Le fond de l’air est
frais en ce mois d’octobre. Mais peu importe, mon métabolisme ne
craint pas les variations de chaleur. Le sang sur mon visage et ma
combinaison commence à sécher, souvenir de ma quatrième victime.
Elle était bien trop proche de moi pour que je puisse dégainer mon
fusil, peu adéquat pour un tir à bout portant. Je l’avais donc
attendue, couteau à la main, caché derrière un arbre. D’un
simple bond à son passage j’avais réussi à l’immobiliser avant
de faire doucement glisser ma lame aiguisée le long de son cou. Il
n’avait fallu que quelques instants pour que son sang ne submerge
ses poumons et qu’elle ne rende son dernier soupir dans un râle
chargé d’hémoglobine.
Je ne chasse que pour
le sport, le plaisir de la traque. J’ai bien goûté la chair de
l’animal lorsque j’en avais abattu un la première fois ;
mais qu’elle soit crue ou cuite, sa viande avait un goût infect,
de toute évidence impropre à la consommation. Je me contente donc
d’un petit trophée pris sur chaque dépouille, pour garder le
décompte de ma partie de chasse. Je pourrais prendre une tête et la
faire empailler pour décorer mon antre mais je trouve cette bête
particulièrement hideuse et ne désirerais pas voir un tel visage, à
quelque heure de la journée. Je me contente d’un petit os, la
dernière phalange du cinquième doigt de la main, que je dépiaute
avec mon couteau pour en retirer la chair qui ne demande qu’à
pourrir une fois séparée du reste du corps. Si la viande est peu
goûteuse, je trouve le sang loin d’être désagréable en petite
quantité et je lèche à chaque fois celui-ci sur ma lame avant de
la ranger dans le fourreau à ma ceinture.
Le coin est
sympathique : Les branches dansent au rythme du vent, semant
dans une pluie ocre les feuilles qui viennent délicatement former un
tapis au sol. Ce dernier amortit chacun de mes pas et me permet
d’approcher le gibier sans qu’il ne risque de s’enfuir en
entendant mon approche. La musique tout en bruissements de la forêt
semble de nature à apaiser la faune locale qui se laisse abattre
sans la moindre résistance, comme si cette mélodie endormait leur
instinct de survie. La chasse en est presque ennuyeuse, trop facile
pour un chasseur expérimenté tel que moi. S’il y a peu de chance
que je revienne à nouveau ici, il n’est pas exclu que j’en
touche un mot à mon club de chasse, ce terrain ferra un parfait lieu
pour entraîner les débutants.
Je m’avance à pas
feutrés, toujours à couvert des branches jusqu’à un amas de
fougères au bord d’une allée de terre. Un couple et sa
progéniture se profilent à l’horizon et je m’installe
confortablement, à plat ventre, le canon du fusil au ras du sol,
caché par les fougères ; il s’agit d’une prise à ne pas
manquer. Je vérifie le chargeur de mon arme, un fusil à visée
optique avec un silencieux.
Le mâle est sans doute
un mâle alpha vu sa carrure, des épaules larges, une démarche
assurée et un regard droit devant lui. La femelle aux mamelles
généreuses garde un regard affectueux et protecteur sur sa petite
qui batifole quelques mètres devant sur un engin à roues. Cette
dernière est menue, les cheveux attachés en deux couettes, pédalant
gaiement, un sourire fixé aux lèvres. C’est à ce moment que je
repère un quatrième animal, d’une taille moindre, recouvert de
fourrure et tenu en laisse par la femelle du groupe.
C’est le chien qui
sent ma présence le premier, alors que sa maîtresse tente de calmer
son excitation. Il est bizarre de remarquer que, quelle que soit la
planète, l’instinct de survie semble être inversement
proportionnel au niveau de développement technologique. Les humains
soi-disant intelligents et évolués continuent à ignorer le danger
de ma présence tandis qu’un animal aussi primitif que leur canidé
est capable de sentir la menace qui pèse sur eux.
Difficile de se
décider, j’hésite sur la stratégie à adopter. La logique du
chasseur voudrait que j’abatte directement le mâle dominant qui
représente en théorie la plus grande menace. Mais je commence à
saisir un peu mieux le contour du comportement humain et il y a peu
de chance qu’il soit vraiment dangereux. J’opte finalement pour
une stratégie audacieuse mais bien plus ludique : instiller la
terreur au risque de voir une proie m’échapper. Jusqu’à
maintenant tout s’est toujours passé trop vite pour que mes
victimes réalisent ce qui leur arrivait ; étudier leur
comportement face au danger avéré pourrait se révéler riche
d’enseignements.
J’aligne dans mon
viseur la roue avant du vélo et tire mon premier coup. Transpercé
d’une balle le pneu éclate et vient se coincer entre les rayons de
la roue, ayant pour effet de la bloquer net. La fillette se retrouve
propulsée, la tête par-dessus le guidon, la surprise sur son visage
se teintant rapidement d’appréhension à mesure que le sol se
rapproche de celui-ci. Si seulement j’avais eu l’idée de prendre
une caméra pour immortaliser cet instant et pouvoir me le repasser
au ralenti ! Ses dents viennent heurter le sol dans un
claquement sec avant que le reste du visage ne vienne râper le sol
fait de terre et de petits cailloux. Le reste du corps suit de près,
s’affaissant mollement, comme une poupée de chiffon.
Il y a eu un petit
moment de flottement, comme si le temps s’était suspendu un
instant pour se remettre du choc, avant qu’une complainte
stridente, faite de hurlements pleurnichards, ne s’élève du petit
corps qui s’agite désormais de soubresauts. Au moment où je
retire l’œil du viseur pour embrasser toute la scène de mon
regard, les deux parents se sont déjà mis à courir en direction de
l’enfant. Ils ne se doutent toujours de rien, le silencieux de mon
fusil ayant réduit suffisamment le bruit de la déflagration pour
qu’elle soit assimilable à l’explosion du pneu du vélo. Seul le
chien n’est pas dupe, grognant dans ma direction, tirant sur la
laisse qui le retient de me sauter dessus, essayant d’attirer
l’attention de ses maîtres. Mais ceux-ci sont trop accaparés par
leur fillette blessée pour s’occuper d’un animal réclamant de
l’attention au moment qui semble le plus inopportun.
Je retiens ma
respiration au moment de presser la détente afin de garder une
trajectoire parfaite. Le turbulent animal pousse un petit jappement
avant de tomber délicatement sur le flanc, le bruit de la chute
presque entièrement amorti par le pelage de la bête. C’est
probablement l’absence de tension sur sa laisse qui attire
l’attention de sa maîtresse jusque-là focalisée sur sa fille.
L’homme suit le regard sa femme et découvre presque en même temps
qu’elle le cadavre de leur animal de compagnie. Le doute est
désormais évanoui, ils savent qu’ils sont chassés et l’attente
de leur réaction est un stimulant puissant ; je suis excité
d’enfin découvrir quelle va être leur réaction.
L’homme vient de se
redresser brusquement ; ses jambes flagellent et il balaye
nerveusement les alentours du regard. Je peux lire sans difficulté
l’angoisse et l’indécision dans son regard. À
la simple façon dont le corps du chien est disposé, n’importe
quel être se prétendant intelligent aurait dû déduire l’origine
du coup de feu ; mais, comme je m’y attendais, il est dépourvu
de toute jugeote et continue de fureter à la ronde du regard,
complètement immobile, faisant preuve encore une fois de l’absence
complète d’instinct de survie chez cette espèce.
La femme, quant à
elle, semble un peu plus apte à la survie. Mais peut-être est-ce
plutôt l’instinct maternel que celui de survie qui la pousse à
agir. Quoi qu’il en soit, tandis que son compagnon était resté
figé, elle avait attrapé sa fille dans ses bras et s’était mise
à courir pour s’éloigner le plus loin possible du danger. Note
pour plus tard : les femelles de cette espèce, tout du moins
celles ayant déjà procréé, sont des cibles bien plus palpitantes,
contrairement aux mâles qui apparemment ne représentent aucun
challenge. Puisque le mâle semble attendre calmement la mort là où
il se trouve, j’oriente ma ligne de mire vers la fugitive avant
qu’elle ne soit définitivement hors de portée.
Un nouveau coup part,
avalant la distance me séparant de la femme en un instant. La balle
se fiche dans son mollet et, entraînée par son élan, elle
s’écroule au sol, uniquement amortie par le corps de sa fille
qu’elle tenait dans les bras et qui s’est retrouvée coincée
entre sa mère et le sol. Dans une série de sanglots, elle
entreprend de poursuivre sa fuite coûte que coûte, se traînant au
sol en tenant sa fille inconsciente, ou déjà morte, d’un bras.
Une dernière balle dans la nuque met fin à sa vaine tentative au
milieu de l’allée dont la terre commence à se teinter de rouge.
Le regard de l’homme
a cessé d’errer, il est désormais fixé dans ma direction. Il ne
fait aucun doute qu’il a parfaitement entendu le cliquetis de la
culasse, tout comme celui de la détonation malgré la présence du
silencieux. Alors que je m’attendais à une charge haineuse et
désespérée il n’en est rien. Il reste là, résigné, presque
stoïque. Tout d’un coup, il tombe à genoux et fond en larme.
Toute la faiblesse de son espèce se lit dans sa détresse, il ne
luttera pas pour survivre. Il ne cesse d’implorer ma pitié entre
deux sanglots, mais il ne la mérite pas ; seuls les vrais
guerriers qui ne la demanderont sous aucun prétexte la méritent. Je
me redresse de ma cachette et m’avance à découvert, pour qu’il
puisse voir mon visage, le visage de la mort.
Je pense avoir fait le
tour de cette planète, métaphoriquement bien sûr. La partie de
chasse est sur le point de s’achever avec cette dernière cible. Je
vais pouvoir retourner enfin chez moi, retrouver ma femme et mon
fils. Même si une dizaine d’humains ne représente pas un trophée
exceptionnel, je sais qu’ils seront fiers de moi. Cela fait partie
du rôle d’éclaireur, on peut tomber sur une planète
dangereusement hostile qui ne sera réservée qu’aux chasseurs les
plus aguerris. Et on peut débarquer comme ici sur une charmante et
pittoresque planète sans réelle challenge et qui sera probablement
classée tout en bas de l’échelle des coins de chasse potentiels.
Un terrain pour débutants sur lequel j’amènerai probablement mon
fils pratiquer. Il sera bientôt en âge de passer le rite
d’initiation et j’ai déjà repéré le fusil qui ferait un
parfait cadeau pour son anniversaire à venir.
Je m’approche de ma
dernière victime jusqu’à me trouver à un pas de lui. Il lève la
tête dans ma direction et derrière le flot de larmes j’entraperçois
une lueur d’incompréhension. D’ailleurs il finit par réussir à
exprimer cette incompréhension en hoquetant cette question formée
d’un simple mot « Pourquoi ? ». Il n’obtiendra
comme seule réponse que le glissement de ma lame sur sa gorge.
Étrange ce besoin de
justification. En quoi la connaissance de mes motivations aurait
changé quoi que ce soit pour lui ? Il se serait vidé de son
sang comme un porc de toute façon. Est-ce qu’il espérait que
cette simple question me pousserait à m’interroger sur mes
motivations et pourquoi pas à lui laisser la vie sauve ?
C’était futile. Je sais très bien pourquoi je chasse, c’est
tout simplement ma nature, la seule chose pour laquelle je sois fait
et la seule chose pour laquelle je sois doué ; pas seulement
doué, le meilleur. Je garde à chaque fois ancré dans ma mémoire
la montée d’adrénaline de la traque, le cœur qui s’accélère
quand la cible est dans le viseur, le triomphe de voir celle-ci
s’affaler au sol, vaincue. Et puis aussi la redescente que je
commence à ressentir, quand la chasse est finie et que je regagne
serein mon vaisseau, cette plénitude enfin atteinte.
Je me mets en quête de
mon vaisseau, il me reste une sacrée route à parcourir à travers
les étoiles pour regagner mon chez-moi. Étonnamment je ne me
rappelle pas clairement où je l’ai garé. Habituellement je n’ai
jamais ce genre de problèmes, c’en serait presque inquiétant.
Allons, je vais revenir sur mes pas et je finirai bien par le
trouver, il ne peut pas être bien loin.
***
Extrait du journal
télévisé du 12 janvier 2015 :
« Les experts
psychiatriques ont rendu leurs conclusions dans l’affaire du
chasseur fou qui a été déclaré irresponsable et sera interné
dans un hôpital psychiatrique. Rappel des faits : il y a de
cela trois mois, ce chasseur, père de famille, avait tué sa femme
et son fils avant de s’en prendre à des promeneurs, faisant huit
victimes supplémentaires et une fillette de cinq ans grièvement
blessée. Des actes de mutilation et de cannibalisme étaient
également retenus contre lui, ainsi que le meurtre d’un chien. Il
avait été retrouvé couvert de sang, errant en bordure de forêt,
ne semblant pas se souvenir du moindre de ses actes. Reconnu
schizophrène, il est apparu durant l’enquête qu’il était
persuadé être un predator, un des extraterrestres imaginés dans le
film de science-fiction du même nom. »
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