OPAPPI !
« Aucun problème de santé n’a été
enregistré jusqu’à présent
et il n’y en aura pas à l’avenir.
Aujourd’hui, sous le ciel bleu de Fukushima,
des enfants jouent au ballon et
regardent vers l’avenir.
Pas vers le passé. »
Shinzo Abe, premier ministre du Japon, 7
septembre 2013, Buenos Aires.
Une nuit, Yumiko a fait un rêve.
Fukushima-ken,
Namié-shi. 9h45.
Yumiko est dans le gymnase. Coupe frangée, cheveux
de jais, bouche encore enfantine. Tenue d’écolière. Le calendrier mural indique
jeudi 25 juillet, le spectacle va commencer.
La petite fille habite à Namié. Elle suit ses cours
au collège Minami-Horibata. Elle est en première année de collège, mais ils ne
sont déjà plus que 10 dans la classe. Les autres enfants ont fait leurs adieux.
Ils sont partis très loin, de l’autre côté du Japon. Cela a rendu Yumiko très
triste (scènes de larmes).
A présent, Yumiko est tout excitée. Elle oublie sa
peur quotidienne, sa vie ennuyeuse et passée à l’éteignoir, les règles, les
obligations, les interdictions. Le gymnase de l’école grouille de monde. Il y a
tous les élèves et tous les parents (pour pouvoir remplir suffisamment la
salle, ils ont été chercher des élèves d’autres écoles et les ont acheminés par
bus – Soma, Minami-Soma, Iitate-mura, Ipponmatsu, Rikuzentakata...) Empêtrées
dans leurs corps de peluche, des mascottes représentant les différentes villes
gigotent sur place en faisant de grands gestes de la main : Kyuchan le
cheval vert, de Soma ; Popomuru le gros navet rose, de Minami-Soma ;
Gyudon-kun le bol de riz à la viande, de Iitate-mura ; Mattchan le lapin,
de Ipponmatsu ; Mumu l’hippopotame violet, de Rikuzentakata.
Elle a pu apercevoir de loin Tamuro, le fameux
presentateur télé ! Il a ses lunettes de soleil habituelles : sa
marque de fabrique. A ses côtés, Moody
Katsuyama ajuste son surdimensionné noeud papillon rose et s’éclaircit la
voix. Il se prépare à chanter des mélopées langoureuses de sa voix de crooner
de karaoké. Mais Tamuro et Moody Katsuyama ne seront pas seuls : toutes
les célébrités vont défiler, là, sur le podium. Des gens que Yu,iko n’a vus
seulement à la télé. Des gens qui ont fait rire des dizaines de millions de
personnes.
Sekai
no abe-atsu, avec sa moustache à l’ancienne et sa
face congestionnée. Kojima Yoshio et
ses roulements d’épaules. Tetsu and Tomo,
leur duo à la guitare en survêtement bleu et rouge. Koriki le catcheur d’un mètre 50, son slip noir, sa cape et son
gros bide. Edo Harumi et ses
« gueuuuu » lancés en bougeant les index. Ce serait un gag-marathon. Et pour le glamour, on a
annoncé (sous réserves) la participation de quelques membres de AKB48.
Au-dessus de l’estrade, une grande banderole déployée :
« Redonner
le sourire aux enfants victimes de la catastrophe – Saisir à pleines mains
l’avenir ».
C’est le slogan officiel de l’année. Tous les
artistes s’apprêtent à se donner beaucoup de peine pour amuser les enfants -
les réconforter, leur donner chaud au cœur, leur faire briller les yeux. La télé,
dans un coin, filme.
Ça commence. Tamuro avec un grand sourire en
croissant de lune, s’exclame : « Saa, mina-san... ohayo
gozaimasu ! » Et ses deux acolytes féminins habillés de blanc
s’écrient aussitôt, dans un écho suraigu : « Ohayo gozaimaaaasuu ! »
S’ensuit un discours mélopieux sur le
temps qu’il a fait ces derniers jours, sur la nécessité de réaliser ses rêves,
d’être de bonne humeur en permanence, et de bien manger ses céréales. Moody
Katsuyama, tout clignotant de strass, un énorme noeud papillon sous la gorge, a
la main posée sur le coeur. Il est souriant, quoique larmoyant. D’ailleurs,
tout le monde a les larmes aux yeux mais un grand sourire.
Mais place au rire ! Kojima Yoshio arrive en
scène, déclenchant une clameur de joie. D’un geste net, il arrive tout ses vêtements
d’un seul coup, dévoilant son slip vert pomme. Il se trémousse, plie les
genoux, fait semblant de frapper du poing le sol, et braille « Sonna ni kankei nee ! Sonna ni kankei nee ! », son
cri de guerre. Les enfants se roulent par terre de rire. Yumiko aussi. Puis
Kojima Yoshio quasiment nu secoue les épaules en moulinets, tire la langue en
se dandinant, puis, levant une jambe, il se frappe le front du gras de la paume
en flûtant : « OPAPPI ! » (abréviation drolatique de Ocean PAcific PEAce, nul ne sait
pourquoi). L’hilarité fait vibrer la salle, emplit les recoins, les enfants
gigotent comme une houle.
Puis l’amuseur se précipite sur le micro :
« Mesdames et messieurs, il y a eu un petit
changement de programme. Au lieu du programme précédemment annoncé de danses et
de sketches amusants, le spectacle va maintenant consister en un tabassage
systématique des enfants désobéissants »
L’atmosphère change du tout au tout, se leste de gravité.
L’assemblée se fige, un peu choquée. Kojima Yoshio empoigne un enfant du
premier rang, le traîne sur l’estrade, et lui frappe violemment le front en
hurlant : « OPPAPI ! Comme ca, les petits amis :
OPPAPI ! » Et il giffle encore l’enfant sur la tête. « Mettez-vous
en file, les enfants ! Et qu’ca saute ! »
Tous les regards des adultes se tournent vers les
méchants petits garcons et les méchantes petits filles (méchants : mais ils
le sont tous, après tout : le compteur geiger le sait, il enregistre tout,
ils savent qu’ils ont joué dehors, qu’ils ont touché quelque chose qu’il ne
fallait pas, qu’ils n’ont pas voulu boire le lait des éleveurs locaux, qu’ils ont
fait des caprices, ils ont été méchants, méchants, ils ont secoué leur cage,
ils ont voulu respirer l’air extérieur, ramasser de la terre, ils ne se sont
pas lavés, pas tenus droits, pas été gais, ils n’ont pas souri, or il faut
sourire, souriez souriez, ou mourez, fermez vos gueules, devant, sales petites
bêtes, droit, droit, ne sortez pas des clous, respirez comme on vous dit,
fermez-vous, renfermez-vous, claquemurez-vous, mais souriez, ayez le sourire du
Bouddha, même les pieds dans la merde il sourit encore gravement, tranquillement,
le sourire du monde, obéissant, rangé, ayant exclu toute passion, marionnette
de chair, yeux crevés, membres atrophiés, méchants, méchants).
Les élèves se mettent debout, sans rébellion. Ils se
mettent tous en file. Certains commencent déjà à pleurer. Mais ils n’ont pas le
choix. Ils ont été dressés à obéir, à ne jamais contester la parole de
l’adulte. Même si cela implique sa propre destruction. Au fond, toutes les
grandes personnes le désirent : frapper les enfants. Au bout de chaque
file s’est placé un amuseur ou une mascotte, la main levée, prêt à frapper.
Coup de sifflet de Tamuro, on commence : « 1, 2, 3 – pan – OPAPPI ! - suivant ». Kojima
Yoshio est très rapide, on dirait qu’il marque du bétail de sa paume, OPAPPI !
Moody Katsuyama, les yeux embués, toujours souriant, distribue des claques en
rythme. Kyuchan la mascotte fait sentir sur les corps le poing de l’adulte dans
son gant de fourrure verte. Les parents se joignent bien volontiers à la
bastonnade (tout le monde doit
participer, allez allez, on s’amuse ! Plus d’hypocrisie, vous avez tous
rêvé de faire ça, punir, punir, non vos enfants ne grandiront pas, nuisibles,
nuisibles, souriez souriez). On ne vise plus le front, maintenant, on tape de
toutes les phalanges, on a même le droit de donner des coups de pieds, c’est drôle ! Mais attention, une
seule règle : il faut crier « OPAPPI ! » quand on frappe,
c’est la loi. Au coup de sifflet, OPAPPI ! Les mêmes trois syllabes
idiotes vagies par des centaines de papas et de mamans. Le gymnase bruisse des
coups sur la chair des enfants, OPAPPI ! Les joues des écoliers tournent
au rouge vif. Le sang gicle des narines. Les dents de lait sont brisées.
Une nouvelle banderole, déployée dans tout la
largeur du gymnase, a remplacé l’ancienne.
« Redonner
le sourire à la catastrophe – Saisir à pleines mains les enfants victimes
de l’avenir ».
Et Kojima Yoshio hurle pour ne pas laisser l’élan
retomber : Mauvais élèves, pourquoi
ne respectez-vous pas les règles, vous n’aviez pas le droit de toucher, de
désobéir aux parents, vous le savez, souillons, petits vicieux indisciplinés,
bouts de cadavres ! Yumiko arrive en bout de file. Des sillons de
larmes lui dégoulinent des yeux. Elle sanglote. Mais elle sait que c’est pour
son bien. La silhouette imposante de Kojima Yoshio, quasiment nue, palpitante
de sueur, se dresse comme un démon. Coup de sifflet. Le son ralentit, le monde
a l’air de fondre, l’homme frappe de toute la force de son poing, qui vient
labourer au ralenti le visage de Yumiko. L’arète nasale est écrasée et
s’enfonce dans le crâne, les dents giclent comme des éclaboussures, le poing de
l’amuseur, velu, calleux, a remplacé les traits du visage de la petite fille.
Puis, lentement, méthodiquement, Kojima Yoshio tourne son poing, tordant la
peau et les chairs dévastées. A travers le rideau de douche qui couvre ses yeux
ensanglantés, Yumiko peut voir l’homme énorme, bouillant et rouge, hurler de
toutes ses forces, crachant des postillons brûlants comme des gouttes de
flamme :
OPAPPI !
La scène se brouille ensuite dans un déluge d’images
de violence, d’images de sang, collantes, rouges, saturées. Le coeur exsude sa
rage, jubilation amère, pensées dures comme des cailloux, méchantes, absolues,
des envies de saccage, des lacérations roses.
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