dimanche 10 novembre 2013

OPAPPI ! [Gallinacé Ardent]

OPAPPI !

« Aucun problème de santé n’a été enregistré jusqu’à présent
et il n’y en aura pas à l’avenir. Aujourd’hui, sous le ciel bleu de Fukushima,
des enfants jouent au ballon et regardent vers l’avenir.
Pas vers le passé. »
Shinzo Abe, premier ministre du Japon, 7 septembre 2013, Buenos Aires.

 Une nuit, Yumiko a fait un rêve.

Fukushima-ken, Namié-shi. 9h45.
Yumiko est dans le gymnase. Coupe frangée, cheveux de jais, bouche encore enfantine. Tenue d’écolière. Le calendrier mural indique jeudi 25 juillet, le spectacle va commencer.
La petite fille habite à Namié. Elle suit ses cours au collège Minami-Horibata. Elle est en première année de collège, mais ils ne sont déjà plus que 10 dans la classe. Les autres enfants ont fait leurs adieux. Ils sont partis très loin, de l’autre côté du Japon. Cela a rendu Yumiko très triste (scènes de larmes).
A présent, Yumiko est tout excitée. Elle oublie sa peur quotidienne, sa vie ennuyeuse et passée à l’éteignoir, les règles, les obligations, les interdictions. Le gymnase de l’école grouille de monde. Il y a tous les élèves et tous les parents (pour pouvoir remplir suffisamment la salle, ils ont été chercher des élèves d’autres écoles et les ont acheminés par bus – Soma, Minami-Soma, Iitate-mura, Ipponmatsu, Rikuzentakata...) Empêtrées dans leurs corps de peluche, des mascottes représentant les différentes villes gigotent sur place en faisant de grands gestes de la main : Kyuchan le cheval vert, de Soma ; Popomuru le gros navet rose, de Minami-Soma ; Gyudon-kun le bol de riz à la viande, de Iitate-mura ; Mattchan le lapin, de Ipponmatsu ; Mumu l’hippopotame violet, de Rikuzentakata.
Elle a pu apercevoir de loin Tamuro, le fameux presentateur télé ! Il a ses lunettes de soleil habituelles : sa marque de fabrique. A ses côtés, Moody Katsuyama ajuste son surdimensionné noeud papillon rose et s’éclaircit la voix. Il se prépare à chanter des mélopées langoureuses de sa voix de crooner de karaoké. Mais Tamuro et Moody Katsuyama ne seront pas seuls : toutes les célébrités vont défiler, là, sur le podium. Des gens que Yu,iko n’a vus seulement à la télé. Des gens qui ont fait rire des dizaines de millions de personnes.
Sekai no abe-atsu, avec sa moustache à l’ancienne et sa face congestionnée. Kojima Yoshio et ses roulements d’épaules. Tetsu and Tomo, leur duo à la guitare en survêtement bleu et rouge. Koriki le catcheur d’un mètre 50, son slip noir, sa cape et son gros bide. Edo Harumi et ses « gueuuuu » lancés en bougeant les index. Ce serait un gag-marathon. Et pour le glamour, on a annoncé (sous réserves) la participation de quelques membres de AKB48.   
Au-dessus de l’estrade, une grande banderole déployée :
« Redonner le sourire aux enfants victimes de la catastrophe – Saisir à pleines mains l’avenir ».
C’est le slogan officiel de l’année. Tous les artistes s’apprêtent à se donner beaucoup de peine pour amuser les enfants - les réconforter, leur donner chaud au cœur, leur faire briller les yeux. La télé, dans un coin, filme.
Ça commence. Tamuro avec un grand sourire en croissant de lune, s’exclame : « Saa, mina-san... ohayo gozaimasu ! » Et ses deux acolytes féminins habillés de blanc s’écrient aussitôt, dans un écho suraigu : « Ohayo gozaimaaaasuu ! » S’ensuit un discours mélopieux sur le temps qu’il a fait ces derniers jours, sur la nécessité de réaliser ses rêves, d’être de bonne humeur en permanence, et de bien manger ses céréales. Moody Katsuyama, tout clignotant de strass, un énorme noeud papillon sous la gorge, a la main posée sur le coeur. Il est souriant, quoique larmoyant. D’ailleurs, tout le monde a les larmes aux yeux mais un grand sourire.
Mais place au rire ! Kojima Yoshio arrive en scène, déclenchant une clameur de joie. D’un geste net, il arrive tout ses vêtements d’un seul coup, dévoilant son slip vert pomme. Il se trémousse, plie les genoux, fait semblant de frapper du poing le sol, et braille « Sonna ni kankei nee ! Sonna ni kankei nee ! », son cri de guerre. Les enfants se roulent par terre de rire. Yumiko aussi. Puis Kojima Yoshio quasiment nu secoue les épaules en moulinets, tire la langue en se dandinant, puis, levant une jambe, il se frappe le front du gras de la paume en flûtant : « OPAPPI ! » (abréviation drolatique de Ocean PAcific PEAce, nul ne sait pourquoi). L’hilarité fait vibrer la salle, emplit les recoins, les enfants gigotent comme une houle.
Puis l’amuseur se précipite sur le micro :
« Mesdames et messieurs, il y a eu un petit changement de programme. Au lieu du programme précédemment annoncé de danses et de sketches amusants, le spectacle va maintenant consister en un tabassage systématique des enfants désobéissants »
L’atmosphère change du tout au tout, se leste de gravité. L’assemblée se fige, un peu choquée. Kojima Yoshio empoigne un enfant du premier rang, le traîne sur l’estrade, et lui frappe violemment le front en hurlant : « OPPAPI ! Comme ca, les petits amis : OPPAPI ! » Et il giffle encore l’enfant sur la tête. « Mettez-vous en file, les enfants ! Et qu’ca saute ! »
Tous les regards des adultes se tournent vers les méchants petits garcons et les méchantes petits filles (méchants : mais ils le sont tous, après tout : le compteur geiger le sait, il enregistre tout, ils savent qu’ils ont joué dehors, qu’ils ont touché quelque chose qu’il ne fallait pas, qu’ils n’ont pas voulu boire le lait des éleveurs locaux, qu’ils ont fait des caprices, ils ont été méchants, méchants, ils ont secoué leur cage, ils ont voulu respirer l’air extérieur, ramasser de la terre, ils ne se sont pas lavés, pas tenus droits, pas été gais, ils n’ont pas souri, or il faut sourire, souriez souriez, ou mourez, fermez vos gueules, devant, sales petites bêtes, droit, droit, ne sortez pas des clous, respirez comme on vous dit, fermez-vous, renfermez-vous, claquemurez-vous, mais souriez, ayez le sourire du Bouddha, même les pieds dans la merde il sourit encore gravement, tranquillement, le sourire du monde, obéissant, rangé, ayant exclu toute passion, marionnette de chair, yeux crevés, membres atrophiés, méchants, méchants).
Les élèves se mettent debout, sans rébellion. Ils se mettent tous en file. Certains commencent déjà à pleurer. Mais ils n’ont pas le choix. Ils ont été dressés à obéir, à ne jamais contester la parole de l’adulte. Même si cela implique sa propre destruction. Au fond, toutes les grandes personnes le désirent : frapper les enfants. Au bout de chaque file s’est placé un amuseur ou une mascotte, la main levée, prêt à frapper. Coup de sifflet de Tamuro, on commence : « 1, 2, 3 – pan – OPAPPI ! - suivant ». Kojima Yoshio est très rapide, on dirait qu’il marque du bétail de sa paume, OPAPPI ! Moody Katsuyama, les yeux embués, toujours souriant, distribue des claques en rythme. Kyuchan la mascotte fait sentir sur les corps le poing de l’adulte dans son gant de fourrure verte. Les parents se joignent bien volontiers à la bastonnade (tout le monde doit participer, allez allez, on s’amuse ! Plus d’hypocrisie, vous avez tous rêvé de faire ça, punir, punir, non vos enfants ne grandiront pas, nuisibles, nuisibles, souriez souriez). On ne vise plus le front, maintenant, on tape de toutes les phalanges, on a même le droit de donner des coups de pieds, c’est drôle ! Mais attention, une seule règle : il faut crier « OPAPPI ! » quand on frappe, c’est la loi. Au coup de sifflet, OPAPPI ! Les mêmes trois syllabes idiotes vagies par des centaines de papas et de mamans. Le gymnase bruisse des coups sur la chair des enfants, OPAPPI ! Les joues des écoliers tournent au rouge vif. Le sang gicle des narines. Les dents de lait sont brisées.
Une nouvelle banderole, déployée dans tout la largeur du gymnase, a remplacé l’ancienne.
« Redonner le sourire à la catastrophe – Saisir à pleines mains les enfants victimes de l’avenir ».
Et Kojima Yoshio hurle pour ne pas laisser l’élan retomber : Mauvais élèves, pourquoi ne respectez-vous pas les règles, vous n’aviez pas le droit de toucher, de désobéir aux parents, vous le savez, souillons, petits vicieux indisciplinés, bouts de cadavres ! Yumiko arrive en bout de file. Des sillons de larmes lui dégoulinent des yeux. Elle sanglote. Mais elle sait que c’est pour son bien. La silhouette imposante de Kojima Yoshio, quasiment nue, palpitante de sueur, se dresse comme un démon. Coup de sifflet. Le son ralentit, le monde a l’air de fondre, l’homme frappe de toute la force de son poing, qui vient labourer au ralenti le visage de Yumiko. L’arète nasale est écrasée et s’enfonce dans le crâne, les dents giclent comme des éclaboussures, le poing de l’amuseur, velu, calleux, a remplacé les traits du visage de la petite fille. Puis, lentement, méthodiquement, Kojima Yoshio tourne son poing, tordant la peau et les chairs dévastées. A travers le rideau de douche qui couvre ses yeux ensanglantés, Yumiko peut voir l’homme énorme, bouillant et rouge, hurler de toutes ses forces, crachant des postillons brûlants comme des gouttes de flamme :
OPAPPI !

La scène se brouille ensuite dans un déluge d’images de violence, d’images de sang, collantes, rouges, saturées. Le coeur exsude sa rage, jubilation amère, pensées dures comme des cailloux, méchantes, absolues, des envies de saccage, des lacérations roses.

Dans son âme de lièvre noir, la petite fille rêve de déchirer le monde avec les dents.

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