jeudi 31 octobre 2013

Petit guide du Congo gastronomique [Gallinacé Ardent]

PETIT GUIDE DU CONGO GASTRONOMIQUE


A Sébastien K. Degorce, l’instigateur du crime.

De la paume de la main, le Docteur écrasa un moustique sur son cou. Puis il sortit un mouchoir et s’essuya la sueur qui coulait sur sa peau rougie.
« Quel pays, seigneur... Quel pays ».
Sur le port d’arrivée de Tabémashoka, le Blanc, tout fraîchement débarqué de la passerelle du bateau, se retrouvait entouré d’une ribambelle de négrillons aux grosses lèvres rosâtres (comme deux saucisses maladroitement collées), aux grands yeux d’enfants candides et au sourire ahuri. Innombrables, grouillants comme des cloportes, bruyants et puants. Si seulement ils pouvaient cacher leur nudité ! Mais non, ils étaient tous torse nu, en pagne dans le meilleur des cas. Un certain nombre d’entre eux avaient tout de même tenté de s’habiller à l’occidentale, à l’image du colonisateur blanc. Il en résultait d’effroyables combinaisons de bras de chemise, de monocles et de canotiers qui juraient avec les colliers de perles, les os dans le nez et les boucles d’oreilles en fer-blanc. Certains portaient même les guêtres à même le dos du pied, sans chaussure. Répugnant. Le Docteur héla un porte-bagage dégingandé, aux bras ballants, au sourire encore plus baveux que les autres.
« Eh ! Toi ! Toi y en a porter bagage de Blanc ! Toi recevoir 3 francs ! Y en a bon salaire ! »
Pendant la longue traversée sur le Pachacamac, au large des côtes africaines, le Docteur avait eu largement le temps de travailler sur sa méthode Assimil Banania en 100 leçons. Il suffisait de mettre tous les verbes à l’infinitif, de transformer les formes atones (je / tu / il) des pronoms en formes toniques (moi / toi / lui), et de coller du « y en a » à tout bout de champ.
Les pupilles rondes et noires comme des olives sur du blanc d’œuf, le grand Noir prit la lourde valise du Blanc.
« Wou làlà ! » articula-t-il bêtement. « Missié y en a avoir valise très lourde ! 
-          Ca y en a être outils de travail » grimaça le Blanc. « Et maintenant, la ferme ! »


***
Le Docteur déplia la grande carte du Congo Belge. Les fleuves, les villages, les terra incognitae... Un cercle avait été tracé autour d’un petit bourg, Koloshwala. C’était le but ultime du Blanc ventripotent, à la chemise blanche tachée de sueur, collante et odorante. Il replia la carte, ses petits yeux bleus porcins s’étant resserrés. « A nous deux Coco ! » chuinta-t-il.
***
Le petit négrillon sortit de la case. Il faisait à peine 1m45. Il écarquilla ses grands yeux de gamin naïf et peureux. Le Docteur, avec un grand sourire, le contemplait.
« Bonjour Coco ! » lanca-t-il jovialement.
« Missié y en a être qui ? » répondit l’autre, circonspect, encore ébloui par le passage entre l’obscurité de la case et le dehors.
- Missié y en a s’appeler Hannibal Lecter. Et Missié avoir très faim »
Sans se hâter, il sortit tranquillement un gigantesque hachoir de boucher de sa valise. Coco écarquilla encore plus ses grands yeux comme des boules de loto.
-          Missié veut tuer gentil Noir ? Missié venu à Koloshwala rien que pour boulotter gentil Noir Coco ?
-          Tout juste Auguste »
Le Docteur Lecter abattit de toutes ses forces le hachoir sur le crâne du pauvre petit Nègre. Les derniers mots de sa victime furent : « Tintin !! »
Ce soir, c’est bombance pour Hannibal. Un vrai petit gueuleton, le premier sur le continent africain. Champagne.
***
Le Docteur Lecter finissait de se curer les dents. Il avait dans son assiette les restes de la carcasse de Coco : la cage thoracique grande ouverte. Chaque os avait été bien récuré, sucé, assimilé. Ça avait été délicieux (et ce petit goût de manioc arrangeait tout). Coco était maintenant en train d’être digéré. La cuisson aux fines herbes avait pris quelques heures, tout de même. On n’a pas rien sans rien. Les villageois de Koloshwala étaient restés à distance, horrifiés. Ils n’avaient pas osé intervenir, et considéraient le Docteur avec une terreur superstitieuse. Pas de problème, il  les boufferait après... sous sa nouvelle forme.
Dans la nuit lourde et épicée, des bruits de pas résonnèrent. Dans l’embrasure de la porte, un jeune homme apparut. Il portait un imperméable déchiré, un pantalon de golf élimé et troué. Il n’était pas bien large, mais ses yeux, malgré les cernes profondes, étaient vifs et mobiles, loin de l’indolence des natifs du pays. Il tenait un fox-terrier blanc complètement bouffi sous le bras droit. Le jeune homme haletait, visiblement hors d’haleine.
« Je vous tiens enfin, scélérat ! » eut-il la force d’articuler. Le vent chargé d’opium de la nuit africaine fit vaciller un peu la drôle de houppe qui lui agrémentait la tête, panache de cheveux comme dressé au gel, inamovible.
-          Mon cher Tintin... » grasseya Lecter. « Pourquoi ne pas vous asseoir ? Nous pourrons alors discuter tranquillement, et je pourrai répondre à toutes les nécessaires questions que vous vous posez à mon sujet.
-          Il n’en est pas question, forban ! » s’offusqua l’autre. Il allait continuer, quand un gémissement suraigu du fox-terrier l’arrêta. « Saperlipopette,tiens bon, Milou ! Je sais que tu as soif ! » Et le dénommé Tintin sortit une flasque de whisky de sa poche, retira le bouchon, et enfourna le goulot directement dans la gueule du chien.
-          Votre limier m’a l’air bien usé, mon cher Tintin... Avec un tel atout, comment avez-vous fini par me retrouver ? Comment votre brave Milou a-t-il bien pu me pister ? »
-          Il est vrai qu’à force de côtoyer le capitaine Haddock, qui laissait sans cesse traîner des verres pleins de whisky irlandais, mon pauvre chien est devenu complètement alcoolique. Il a besoin de sa rasade quotidienne d’alcool, il ne dessoûle plus. » Le chien Milou était effectivement devenu une sorte de saucissonade obèse et sale, la robe autrefois blanche devenue souillée et pelucheuse. Les yeux étaient gonflés, comme s’il avait fait une rechute de psittacose. Il tétait goûlument la boisson contenue dans la flasque, comme si sa vie en dépendait.
-          Mais cela ne l’a pas empêché de suivre votre trace, Docteur... dans ses moments de conscience claire » continuait le blanc-bec, qui tendait à présent un pistolet Browning vers son ennemi. « Nous vous avons pisté d’album en album, d’aventure en aventure... Vous nous avez vraiment donné du fil à retordre. Vous étiez insaisissable... Derrière vous, vous laissiez systématiquement un tas d’os de ce qui fut autrefois un personnage de mes aventures...
-          Laissez-moi continuer » fit gourmandement le Docteur. « Je me souviens... Mon premier exploit a été de dévorer le petit Tchang, avec accompagnement de nouilles et sauce Nuoc-Nam. Un petit delicatessen asiatique pour commencer... Ensuite ce fut un pot-au-feu du Capitaine Haddock. La viande sentait fort le vieux cuir et les embruns, il fallait mastiquer. Mais quel consistance ligamenteuse et juteuse ! »
Tintin regardait le Docteur continuer sa logorrhée sirupeuse avec des yeux agrandis d’horreur. Il se mettait à trembler comme une feuille. Il touchait à l’extrême limite de ses nerfs. Il allait tirer, éliminer définitivement ce démon. Mais non, Hannibal continuait monotonement, d’une voix de serpent, hypnotique :
-          Puis ce fut le tour du Professeur Tournesol, marinade excellente, avec le pendule en dragée et les lunettes crissantes sous la dent... Senhor Oliveira, et son réjouissant goût d’huile d’olive et de morue. Les Dupondt, poulaille faisandée, dure, obstinée. La Castafiore, goût de volaille écervelée, genre perdrix en surpoids incapable de voler mais roucoulant bien fort. Avec de la menthe ça attendrit toutefois. Une petite tortilla de Général Alcazar, et ça passe tout seul. Et du Szut pris en Rollmops, avec ensuite un petit cuissot de Rastapopoulos en dessert, parfumé à l’ouzo et la moussaka... »
-          ASSEZ ! » hurla le jeune homme, ébranlé dans ses fondations les plus profondes. « POURQUOI ? Pourquoi nous torturer ainsi ? Pourquoi avoir mangé tous mes amis... Il n’en reste plus un seul... Vous avez tout détruit... Même Coco, le dernier de mes premiers compagnons... Mon boy au Congo... Innocent, comme les autres...
-          C’est que j’ai toujours été un grand fan de votre œuvre, Monsieur Tintin. Votre ténacité, votre droiture me plaisait bien. C’est ainsi qu’un beau jour, j’ai décidé d’absorber votre univers. En le grignotant petit à petit, le boulottant bouchée après bouchée. Maintenant, il ne reste plus que vous, et votre clebs misérable. » A ses mots, Milou dans un spasme vomit un flot malodorant de Canigou et de Johnny Walker mélangés.
-          C’en est assez, monstre ! » Tintin avait de grands yeux de datura, fixes, tremblant comme des cellules au microscope. « Je vais devoir vous supprimer, vous vous rendez compte. La rédaction du Petit Vingtième ne sera pas contente, mais tant pis : vous me poussez à inaugurer mon premier meurtre de sang-froid.
-          Rassurez-vous mon cher, moi-même, j’en suis à mon 95ème et je me porte très bien ! » s’esclaffa le Docteur diabolique. « Sic transit gloria mundi ! »
Et empoignant à sa cuisse la machette thaïlandaise qui ne le quittait jamais, il jeta le projectile avec la précision d’un Navajo. La lame s’enfonça perpendiculairement dans le front du jeune Belge, qui lâcha un aaaakh ! non répertorié dans l’annuaire autorisé des canons de l’onomatopée franco-belge. Vif comme le cobra, Hannibal Lecter avait déjà saisi de ses doigts boudinés le pauvre chien Milou, à peine capable de réagir dans ses rêves éthyliques. D’une rapide torsion du poignet, le Docteur brisa les cervicales du canin.
C’en était fini des aventures de Tintin et Milou.
Le festin fut délicieux. Lecter ingéra tout, jusqu’à la cervelle du malheureux reporter. Il constata à cette occasion que le défunt avait planté une demi-douzaine d’allumettes dans sa chevelure avant de garantir la verticalité de sa houppe. « Rah le salopiot » avait sifflé le Docteur, admiratif. Ingénieux procédé... qui ne faisait que rajouter au splendide régal des papilles... Un léger arôme de bière et de frites, avec un gout braisé style grillade de scout... Une fois !
***
Avec la grâce printanière de l’hippopotame repu, Hannibal Lecter quitta la table. Il sortit en-dehors de la case afin de sentir sur lui, sur son nouveau corps, la quiétude vibrante du dôme étoilé de la nuit africaine. Un parfum d’épices flottait. Les habitants de Koloshwala se tenaient à distance, terrorisés. L’un d’entre eux murmura : « Dire qu’en Europe, tous les petits Blancs y en a être comme Hannibal Lecter... »
Mais lui n’en avait cure. Il avait finalement dévoré, outre la totalité des personnages des aventures de Tintin, le protagoniste lui-même ainsi que son chien fidèle (revenu aux oignons et fines herbes). Il rota bruyamment, sourit face au ciel nocturne. Un petit effort de concentration, et hop ! Toute la physiognomie du bon Docteur se transforma en celle de Tintin, corpulence et vêtements compris. Il avait tout assimilé. Alors il s’amusa à se changer en Haddock, en Castafiore, en Rastapopoulos... Il les possédait tous, à présent. Il pouvait prendre toutes les formes qu’il lui convenait de prendre : caméléon eternel, il connaissait les plus hautes arcanes de la création d’Hergé. Polymorphe, métamorphe, il allait maintenant remettre de l’ordre dans l’univers de Tintin. Y introduire... une subtile louche de pourriture. Il réarrangerait tous les albums, envahirait les rêves des jeunes lecteurs, leur pourrirait l’imagination, la corromprait avec un plaisir vicieux et précis.

Quand Hannibal Lecter devient Tintin, les murs de notre enfance volent en éclats. L’appétit rouge sang s’installe dans le creux de l’estomac des enfants. Et alors...  

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