur son objectif. A quelques mètres de là, le pont de corde rejoignait une corniche, et le chemin dallé de larges pierres reprenait. Ce n'était que quelques mètres. Caleb pouvait y arriver. Il s’efforçait de ne pas penser au pont qui avait finit par s’effondrer, ne laissant pour traverser qu'une simple corde qui courait le long de la falaise. De ne pas penser à l'âge de la corde. Au fait que, battue jour et nuit par les vents, elle s’érodait progressivement contre le roc. Au fait qu'en dessous de lui ne l'attendait que la mort.
Avec une froide détermination il ne pensait qu'au prochain mètre à parcourir. Puis il élançait sa main droite devant lui et attrapait la corde. Il raffermissait sa prise, soufflant lentement. Le regard fixé sur le prochain mètre. Puis il rapprochait la main gauche tout contre la droite en pensant « Un mètre de plus ». Et il avançait de nouveau son bras droit. Jusqu'à ce que, au lieu d'agripper la corde, sa main prenne appui sur la corniche. Enfin. Il y était.
Il enfonça ses pieds dans une crevasse et se hissa péniblement sur la terre ferme. Il avança sur les genoux pour s'éloigner du bord puis il se laissa choir, le dos contre l'ancienne route, les yeux perdus dans les nuages. De fines gouttes de pluie tombaient sur son visage. Caleb se força à inspirer le plus lentement possible, pour tenter de calmer son rythme cardiaque. Il avait réussi. Loin au dessus de lui, dans le ciel, un condor tournoyait paresseusement. Et encore plus loin au dessus du condor, les Dieux incas observaient d'un œil mauvais l'étranger venu parcourir les anciennes routes pour voler leur or.
Il y a maintenant plusieurs semaines de cela Caleb était parti de Cuenca, Équateur, à la recherche du trésor des Incas. L'Eldorado.

***

dimanche 1 février 2015

Crise de Foi, ou Un bon coup de Rouge [Corvis]

OPUS 1

Quand le ciel devint rouge au sortir de la nuit
Et que le vent mourut dans un dernier soupir
Le monde se signa et s’attendit au pire
Comme Jésus sortait de l’ombre de son puits

La Bible avait prédit sa résurrection
Mais n’avait prévenu quel serait son hobby
Ainsi l’Enfant de Dieu s’éveilla en zombie
Prêt à oindre de sang pour l’extrême onction

Jésus mordit ses fils et dévora ses ouailles
L’armée des morts grossit sur le champ de bataille
Et au sein des agneaux grandit le désespoir

Le pape se pendit sur la place Saint-Pierre
Les Cardinaux meurtris brulèrent le Saint Suaire
Dans le stupre et le viol, mais c’est une autre histoire.



OPUS 2

Dans une cave humide et salie par les âges
Charlie se déboucha une bouteille opaque
Lui et ses compagnons fêtaient dignement Pâques
Alors que là dehors, le chaos faisait rage

Il leur versa un vin aux arômes puissants
Un jus rouge et épais pour oublier l’enfer
Mais quand dans leur gosier vint le relent de fer
Ils vomirent leur saoul ; le vin, c’était du sang !

Aux quatre coins du globe on crachait sa liqueur
Les survivants geignants, secoués de hauts-le-cœur
Ne pouvant plus noyer leur terreur dans l’alcool

Leur breuvage vermeil devenu jus d’entrailles
Le laissèrent cailler sans plus de funérailles
Et en furent réduits à sniffer de la colle.





OPUS 3

Assoiffée et transie, frayant dans les décombres
La pauvre Nathalie se cherchait un refuge
Léon, son compagnon, saucé par le déluge
Ne vit pas les tessons qui se cachaient dans l’ombre

Tâtonnant dans le noir, il s’entailla l’épaule
La main et l’avant-bras en longue estafilade
Sur les lèvres de Nat gicla sa raisinade
Qu’elle sentit brûler du bouquet de la gnôle !

Fluide et parfumé, leur sang était du vin
Grisée par les vapeurs, se retenant en vain
Elle ouvrit ses poignets et but jusqu’à la mort

Le bruit couru bientôt, et l’Homme fut vampire
S’enivrant aux vaisseaux et trinquant en satyre
Pour apaiser sa soif sans montrer de remords.



OPUS FINAL

Alors que l’Hominien saignait comme un pourceau
Jésus le putréfié, rond comme un polonais
La cuite allègre dans le jour qui déclinait
Resservit Mahomet au cou d’un jouvenceau

Moise en titubant, complètement torché
Tentait de séparer son pipi en deux jets
Alors que Gros Bouddha, l’air hagard et figé
Psalmodiait des mantras entre deux rots lachés

Attablés au charnier, les Dieux faisaient bombance
Vidaient des carotides et remplissaient leur panse
Au son des agonies et des pleurs incessants

Et pour porter un toast à ce festin sévère
Hilare et aviné, Jésus leva son verre
Et s’esclaffa : « Buvons, car ceci est leur sang ! »








jeudi 29 janvier 2015

A la place du lézard [Diane]

A la Place du Lézard

       C’est au bord du puits, ce matin-là, que j’ai ramassé la boîte de Lemarchand ensanglantée, sur laquelle reposait encore un morceau de chair avec de la peau et des poils de barbe qui ressortaient d’un grain de beauté. C’est là que mon estomac a reçu un coup, comme porté par un poing invisible, et que j’ai vomi dans la pelouse humide, recracher par la gorge l’image que mes yeux venaient d’absorber. Je savais que je devais regarder ce qu’il y avait au fond du puits, qu’il fallait impérativement que je regarde, puisque par son geste Paul me forçait à observer cette chose qu’il avait toujours eu du mal d’accepter, la toute première chose à son sujet que j’avais pourtant trouvée belle…
            - Le morceau de gorge qu’il s’est arraché lui-même ?
            La cicatrice. Sa cicatrice qui recouvrait comme une peau brûlée sa pomme d’Adam. Une marque qu’il avait récoltée des années plus tôt, avant notre rencontre, dans un accident de la route. Il avait été intubé sur les lieux, encore dans la carcasse fumante, en catastrophe. Il avait senti des flots de sang au fond de sa gorge, qu’il avait vomi en partie sur le volant cassé en deux, le reste était allé s’écouler en cascades dans ses poumons. L’image du volant cassé en deux l’avait marqué. A l’hôpital il avait manqué de mourir de peu, il y avait eu infection de son système sanguin. Je ne sais pas trop exactement le terme médical. Il a tout raconté une fois en confiance, parce que j’ai eu le cœur brisé en voyant sa cicatrice. En voyant cette blessure, qui, il était vrai, n’était pas du tout agréable au premier regard.
            - Le cœur brisé ?
            Oui. J’ai eu le cœur brisé à plusieurs reprises avec lui, plusieurs fois par jour. Lors de notre première rencontre par exemple, je l’ai trouvé en larmes contre la porte de son 4X4 noir, je l’ai ramassé dans le grand garage vide. C’était vraiment une période étrange. Un haut responsable de l’entreprise était mort chez lui, piqué par une araignée mortelle extrêmement rare. L’enquête était très ardue et régulièrement des inspecteurs, des policiers, et d’autres gens en noir dont j’ignore la fonction exactement, des officiels, venaient poser des questions sur le personnel. Ils soupçonnaient quelqu’un de l’entreprise d’avoir provoqué la mort du pauvre malheureux, qui était tombé dans un coma pendant trois jours. Paul a longtemps été soupçonné.
            - Il s’est donc passé cette histoire d’araignée mortelle et ensuite vous rencontrez Kozlov dans le garage souterrain, en larmes, contre sa voiture ? Avez-vous fait un lien entre les deux événements ? A-t-il raconté son histoire, son accident immédiatement ?
            C’est un peu plus compliqué que cela. Je n’avais eu que des contacts visuels avec Paul, rien d’autre. Il était un supérieur hiérarchique, qui plus est je travaillais très rarement pour lui et je n’avais absolument pas envie de me faire remarquer pour rien vous comprenez. C’était primordial pour moi de ne pas faire de vagues. Mais cette nuit-là, lorsque je l’ai vu en larmes, les poings rouges sang, et le visage recouvert de griffures, comme si un chat s’était défoulé sur sa face, j’ai senti que je craquais pour lui. Que je me liquéfiais, comme une adolescente. C’était clairement une attirance sexuelle, quelque chose qui me poussait, dans un élan physique, vers quelqu’un d’autre, quelque chose de plus grand, de plus fort que moi.
            - Et ensuite ?
            Je lui ai proposé de l’emmener à l’hôpital, il a refusé en se mouchant comme un enfant. J’ai compris qu’il avait les poings en sang parce qu’il venait de frapper contre un pilier en béton. Alors, spontanément, je ne sais vraiment pas ce qui m’a pris, je l’ai emmené chez moi. Il a tout de suite été d’accord. J’ai soigné ses poings avec de l’alcool et du coton. J’ai mis des bandages, il regardait patiemment dans ma petite cuisine blanche sans aucune personnalité. Je n’ai jamais eu de véritable personnalité vous comprenez…
            - Poursuivez sur ce que vous disiez à propos du cœur brisé… Je ne vous suis pas.
            Alors que je le soignais, il a demandé ce que je pensais de sa grande cicatrice disgracieuse dans son cou. Avec innocence. Son regard planté dans le mien, mais ce que j’ai vu, c’est l’empreinte de son cœur à ce moment-là. Et j’ai senti que je me laissais toucher par ce qu’il avait à offrir et que je ne pouvais rien y faire. Je crois que nous sommes tombés amoureux l’un de l’autre, dans cette cuisine impersonnelle, immaculée, dans ce très court moment, cette demie-seconde où son cœur s’est laissé voir par le mien. Dans cette pièce ne possédant aucune trace de personnalité humaine. Je n’ai pas répondu à sa question. J’ai senti mon cœur se briser en morceaux, vraiment difficile à retenir, comme lorsque vous ne pouvez plus vous mentir à vous-même, malgré ce désir très fort de changer ce qui est en train d’arriver. Dans un même temps, cela provoquait une tendre et amusée mélancolie. C’était… Je ne m’exprime pas très bien, c’est impossible à retranscrire par des mots, qui plus est en plus vous êtes journaliste. Toutes ces considérations doivent vous paraître à mille lieux de ce que vous attendez de moi.
            - Je suis là pour vous écouter, sur votre histoire, sur ce qui s’est passé. Je ne vous juge pas si c’est ce que vous craignez.
            J’ai touché tendrement sa cicatrice et il s’est laissé faire. Et j’ai souri, parce qu’elle était disgracieuse mais belle à la fois. J’avais très envie de mettre ma langue dessus de toute façon.
            - …
            Pendant des mois ensuite nous n’avons pas pu nous séparer. Il venait tard la nuit chez moi, au travail dans les toilettes et il me prenait. Quel que fût l’endroit, ou le moment, c’était vraiment torride entre nous, plus que sentimental. Les sentiments étaient là mais endormis et s’exprimaient par notre sexualité. Il me disait qu’il m’aimait, que j’étais tout pour lui et dans un même temps ça n’avait pas d’importance puisque c’était en arrière-plan et que notre rapport amoureux était quasi-exclusivement sexuel. Je ne lui disais presque jamais rien parce qu’il y avait dans cette relation quelque chose de l’ordre de la possession. Je ne le comprends que maintenant, avec le recul. Se laisser posséder en quelque sorte par son désir ce n’était pas la première fois que cela lui arrivait. Il ressentait ce besoin d’évacuer sa femme notamment et ses enfants. De toute façon elle a fini par partir.
            - Et vous ne savez toujours pas ce qu’ils sont devenus ?
            Je l’ai dit dans ma déposition, j’ai raconté ce que j’ai vu ce matin-là. La voiture de son ex-femme était dans l’allée. Elle était venue mais je dormais donc je ne l’ai pas vue, je n’ai pu donc lui adresser la parole. Je pense que les Cénobites ont emporté son corps et ceux de ses enfants, les enfants de Paul, dans leur « monde ». Qui est multiple.
            - En enfer ? Une dimension infernale ?
            Je sais que vous pensez que j’entre volontairement dans le délire de Paul, que je protège son image par une sorte d’aveuglement amoureux, que j’ai caché ses activités criminelles. Je ne peux pas vous forcer à croire ce à quoi j’ai assisté, ce que j’ai de mes propres yeux vu. J’ai été le témoin de portails dimensionnels s’ouvrant dans des murs, invoqués par cette boîte, j’ai vu des êtres sortir de ces portails, prendre plaisir à des massacres et des bains de sang, et à la mise en pièces, morceau par morceau, d’une personne. Et la reconstituer d’une manière qui vous terrifierait. Celui qui possède cette boîte aujourd’hui devrait la jeter dans le plus profond des océans, qu’aucune main n’ait le malheur de trouver sa combinaison pour l’ouvrir.
            - Vous réfutez avoir participé et couvert les six meurtres de Paul Kozlov ?
            Je répète ce que j’ai déjà dit dans ma déposition : Paul était devenu instable au plus haut point et son obsession pour cette boîte grandissante l’a rendu fou. Ce que j’ai toujours dit et clamé sans que personne ne puisse ou ne veuille m’entendre, c’est que pour sauver ma vie, j’ai été obligé de faire ce qu’il me disait de faire. Lorsque j’embrassais sa cicatrice, il n’était pas à l’aise, et parfois me repoussait, en prétextant que ce n’était pas esthétique, que je n’avais pas à faire semblant d’aimer cette marque disgracieuse. Il s’enfermait là-haut à l’étage chez moi, dans la pièce que j’avais aménagée pour être son bureau. Il y restait des journées entières d’affilées, sans prendre de douche, se nourrissant rarement. Et puis il ressortait et semblait « changé ».
            - Changé ? Par ces entités qu’il nommait « les Cénobites » ?
            Il avait fait un pacte avec eux. Mais ils réclamaient des sacrifices, et de la chair. Toujours plus. Paul me disait que c’était pour nous protéger, qu’il ne pouvait pas décider de les repousser, qu’ils étaient les plus forts et qu’ils le voulaient lui. Il voulait qu’ils le guérissent de sa cicatrice dans le cou. Pendant une semaine il était resté enfermé avec des provisions et j’avais ordre de ne pas monter à l’étage et d’aller dans son bureau. Il était passé par des tortures tellement abominables qu’il avait atteint une forme de jouissance et d’état euphorique où il a cru voir le paradis. Mais ils l’avaient fait revenir et reconstitué, avec sa cicatrice, et c’est là qu’ils lui ont demandé des sacrifices, pour montrer sa détermination, à perdre sa marque, qui moi, ne me posait aucun problème.
            - Et vous êtes entré dans son délire consciemment ?
            Je ne pourrai jamais vous convaincre que tout ceci était réel, aussi réel que vous et moi et ce gardien derrière moi, et cette pièce, cette caméra et cet endroit, et cette ville dans laquelle nous nous trouvons. Et au loin par la fenêtre grillagée, des éoliennes, parfois des centrales nucléaires devant lesquelles vous êtes forcément passée en voiture avant de venir ici. Tout ceci est réel, et l’était et le sera encore lorsque demain sera passé. Je ne pourrai jamais vous forcer à me croire. Donc ma réponse à votre question est non. Je ne suis pas entré dans son délire. Il n’y avait pas de délire. Il n’y avait que la réalité, Paul, moi, enfermés dans cette maison de malheur. Et ces démons, comme lui les nommait.
            - (…)
            Paul a commencé à tuer des animaux avant de s’attaquer à des hommes qu’il allait draguer dans des bars gay. Les cénobites disaient que le sang des humains était meilleur que le sang des animaux, et que tout particulièrement le sang des hommes était plus fort que celui des femmes, mais Paul pensait que c’était juste un énième jeu pervers de leur part. Un matin, une terrible odeur de sang, lourde, métallique, m’a tirée de mon sommeil, alors que je dormais dans le salon. Cette odeur embaumante provenait de la cuisine. A cette époque la maison semblait partir en décrépitude entièrement, et la poussière et la saleté s’accumulaient partout.  J’ai vu Paul, dans la cuisine, nu sous un tablier imbibé d’un liquide marron foncé. Il était maculé de sang sur le visage, et sur la table de découpage gisait le cadavre d’un chat roux ouvert du thorax jusqu’aux flancs, vidé, nettoyé impeccablement. De l’autre côté il y avait, alignées, les têtes de plusieurs gros chiens, bergers allemands, rottweilers, et celle d’un homme, le visage tourné vers le mur. Dans la marmite bouillait des têtes de chats par dizaines. Dans l’évier rempli à ras-bord, des organes flottaient, des reins, des cœurs, des morceaux de foie, des tripes. L’odeur était insoutenable, elle vous cisaillait le diaphragme avec violence. Paul avait les yeux entièrement révulsés et grognait comme un animal d’une voix anormalement grave. Brusquement il s’est jeté sur moi avec son hachoir à la main, je l’ai repoussé d’un coup de défense dans la gorge, sur sa cicatrice. Nous sommes tombés tous les deux, moi d’un côté contre la porte, le poignet cassé, et Paul de l’autre côté. Il a glissé, pieds nus ensanglantés. Ses yeux sont redevenus normaux, comme s’il se réveillait d’un terrible cauchemar. Et il a jeté son hachoir par terre, en voyant la terreur dans mes yeux, une terreur qu’il m’inspirait réellement pour la toute première fois depuis notre rencontre.
            - Avant, vous ne parliez pas beaucoup c’est bien ça ?
            Paul avait une façon bien personnelle de me dire, à propos de mon silence, de ma réserve, cette timidité qui était dans ma personnalité et qui était maladive, il me disait que pour me desserrer les dents, il devait y aller au pied de biche. Comme si mon silence était le paravent à d’indiscutables actes criminels commis par le flux de mes pensées. Il riait toujours après cette petite sortie narquoise sur la façon de me faire parler. Il me disait également que c’était excessivement féminin, cette attitude, cette soumission. Sans dire plus si cela lui plaisait ou pas mais cela sonnait comme un préjudice. Je pense que c’était les deux à la fois. Dans le fond, il détestait ne pas savoir ce que je pensais, contrôler ce que je pensais car dans son monde, dans son travail particulièrement, tout était entièrement voué à contrôler la pensée des personnes, des groupes. Et moi, il ne savait pas, je restais un mystère, comme il me l’a posé plus d’une fois. Cela lui plaisait dans un même temps, cela mettait en marche son moteur assoiffé du carburant du chercheur. Il avait les deux sentiments contradictoires à ce sujet. La violence était parfois la seule réponse possible à ce paradoxe.
            - Et vous acceptiez cela ? C’est cela qui vous a conduit à cacher ses meurtres ?
            Je n’ai pas eu le choix. Un soir, dehors à la porte du garage, il a montré ce qu’il cachait dans son coffre, pour que je l’aide à le transporter à l’intérieur. C’était un homme bâillonné, avec une large plaie ensanglantée sur le crâne, son cuir chevelu scalpé, replié sur une partie de l’oreille. On voyait un morceau du crâne, bien blanc. Il y avait du sang partout dans le coffre de la voiture, les blessures au cuir chevelu ne pardonnent jamais. J’ai cette expérience de cela à présent, croyez-le ou non je préférerais ne pas l’avoir. Nous l’avons transporté dans le bureau, non sans mal. Paul m’a dit qu’il n’en avait pas pour longtemps. J’ai dû sortir de la maison sous son autorité, ce soir-là pour voir les premiers flocons de l’hiver tomber, assis dans le jardin près du puits, tandis que j’imaginais ce qui se déroulait là-haut à l’étage, par la fenêtre dont les volets étaient de tout temps fermés.
            - (…)
            Je sais aujourd’hui qu’il vidait de leur substance vitale les êtres et leurs corps pour le compte des Cénobites. Son corps et son âme possédaient des blessures qu’il devait régénérer pour en quelque sorte « les transvaser ». Je sais, le mot est malheureux, mais c’est ce qu’il me disait. J’étais donc là ce soir-là sur le vieux banc qui semblait contempler pathétiquement ce jardin jamais entretenu, recouvert de mauvaises herbes et j’ai vu un lézard, un petit lézard gris foncé, avec des points ocre sur ses flancs. Les yeux jaunes grands ouverts. Il avançait lentement, explorait la zone vide, et en me focalisant sur lui, sur sa respiration visible par ses flancs qui se gonflaient et s’écrasaient dans un mouvement de va et viens incessant, pendant quelques précieuses secondes j’ai pu oublier la tension dans ma poitrine et dans ma nuque, relâcher cette chose à laquelle je tenais tant et j’ai également pu mettre de côté ce qui se passait dans la chambre à l’étage. Le lézard s’est enfuit à toute vitesse lorsqu’il a remarqué que j’étais entré dans son souffle, et tout m’est retombé sur le dos, comme une chape de plomb bouillante. Je n’ai même pas eu la force de pleurer.
            Cette nuit-là il est apparu à la porte-fenêtre de la cuisine quelques heures plus tard, douché et propre, et comme si de rien n’était, il m’a dit de rentrer. Son visage n’était pas totalement satisfait, le sacrifice ne s’était pas passé comme il aurait voulu, je l’ai senti. J’ai ressenti qu’il me cachait quelque chose. Avant l’heure du coucher, il est venu m’embrasser sur le front avant de remonter dans son antre. Dans le salon en bas qui était devenu ma chambre, allongé dans mon lit d’infortune, j’ai regardé de longues minutes les ombres des arbres sur le plafond et le mur d’en face, s’agiter dans ce même mouvement inlassable, répétitif, incoercible, de la respiration du lézard quelques heures plus tôt, respiration que j’avais eu l’illusion de ressentir à travers son minuscule corps de reptile. Et puis les ombres m’ont fait dormir malgré moi, sans que je ne décide quoi que ce soit dans cette histoire.
            J’ai rêvé de montagnes enneigées dérivantes sur des torrents de boue. J’ai survolé des étendues immenses de terres, tellement vastes qu’elles auraient pu contenir plusieurs océans. Mais de là où j’étais, je voyais l’étendue comme j’aurais vu l’étendue de l’intérieur de la cage thoracique ouverte d’un lézard. Tué par un corbeau. Tout était proche et clair, l’évidence même. Et la boue s’est transformée en lave. Et des volcans gigantesques, éteints, puis en éveil, sont sortis de ces étendues plates et stériles. Et des cadavres de géants semblaient se transformer en de nouvelles montagnes sur les anciennes qui dépérissaient. Des milliards d’années en une fraction de seconde devant mes yeux. Et au pied d’un cratère énorme, crachant des geysers de lave menaçante et de cendres sublimes, se tenait debout un Cénobite particulier, habillé d’un cuir noir étrange. Cette entité était celle qui commandait aux autres, le visage horriblement balafré de cicatrices rouges, avec des épingles et des clous lui sortant de toute sa tête chauve. Ses yeux noirs vides et froids se sont posés sur moi et il a tendu son bras pour montrer la peau ensanglantée du visage de Paul qu’il tenait du bout de deux doigts avec élégance et ostentation. Il a posé une question particulière dans ce rêve :
            - Laquelle ?
            Il a demandé : « veux-tu également goûter le gras dans les parties basses de son visage ». Et je me suis réveillé en sursaut. J’avais la sensation que quelqu’un m’avait mis un morceau de foie de poulet crû dans la bouche et que ma gueule de bois était médicamenteuse. Terrible.
            - Racontez-moi, une dernière fois, ce qui est arrivé à Paul Kozlov ce matin-là.
            J’ai fouillé la maison il n’était nulle part. Dans sa chambre en haut, celle des sacrifices aux Cénobites, je n’ai trouvé que des instruments et une énorme flaque de sang coagulée sur le sol. Mais devant la maison était garée la voiture de son ex-femme, étrangement. Comme je vous l’ai dit, et comme je l’ai déjà dit à tout le monde, c’est au bord du puits, ce matin-là, que j’ai ramassé la boîte de Lemarchand ensanglantée, boîte qu’il gardait jalousement enfermée dans son coffre dans sa chambre personnelle. Sur cette boîte reposait encore un morceau de chair avec de la peau, avec des poils de barbe qui ressortaient d’un grain de beauté. C’était un morceau de la gorge de Paul. Il y avait un bout de larynx par terre juste à côté, et sur le rebord du puits, la trace d’une main ensanglantée. Je n’ai pas vu tout de suite mais du tissu organique gras suintait de la boîte également. C’est là que mon estomac a reçu un coup et que j’ai dû me retourner rapidement pour rendre dans la pelouse humide pour éviter de me faire dessus. Si la boîte se trouvait au bord du puits, je savais que je devais regarder ce qu’il y avait au fond du puits, qu’il fallait absolument que je regarde, puisque par son geste Paul me forçait à observer cette chose qu’il avait toujours eu du mal d’accepter, la toute première chose à son sujet que j’avais pourtant trouvée belle…
            La cicatrice sur sa gorge. Il s’était arraché une grosse portion de la gorge avec un couteau de cuisine pour arracher cette chose qu’il voyait comme une disgrâce, mais qui à mes yeux faisait pourtant tout l’intérêt de sa différence. Mais pour Paul, mon regard sur sa possibilité d’être un homme bien n’avait jamais réellement compté. Jamais réellement. Il avait jeté ce morceau de viande dans le puits. Ensuite il avait fait quelques pas dans les mauvaises herbes, et assis à la table de jardin, de là où la veille j’avais pu observer ce lézard et les premiers flocons de neige tomber il s’était complètement pelé et massacré le visage lui-même, grossièrement. Mais la peau de sa face, épaisse, était délicatement étalée sur la table en plastique blanc. Du gras, des nerfs, du muscle, du sang et des yeux comme exorbités vides de toute force vitale. Il était devenu une énorme bouillie rouge, dégoulinant d’autres substances gluantes dont j’ignorais même l’existence dans un corps humain. Je vous épargne cette odeur indescriptible qui vous rappelle ô combien un corps est avant tout autre chose, un objet fait d’une matière particulière. Voilà ce qui s’est exactement passé, et comme j’avais beaucoup vomi juste avant, je n’avais plus rien à purger. Je me sentais relâché, vidé de toute énergie, et rempli de compassion, à la fois pour Paul, que j’avais aimé, la situation, absurde et horrible, et moi-même. Je n’avais pas plus de personnalité après tout ce chemin particulier, de souffrance et d’abominable. Je me suis assis à côté de lui – pour ne pas le laisser seul même s’il était mort, pendant un temps indéterminé, possiblement plusieurs heures, m’habituant à son cadavre assis sans visage. Avec le recul aujourd’hui, avec la boîte de Lemarchand dans les mains, l’unique chose qui me tenait réellement compagnie était ce qui accompagnait le lézard. Un long, doux, pénible, incertain, complet, pathétique, exaltant, horrible, apaisant silence.