« Tu zsais, jje t’aime bien toi... Ts’es mon ppote, mon meillorgl ppote »
Que je balbutiai, le nez dégouttant de glaires et de sanies, trois filets de salive faisant la jonction entre mes lèvres violacées et la flaque de vomi.
Et ladite flaque de vomi me rendit un grand sourire.
***
J’étais venu dans cette fête de lycéens pour Marjorie. J’aurai tellement voulu sortir avec elle. Elle était envoûtante, avec ses grands yeux tristes, ses cheveux noirs bouclés qui lui retombaient sur son front nacré. Mais j’étais timide. Alors j’avais pris un verre, puis deux. Mauvaise idée. Le fil de la discussion avait été dissous dans les verres d’alcool. Les visages des convives s’étaient gondolés comme du papier peint trempé.
Deux heures plus tard, j’avais vomi. A quatre pattes sur le plancher de la salle de bain, j’avais longuement déversé le contenu de mon estomac. Ce faisant, m’était venu confusément l’idée que Marjorie n’allait pas être contente : j’avais très légèrement salopé sa salle de bains. Encore heureux que j’avais pu rallier à temps la salle de bain pour éviter de dégobiller dans le salon. Mais à partir de là, tintin pour mes tentatives de séduction de la maîtresse de maison. Ça ou rien, quelle différence après tout... à part la honte.
Et à présent, mes déjections me souriaient tendrement. Je ne pouvais que contempler l’étrange spectacle de ce visage humain dessiné dans mon propre vomi. Là, juste sous mon nez, deux yeux rieurs (restes de nouilles), un bout de peau de tomate en guise de nez, une chaîne de pâtes pour faire la bouche. Et cette bouche était éclairée d’un beau sourire.
- Salut Francis » me fit le vomi.
Je crus que j’allais dégueuler mes yeux par les orbites.
- Tu parles ?
- Oui-da. Et ça me fait plaisir que tu m’adresses la parole. Dans ta poche gastrique, il n’y a pas beaucoup de gens à qui parler. Si seulement tu avais pu avoir un ténia, j’aurai eu au moins un compagnon...
Mes vagues souvenirs de cours de biologie me firent répondre machinalement :
- Mais, les ténias, c’est dans l’intestin...
- Oui, ça aurait été difficile de lui parler directement. Mais au moins on aurait été proches. On se serait parlés, par-delà la barrière des organes... On aurait longtemps conversé, de la vie, de l’amour, de tes sécrétions. On se serait aimé, je crois, par-delà nos différences. Peut-être un jour, aurais-je été capable de lui tenir la main (ou un semblant de main). On aurait été heureux..
- Je veux bien bouffer de la viande crue pour vous faire plaisir...
- C’est fort urbain de ta part. »
Tant qu’à converser avec son vomi, autant rester courtois et chercher à satisfaire ses désirs. Les lèvres du bonhomme de gerbis avaient bougé comme dans une animation de pâte à modeler. Je la trouvais sympathique, cette flaque de déjections, après tout. Elle me parlait chaleureusement, sa voix grave avait des nuances de baryton. On percevait une certaine culture, une certaine classe, que j’étais loin de posséder. Ou alors c’était l’ivresse.
- Où avais-je la tête » s’écria-t-il soudain. « Je ne me suis pas présenté : je m’appelle Olfa.
- Ravi de faire votre connaissance. Moi c’est Francis... Eh, mais vous connaissez mon nom au fait ?
- Bien sûr. Cela fait depuis ta naissance que je te connais. A 6 mois exactement. La fenêtre était ouverte, alors j’ai pénétré dans l’appartement, écarté les rideaux de ton landau, et je suis rentré dans ta bouche... Un séjour fort agréable que les replis de ton jeune estomac, crois-moi. Ça me changeait de mon précédent hôte qui mangeait n’importe quoi... Jusqu’à sa propre merde.
- Sa propre...??
- C’était un petit chien.
- Mais... vous... tu... » J’avais envie de tutoyer ce bonhomme de gerbe. « Tu ne parlais pas avant ? Pourquoi tu veux parler avec moi ce soir ?
- Eh bien cher ami, tu ne m’avais jamais adressé la parole... Comme j’aime bien qu’on s’intéresse à moi, je ne me manifeste pas si on ne me cherche pas... Mais écoute, nous n’avons pas beaucoup de temps » lança-t-il alors que le penne de la porte bougeait, et que des coups étaient frappés sur le battant. « Retiens bien ce que je vais te dire : Marjorie adore Baudelaire (je l’ai entendu dans les conversations, pendant que tu sirotais nébuleusement ton vodka-orange). Alors si tu veux sortir avec elle, il va falloir lui en réciter tout de suite. Je t’aiderai, je connais tout le répertoire sur le bout des cellules. Et souviens-toi, ne parle de moi à personne.
- C’est entendu ». Restait le problème de la salle de bains souillée. Je demandai alors : « Mais comment est-ce que tu comptes nettoyer tout ce boOAAAAARrrrrGLEUUURFFFF »
Comme une tornade magique, tout le vomi, s’étant roulé en spirale, s’engouffra dans ma bouche ouverte. Je manquai de m’étouffer. Je sentais le liquide couler dans mon gosier, jusqu’à s’affaler en cascade dans mon estomac.
« Olfa » était retourné chez lui. Quel drôle de mironton. La salle de bain était nickel, sans nulle trace de déjections. Je lâchai un rot acide : c’était Olfa qui m’envoyait un petit signe amical. J’étais en pleine forme. A nous deux, Marjorie.
J’ouvris la porte de la salle de bains, décochai un radieux sourire au jeune homme qui attendait devant, puis je me dirigeai, presque sautillant, vers Marjorie. Elle bavassait mollement avec un groupe de trois copines.
- Marjorie ! Tu connais Baudelaire ? »
Elle se retourna vers moi, surprise. Elle avait quitté un instant son expression blasée qui lui bovinait le regard.
- Baudelaire ? Ouais ! J’aime beaucoup ! Comment un débile comme toi a pu savoir ça ? Qui te l’as dit ? »
Je laissai passer l’anathème, et, afin de ne pas dévoiler l’existence de mon parasite stomacal, je décidai de faire diversion par une récitation :
- Moi je le connais tout par cœur Baudelaire ! Attends, je vais te déclamer un poème ! »
J’ouvris une grande bouche baveuse... qui resta ouverte comme un four. Maudit fanfaron ! Qu’est-ce qui m’avait pris ? Je ne savais rien réciter ! « Olfa », si tant est que tu existes, que tu sois autre chose que le résultat d’une divagation d’ivrogne penché sur son dégueulis comme au-dessus d’un miroir, si tu existes, aide-moi !
C’est alors que je sentis un énorme chapelet d’éructations acides escalader ma trachée. Je tentais tant bien que mal de les moduler en productions articulées, humaines, compréhensibles. Et à ma grande surprise, en sculptant ces remontées gazeuses avec mon gosier, ma langue, mes dents et mes lèvres, je parvins à énoncer de manière tout à fait intelligible, avec la voix d’Olfa, la série suivante :
« Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme, ce beau matin d'été si doux... »
Et je déclamais d’un air inspiré l’intégralité de A une charogne. La pauvre Marjorie m’avait regardé avec des yeux de plus en plus écarquillés, et ses pupilles brûlaient à présent d’un feu noir. Je l’avais touchée en plein cœur. Ce fut le premier succès d’Olfa.
***