Shav Sadhana [Nosfé]
Une vache était allongée en travers de la route. Tous, du
cyclomoteur au camion en surcharge, faisaient un écart pour
l’éviter. Et le bovidé, apathique, de ruminer, tranquillement,
sans bouger.
Du bout des doigts, Jack tourna son volant, et le
Land Rover contourna, à son tour, l’animal sacré.
C’était
la première fois que le chasseur de divinité venait en Inde. Sa
première mission sur une terre aussi pétrie de mysticisme. Cela ne
cessait de l’étonner.
Une autre vache, marchant celle-ci.
Jack passa à côté, et tripota le bouton de la climatisation. Le
soleil au-dehors était brûlant, plus guère tempéré par
l’altitude des monts himalayens qu’il venait de quitter, et les
vitres teintées ne le filtraient que trop peu.
Ça n’était
là que les moindres des modifications qui avaient été apportées
au 4x4. Celui-ci n’avait plus guère d’un Land Rover Defender que
la carrosserie.
Jack l’avait modifié pour une mission menée
en Afrique centrale, l’année précédente. Le nouvel homme fort du
pays, qui l’avait engagé, tenait un discours nationaliste, et il
voulait s’appuyer sur les anciennes divinités, celles adorées des
diverses tribus et ethnies, et que les colons français et belges
avaient effacées, écrasées de force à grand coup de
christianisation. Il incombait à Jack de retrouver ces dieux
oubliés, pour les mettre au service du pouvoir…
Le 4x4 était donc tout à fait adapté
à la brousse, avec des suspensions double amortisseurs à réservoirs
séparés et des pneus dont il pouvait gérer la pression depuis
l’habitacle. Son moteur six-cylindres turbocompressé, accouplé à
une boîte de vitesses doublée d’une boîte de transfert,
proposant ainsi deux niveaux de démultiplication, offrait le couple,
la puissance et la souplesse nécessaire pour être à l’aise aussi
bien sur autoroute qu’en zone de franchissement.
Et puis il y
avait tous les équipements intérieurs, tous les gadgets
électroniques que Jack avait lui-même installés, alimentés par
les panneaux solaires posés sur le toit. Jusqu’à cette absurde
mini machine à expresso qui se branchait sur l’allume cigare,
cadeau d’un ancien commanditaire…
Il était arrivé l’avant-veille à l’aéroport Tribhuvan de Katmandou.
Jack avait, d’entrée, détesté la
capitale népalaise. Ancienne destination de prédilection des
hippies rompant avec l’héritage chrétien de leurs parents, la
ville était depuis demeurée un gigantesque marché de la
spiritualité facile et factice. Voir ces dieux, qu’il savait
vivants, palpables et perfectibles, vendus comme des promesses
d’absolus immatériels mettait le chasseur de divinité en colère.
De l’arnaque, ni plus, ni moins. Et le renouvellement d’une
logique d’asservissement de l’humanité à ces êtres qu’il
s’évertuait, via son travail, de démonter.
Mais c’était
ici, dans cette ville, que Reshma lui avait donné rendez-vous.
Son contact sur le continent indien
était une jolie jeune femme aux cheveux de jais, à l’esprit vif
et au regard décidé, et c’était elle qui avait organisé le plus
gros de son expédition.
Reshma lui avait ainsi trouvé, à
Katmandou, un sâdhu. Un ermite hindou, un ascète, vivant
dans le dénuement le plus total et se consacrant à la méditation,
avec pour objectif le moksha, la libération finale de l’âme,
l’équivalent du nirvana bouddhiste.
Sauf que, le jour
même de son départ, Reshma avait informé Jack que le sâdhu
en question avait disparu, chassé du Temple de Pashupatinath où il
devait le rencontrer.
Dans ce même temple, 13 heures de vol
plus tard, Reshma et Jack échangèrent longuement sur l’hindouisme
et sur la mission qui l’attendait.
Seul dans son Land Rover,
avec pour seule compagnie la voix artificielle de son GPS, Jack
regrettait de ne pas avoir invité la jeune femme à l’accompagner…
Les restes d’humidité de la mousson
s’élevaient en langues de brumes, habillant les collines dans le
lointain, premiers contrefort de cet Himalaya que Jack venait de
quitter. La plaine, elle, était déjà assommée de soleil.
Ce
fut en fin de matinée que Jack arriva à Darbansingh, dans l’état
du Bihar. Les abords de la ville étaient verdoyants, ce qui, après
une centaine de kilomètres sur des pistes désertes et
poussiéreuses, était appréciable. À peine le 4x4 arrêté, il
sortit, et de son téléphone satellite, appela Reshma pour lui
donner des nouvelles. En réponse, la jeune femme lui donna quelques
conseils sur les us et coutumes particulière à cette région du
nord-est de l’Inde, conseils dont il se demandait si, étant donné
sa destination précise et les raisons de son séjour, il aurait
vraiment besoin…
Une fois le Land Rover garé sur le parking
privatif d’un hôtel à touristes, Jack déchargea ses affaires.
Son traducteur électronique, porté à son poignet, un sac à dos
contenant tout son nécessaire, et surtout une malle en aluminium
doublée, fermée hermétiquement, et montée sur deux grosses roues
de caoutchouc qui tracta derrière lui, telle une grosse valise
cabine.
Nul doute que cet équipement, et surtout le contenu de
cette malle, aurait pu lui valoir quelques problèmes lors de son
passage à la frontière indo-népalaise, mais les billets de 2000
roupies glissés négligemment dans son passeport et les documents
officiels fournis pas son ambassade simplifiaient bien des choses. De
tous les dieux, si il y en avait un en lequel Jack faisait toujours
confiance, c’était bien Mammon, le vieux dieu biblique de la
possession matérielle et de l’avarice…
Traînant son barda,
le chasseur déambula dans la petite ville, parmi un chaos de
scooters, de tuk-tuks, d’ânes tirant leurs carrioles. Les villes
du sud asiatiques étaient toutes semblables : Enchevêtrements
de rues défoncées, grouillantes et jonchées d’immondices,
dominées de chaque côté par une succession de devantures
crapoteuses et de murs décrépis.
Et puis, tournant sur la droite, il s’engagea dans une ruelle étroite et puante, où le tumulte de la ville se transformait, peu à peu, en un écho lointain. Une nuée de singes l’accueillit alors qu’il débouchait, à l’autre bout de la venelle, sur un fleuve brunâtre.
Là, dominant un quai de pierre qui se
perdait en pente douce dans les eaux croupies, un temple.
Deux
épaisses tours de grès rouge, couvertes de bas-reliefs érodés et
noircis de fumée, reliées par un bâtiment bas, percé d’une
entrée. Jack s’y engouffra, et déboucha sur une place, une
surface de terre battue, vide, couverte de cendres, Là, assis
en tailleurs et dévisageant le nouvel arrivant, des sâdhus.
Il
était arrivé.
« Raghavan ? Raghavan, c’est
ça ? »
L’ermite faisant face à Jack répétait
des séries de « yes » et de « namaste » avec
un grand sourire, mais enchaînait sur un sabir qui ne ressemblait
que vaguement à de l’anglais, laissant à douter qu’il comprenne
ce qu’on lui demandait. Ou même qu’il était bien le sâdhu
auquel le chasseur de dieux devait s’adresser. Au bout de quelques
minutes, et avec l’aide précieuse du traducteur électronique et
de sa voix synthétique, tout doute fut dissipé.
Raghavan était un petit bonhomme maigrelet et sale à faire peur, à la barbe grisonnante et ayant pour seul vêtement un turban de toile ocre.
Ainsi
que Reshma l’avait expliqué à Jack, Raghavan était un sâdhu
de la secte Aghori, un courant religieux particulièrement
controversé, et assez mal vu par les autres pratiquants. C’était
cette réputation qui avait valu à Raghavan et ses compagnons d’être
chassés de Katmandou et du temple de Pashupatinath, qui leur valait
d’être installé ici. Et qui leur valait, maintenant, tout
l’attention de Jack. Ce pourquoi il devait passer par eux.
Après
les salutations d’usages, il posa sa malle à terre, et en sortit
un sachet plastique fermé hermétiquement, enflé comme un coussin,
que les yogis accueillirent avec une joie à peine dissimulée.
Des
feuilles de cannabis. Les aghoris aimaient y avoir recours
pour donner un petit coup de pouce à leur état méditatif et leur
cheminement spirituel…
Avant que Jack ait compris ce qu’il
se passait, tous les ermites de la place s’étaient déjà servis,
avaient déjà en bouche leur chillums, pipes d’argile ou de bois
qu’ils avaient sortis d’on-ne-sait-où, et attendaient que l’un
d’eux, brandon en main, offre le feu à toute la compagnie.
Alors
que l’atmosphère s’emplissait déjà des vapeurs odorantes du
haschich, le chasseur de dieux déballa le reste du contenu de sa
malle. Il y avait là une trousse de premier secours, un pistolet à
impulsion électrique et surtout, coincé contre les parois
d’aluminium, recroquevillé en position fœtale et habillé d’une
combinaison aux allures de camisole de force, un cadavre.
La place où ils se trouvaient était
un shmashana, une plateforme de crémation. La crémation des
corps sur un bûcher était un élément primordial de la religion
hindou, l’enveloppe charnelle ainsi détruite libérant l’âme,
et les cendres restantes étant jetées au fleuve le plus proche.
Mais, malgré ce caractère sacré, les shmashanas était très
mal considérés, vus comme des lieux impurs, chargés d’esprits
mauvais. En cela, ils étaient tout indiqués pour les aghoris,
même si cela alimentait, de fait, les rumeurs malveillantes les
concernant.
Si Reshma avait assuré à Jack que les histoires de
cannibalisme concernant les membres de cette secte n’étaient que
légende, les aghoris comptaient bien dans leurs pratiques
méditatoires le shav sadhana, la méditation sur cadavre. Ce
qui faisait tout leur intérêt.
Raghavan se tenait à côté du
chasseur de dieux alors que celui-ci se préparait. Dans un mélange
d’anglais et d’hindi, le vieil homme tentait de lui expliquer
comment il devait s’y prendre.
Jack avait sorti, de sa valise
d’aluminium, un corps. Un cadavre, qu’il avait présenté au
sâdhu, et que celui-ci avait
déplié, et délicatement étendu par terre. Ça n’avait
pas posé de problème : Sous une peau évoquant plus un vieux
raisin sec qu’un épiderme humain, ses articulations principales
avaient depuis longtemps été remplacées par des rotules
métalliques autolubrifiées, faisant de ce mort un pantin facilement
utilisable. Jack y avait régulièrement recours, tant les rites
religieux, plus ou moins occultes, se jouaient souvent du tabou
autour de telles manipulations…
Ce cadavre avait été fourni
et préparé par le docteur Dawkins, un collaborateur régulier de
Jack, qui s’occupait de tout ce qui pouvait avoir trait à la chose
médicale au cours de ses missions.
Raghavan manipulait le
cadavre, et l’allongeait sur une peau de bête étalée sur le sol,
l’orientant, de ce que Jack pouvait en juger, par rapport au soleil
ou au fleuve. Jugeant que le positionnement du corps était
acceptable, il peignit une série de traits sur la peau tanée du
front, le malaxa avec de cette cendre fine qui couvrait le sol et le
saupoudra de petites fleurs oranges, des œillets.
Puis il
commença à prier. Les autres aghoris se joignirent à lui,
et ensemble, fumant, il passèrent l’après midi à bénir la
momie.
« Cérémonie cette nuit », précisa
Raghavan.
Une lune ronde et pleine se levait dans un ciel
rouge quand Raghavan revint vers Jack.
Il l’invita à
s’installer sur le corps. Torse nu, le chasseur de divinité
s’exécuta, s’asseyant en tailleur, tenant près de lui sa
trousse de secours et le reste des objets qu’il avait préparés.
L’aghori, du bout des doigts, lui traça une série de
signes sur le front, tout en recommençant à psalmodier, tandis que
Jack, ayant sortit un petit ordinateur portable, brancha à celui-ci
un casque à électrodes intégrées, dont il se coiffa. Une demande
du docteur Dawkins, qui voulait enregistrer le fonctionnement de son
cerveau durant la séance. Un autre ermite tendait déjà à Jack un
chillum fumant, embaumant le cannabis.
« On commence
maintenant, alors ? » Demanda le chasseur, tout en
repoussant la pipe de terre cuite.
Les aghoris lui répondirent
par l’affirmative.
« Cérémonie maintenant ! »
confirma Raghavan, autoritaire.
D’un signe, Jack leur fit
signe d’attendre, et piocha dans sa trousse de premier secours. Il
en tira deux grosses seringues.
L’une étiquetée
« Up » et l’autre « Down ». Fantaisie de
Dawkins.
La seringue « Up », ainsi que le docteur
l’avait expliqué à Jack, contenait une préparation spéciale, un
prototype composé de tétrahydrocannabinol et de
tétrahydrocannabivarine de synthèse, et de quelques autres
ingrédients chimiques aux vertus psychotropes.
La seringue « Down »
contenait, elle, un dérivé du cannabidiol, un composant chimique
qui existait naturellement dans le cannabis, et qui avait des vertus
d’inhibiteur, ainsi que de l’adrénaline et, là encore, quelques
autres ingrédients secrets. C’était également un prototype, non
dilué, qui était censé inhiber, annuler quasi instantanément les
effets de la drogue présente dans la première seringue. Dawkins
avait assuré à Jack que les premiers tests sur cobayes avaient été
prometteurs.
Le chasseur regarda autour de lui. Les aghoris
l’observant, la place couverte de cendre, le fleuve, les sinusoïdes
défilant sur l’écran de l’ordinateur.
Il s’enfonça
l’aiguille dans le bras et pressa le piston de la seringue « Up »,
sans sourciller. Les piqûres ne lui faisaient plus peur depuis
longtemps, et il devait avoir dans le sang un échantillon de tous
les vaccins disponibles sur le marché. Il devait ça à ses voyages,
évidemment, mais aussi au fait que certaines divinités étaient,
d’une point de vue physiologique, de vrais nids à microbes.
Jack
ferma les yeux. Il n’avait, jusque-là, jamais vraiment fait
l’expérience d’une drogue, quelle qu’elle soit. Il s’attendait
à ressentir ce que l’on décrivait habituellement comme étant les
effets normaux des substances psychotropes. Il s’attendait à
sortir de son corps, à se voir d’en haut, flottant, léger, à
avoir ce sentiment de transcendance qui expliquait pourquoi on
associait une dimension spirituelle et religieuse à ces trips.
Mais
ce fut l’inverse qui se produisit.
Plutôt que de sortir de
son corps, Jack eut l’impression d’y rentrer, d’y plonger plus
profondément. Il lui était déjà arrivé de tomber dans les
pommes, et c’était exactement ça : il s’évanouissait,
tout en restant conscient.
Il descendait au fond de son être,
devenait atome d’un corps qui lui semblait gigantesque mais avec
lequel il était plus lié, plus connecté que jamais. Il sentait,
avec une acuité dingue, la course du sang dans ses veines, le
moindre mouvement d’air contre sa peau, la texture, les points de
couture de la toile de son pantalon, les picotements microscopiques
au bout de ses doigts. Toutes ces parties de son corps, bien que lui
semblant être à des kilomètres de distances, lui transmettaient
ces informations avec une force et une précision maniaque.
Une
fois accoutumé à ces impressions, il ouvrit les yeux. Et en même
temps que l’image, lui vint le son.
Là encore, il s’attendait
aux clichés du genre, avec hallucinations, licornes et éléphants
roses flottant parmi des vagues de couleurs psychédéliques. Mais il
ne découvrit que la petite place devant le crématorium, ainsi qu’il
l’avait quittée. Tout juste en distinguait-il plus précisément
les détails, la couleur, et une lumière plus vive en cette soirée
que sous le soleil de midi. Et tout juste comprit-il que ce
bourdonnement qui lui emplissait le crâne était en fait le
chant des aghoris l’entourant.
Ils étaient là,
entourant le chasseur de dieu, assis en tailleur comme lui, les yeux
fermés, à réciter leur mantra à une vitesse impressionnante. Et
ils brillaient. Un aura émanait de chacun d’entre eux, un halo
lumineux dans lequel se dessinait des formes géométriques
mouvantes, des fractales.
« Répète ! » lui
lança Raghavan, en lui tendant un bout de papier froissé sur lequel
était écrit, à la va-vite, une retranscription phonétique de leur
prière. Jack se joignit donc à eux, bégayant.
Et tandis
qu’il récitait du mieux qu’il pouvait son mantra, il vit une
fleur grimper et éclore, juste devant lui. Les œillets qu’avait
déposé Raghavan sur la momie poussaient comme en accéléré,
faisaient des stolons, des rejets, créaient un véritable jardinet
autour du chasseur, cachant sous leurs feuilles le cadavre, dont les
os semblaient phosphorer d’une lumière radioactive.
Le voile
de la maya était sur le point de se déchirer.
Les
sâdhus, quelle que soit la secte à laquelle il étaient
liés, cherchaient à se libérer de la maya, la nature
illusoire de notre monde, et du samsara,
les cycles de vies et de mort la régulant, afin d’accéder
à la plénitude, et de se dissoudre dans le divin. On appelait cette
libération moksha.
Atteindre ce point d’orgue
demandait tout un cheminement, et différentes pratiques
méditatoires, dont le shav sadhana était présenté comme la
plus importante et la plus difficile. À travers cette technique, on
invoquait à la fois Shiva, dieu révélateur de la sagesse et de la
connaissance absolue.
Shiva, appelé par cette transe et les
incantations l’accompagnant, descendait sur le méditant,
s’unissait à son énergie vitale et, descendant encore, allait
s’incarner dans le cadavre allongé là. Les mouvements qui
agitaient alors le corps était la preuve de la présence du
dieu.
C’était par un résumé de ce type que Reshma avait
présenté les choses à Jack. C’était ça qui l’avait amené à
être ainsi, assis en tailleur sur une momie, avec des psychotropes
de synthèse plein les veines, à attendre de voir apparaître, sous
ses yeux, l’ensemble des esprits hantant cette place.
Et ça
n’allait plus guère tarder.
Malgré la puissante vérité de
ce qu’il percevait, malgré sa réalité, sa tangibilité, il avait
la conviction que ce n’était qu’une illusion, sur le point de se
briser. Le monde, tel qu’on le voyait, n’était qu’un film
projeté sur une grande toile souple, derrière laquelle des
silhouettes bougeaient, vivaient, et poussaient pour déchirer ce
voile.
Une ombre passa, furtive. Elle se dessina, plus
clairement, avant de disparaître. Puis une autre suivit. Une
angoisse infantile s’empara de Jack.
Le rideau d’apparences
s’évaporait. Au bout de quelques minutes, Jack et les Aghoris se
retrouvèrent environnés d’une foule compacte. Des créatures,
dont les formes restaient à dessiner.
Des fantômes. Des
silhouettes d’enfants faites d’une fumée d’un noir profond,
d’où ne perçaient que deux yeux blancs, et qui déambulaient là,
par dizaines. Des êtres aux formes changeantes, qui le dominaient
lui et chacun des ermites l’entourant, qu’il identifia comme le
résumé des incarnations passées et à venir de leurs âmes. Et des
bestioles composites, des griffons hindous ou quoi que ce soit
d’autre, des hommes à pattes et queues de lions, de biches ou de
coqs, des fantômes de vaches, de singes, de serpents, de sangliers,
d’oiseaux sacrés portant un troisième œil brillant comme un
halogène, et puis, tout en haut, dans un ciel redevenu d’azur, les
traits de visages pacifiques. Tout ce que l’hindouisme comptait de
dieux et de chimères se révélait devant lui.
Et ce ne fut
qu’après les avoir détaillés que Jack ressentit la chose, et la
vit.
Cela descendait le long de son corps comme une pluie, sauf
que c’était à l’intérieur. Son enveloppe charnelle n’était
qu’un costume, une veste sur mesure, qui s’ajustait parfaitement
à l’âme qui y logeait.
Shiva était en lui. Il le voyait,
comme s’il était en face de lui, comme si on lui tendait un miroir
et qu’il s’y reconnaissait, avec les traits et les attributs de
la divinité, se superposant à son propre corps. Il sentait, sur sa
tête, le poids des cheveux de la déité, regroupés en un chignon
maintenu par un croissant de lune. Il voyait se lover autour de son
cou et de ses bras le cobra que portait le dieu sur toutes ses
représentations. Et, il ne se souvenait pas d’avoir fait ce geste,
mais il tenait dans sa main le trishula, le trident attribut
de Shiva.
Et puis l’instant d’après, Shiva l’abandonna.
Il sentit le dieu descendre encore, et il le vit bientôt, sous
lui.
La floraison d’œillets, simple hallucination, avait
disparu. Libérée de cette végétation, la camisole se gonflait,
vibrait d’une vie nouvelle, bougeait. Un sang neuf parcourait les
veines de la momie, faisant palpiter sa peau parcheminée. Sa cage
thoracique grinça d’une respiration et, sa bouche expirant, son
visage se transfigura. Émergeait maintenant du col blanc une face
androgyne à la peau mate et au traits fins et souples, un visage
d’où émanait une telle paix et une telle sagesse qu’il ne
pouvait être que d’essence divine.
Forçant la fascination
qui collait ces yeux à cette apparition, Jack regarda en direction
des aghoris.
Eux aussi étaient sortis de leur
méditation. Avec une fascination toute humaine, ils désignaient le
chasseur de divinité et le cadavre sous lui, qui bougeait.
C’était
le signe qu’il attendait.
Celui qui lui disait que la
présence de Shiva, incarné dans ce corps, n’était pas une
illusion. Que les mouvements qu’il sentait n’étaient pas un
vertige dû à sa transe, mais bien réels.
Le chasseur prit une grande
inspiration. Sur l’écran de cet ordinateur qui lui semblait
distant de quelques milliers de kilomètres, il vit ses pulsations
cardiaques et cérébrales s’emballer. Sa main droite lâcha ce
trident symbolique qui aussitôt s’évapora, et se saisit de la
seringue-pistolet « Down » posée sur ses genoux.
Durant
une fraction de seconde, Jack vit le visage transfiguré du cadavre
perdre son expression de sérénité, et ses yeux s’emplir de ce
voile de peur qu’il connaissait si bien. Le chasseur aimait ce
regard, ce moment. Celui où la déité comprenait qu’elle tombait
de son piédestal, qu’elle devenait proie, à la merci de cet
humain, de ce mortel.
Dans un mouvement sec, Jack se
planta l’aiguille dans la cuisse et pressa la détente.
« Non ! »
sembla crier Shiva.
La piqûre lui fit l’effet d’un
électrochoc. Une onde qui se propageait à travers tout son corps et
allait mourir, au bout de ses doigts, en un fourmillement intense.
Comme un feu qui brûlerait, molécule après molécule, toutes les
substances dispersées lors de la première injection.
Le
shmashana reprit, aux yeux de Jack, son apparence initiale :
Une cour, donnant sur le fleuve et un temple, où la terre ocre le
disputait à la cendre, et avec pour seule population une poignée de
singes et ces ermites aghoris, nus et sales. Il faisait encore
nuit, et le ciel ponctué d’étoiles s’éclairait, au loin, d’une
aube rougeâtre.
Le cadavre fit une ruade, déséquilibrant Jack
qui roula au sol. L’effet de cette piqûre « Down »
n’était pas aussi instantané qu’il l’aurait souhaité, et il
était encore engourdi.
Le corps se débattait dans sa camisole,
convulsait comme un serpent pris dans un collet. Le chasseur de
divinité se saisit alors du pistolet à impulsion électrique qu’il
avait préparé et tira sur la momie.
Celle-ci fut prise de
tremblement, puis s’immobilisa. Jack enleva les électrodes collées
à son crâne, rangea les seringues, et rechargea le Taser. Le corps
au sol avait retrouvé son aspect initial. Rien, dans les traits de
ce visage desséché, ne laissait à penser qu’il servait
maintenant d’enveloppe charnelle à une des divinités les plus
importantes qui soit. Le chasseur pensa même un instant que son
stratagème n’avait pas fonctionné, et que Shiva s’était
échappé.
Jusqu’à ce que les paupières ne s’ouvrirent. Là
où il n’y avait avant que des orbites vides s’épanouissaient
maintenant deux yeux, bien vivants, qui était ceux du dieu. Il
regardait Jack, et commença à lui parler dans ce qui semblait être
de l’hindi.
« Cause toujours, je ne t’entends pas »
lui répondit celui, tout en commençant à ranger son ordinateur, et
tout son matériel.
Quand vint le moment de remettre le cadavre
momifié dans sa valise métallique, Jack lui administra un nouveau
coup de Taser, avant de lui injecter un sédatif.
Une fois le
corps rangé, il fit ses adieux à Raghavan et appela Reshma depuis
son téléphone satellite.
La nuit passée n’avait rien
changé au tumulte de la rue et, traînant sa malle derrière lui,
Jack s’y enfonça avec d’autant plus d’impatience que
l’agitation de cette matinée qui commençait à peine, ces
lumières, ces bruits, oppressaient ses sens, et l’obligeaient à
une attention, une concentration nouvelle, qui tendait à estomper ce
qui restait de son ivresse.
Il traversa ainsi la ville, et,
haletant et en nage, rallia le parking où il avait laissé son 4x4.
Il chargea sa malle à l’arrière et se mit au volant.
Il
sentait son cœur cogner trop fort contre sa cage thoracique. L’effet
de l’adrénaline de la seringue, sans doute. Sa main tremblait, et
il peina à rentrer l’adresse de son point de chute à Katmandou
dans le GPS.
Il démarra, et prit la route.
À peine
avait-il fait une centaine de mètres qu’il entendit des chocs à
l’arrière, et des cris. Une sueur froide roula sur son front.
Shiva s’était déjà réveillé. Il se débattait à l’intérieur
de la malle, et appelait.
Jack poussa un juron. Comment l’effet
du sédatif avait-il pu se dissiper si vite ? Il se gara sur le
bas-côté, piocha dans la trousse médicale, et sortit.
Il fit
le tour du Land Rover, ouvrit la porte arrière. La valise, bien que
solidement sanglée au plancher, oscillait et tanguait sous les
assauts du corps à l’intérieur. Les cris qui en sortaient se
modulaient étrangement, couvrant tous le spectre des sons audibles,
et s’assemblaient en syllabes inconnues. Jack connaissait ça :
ces cris n’étaient pas réels, mais relevait de la télépathie.
Shiva cherchait à entrer en contact avec son esprit, et s’essayait
à différentes langues, différents dialectes pour lui parler. De
nombreux autres dieux, une fois captifs, s’étaient livrés à la
même manigance.
Jack colla un pistolet Shocker contre la paroi
de la valise et pressa la gâchette. L’arc électrique claqua à
plusieurs reprises, avec, comme en réponse, un coup sec venant de la
malle. Les cris et mouvements cessèrent. Il put alors détendre les
sangles et entrouvrir la valise. Le corps recroquevillé à
l’intérieur était inerte, et Jack lui injecta une double dose
d’anesthésiant.
Le sarcophage d’aluminium refermé, le
chasseur se remit au volant.
Un fourmillement au bout de ses
doigts, et comme des paillettes se fixant à son regard. Un bref
instant de vertige. Il redémarra, souffla, et reprit la route. Sur
le siège passager, rabattu en tablette, la mini machine à expresso
ronronnait.
Il allait avoir besoin de café…
Jack
dût recommencer ce manège, avec Shocker et injection de sédatif,
trois ou quatre fois dans l’heure qui suivit. Shiva dormait, la
malle ne bougeait pas, et la route était dégagée, mais le chasseur
de divinité ne parvenait pas à s’apaiser. Il avait eu beau
retourner la trousse médicale et fouiller dans tout le véhicule :
il n’avait plus le moindre millilitre d’anesthésiant. Comment
allait-il faire au prochain réveil du dieu ? Les minutes
s’égrainèrent, et tandis que l’horizon devant lui commençait à
s’emplir de ces montagnes himalayennes qui abritaient sa
destination, Jack restait les yeux fixés sur son rétroviseur, les
oreilles à l’affût du plus petit choc métallique. Une nouvelle
heure passa bientôt, et Shiva ne se bougeait toujours pas.
À
la mi-journée, Jack entrait dans une forêt verdoyante, où la route
serpentait à l’assaut d’un premier col. Ce fut là, alors que le
soleil, filtré par les branches basses, faisait alterner lumière et
ombre sur l’habitacle, qu’il le vit.
Shiva était assis, à
côté de lui, sur ce siège passager qui s’était relevé tout
exprès. Il était tel qu’on le représentait, avec tous ses
attributs, et il le regardait avec aux lèvres son demi-sourire de
béatitude.
Le chasseur ne put retenir un cri de surprise, et il
freina des deux pieds. Le Land Rover stoppa sous des frondaisons, et
à cette ombre, le dieu disparu. Jack soupira. Il avança de quelques
mètres, et la lumière du soleil le fit réapparaître.
« Tu
dois me laisser partir, Jack. » lui dit-il dans un anglais un
peu haché.
« Non. Tu n’es qu’une
illusion » répondit le chasseur en accélérant.
« Tu
ne peux pas me garder comme ça, fit le dieu d’une voix douce. Tu
ne m’as fait prisonnier qu’en me trompant, en me tendant un
piège, mais tu ne pourras pas lutter contre moi. Libère-moi. »
Jack
ne lui répondit pas.
« Libère-moi, répéta Shiva.
Libère-moi et je te pardonnerai. »
« Je me fous de
ton pardon, fit le chasseur. Je remplis ma part du contrat, c’est
tout. » Et d’ajouter en ricanant, tandis qu’il
passait dans une zone plus ombrageuse qui fit disparaître complément
l’apparition : « D’ailleurs, je n’ai aucune foutue
idée de comment te libérer de ce corps ! »
Ce
fut d’abord le bruit qui le réveilla.
Un vacarme infernal,
fait de l’accumulation de milliers de voix parlant ou chantant, et
de musiques discordantes. Une foule immense qui se bousculait à son
oreille.
Puis Jack ouvrit les yeux sur une lumière d’un
blanc sale, qu’il mit quelques instants à reconnaître comme le
toit de la tente sous laquelle il était allongé. Alors, juste à
côté de lui, il distingua un goutte-à-goutte de perfusion,
accroché à sa potence, et le visage de Reshma.
« Ah,
vous revoilà enfin ! Namaste » dit la jeune femme. Elle
lui sembla plus belle que jamais, drapée dans un sari traditionnel
et portant au front le bindi, le troisième œil hindou.
« On
est où ? Demanda Jack, vaseux. Où est Shiva ? »
« On
l’a retrouvé » le rassura-t-elle, en désignant un lit, à
quelques mètres de celui de Jack. Le chasseur était en effet
allongé sur un lit de camp, dans ce qui ressemblait à un hôpital
de campagne. Tous les autres couchages étaient occupés, et on
trouvait là hommes, femmes, enfants, vieillards, tous vêtus de
costumes traditionnels indiens, et tous portant le même point de
peinture rouge au front.
Et, ainsi que l’indiquait Reshma, il
y avait ce corps momifié, toujours vêtu de sa combinaison de force,
qui était allongé là-bas, assoupis mais entravé.
D’autorité,
le chasseur de divinité se leva, et arracha la perfusion de son
bras. Il tangua un instant sur des jambes que le repos avait rendues
flageolantes, puis fit quelques pas en direction de la momie et de
son lit. La camisole, déchirée, avait tourné au brun à force de
saleté, mais le visage du cadavre portait, plus que jamais, parmi
les ravages du temps et de la mort, quelque chose de la divinité qui
en était prisonnière.
« Que s’est-il passé ? »
finit par demander Jack.
Reshma eut un soupir amusé, et après
lui avoir demandé s’il était en état de marcher, l’invita à
la suivre.
Au-dehors, le brouhaha était plus violent encore, et
devenait une vibration sourde, décuplée par la chaleur et
l’humidité étouffante. Et il y avait la foule. Une marée
humaine, piétinant plus que marchant, certains priant, d’autres
allant les bras chargés d’offrandes, d’autres encore dégoulinant
d’eau, et qui bouchait le moindre centimètre d’espace qui
pouvaient se créer dans les étroites allées formées par un
alignement infini de grandes toiles de tentes. Jack se sentit très
vite oppressé par ce déferlement d’hommes, de sons,
d’odeurs.
« Il se passe quoi, ici ? »
demanda-t-il.
« Nous sommes à Haridwar, sur les bords du
Gange, lui dit Reshma. À plus de mille kilomètres de là où nous
devrions être. »
Elle le prit par la main, comme on
ferait d’un enfant, et l’attira sur ce qui semblait être une
petite place surpeuplée, dominée par une haute statue de pierre, à
demi ensevelie sous les offrandes. Une statue de Shiva.
« C’est
la kumbh mela, le grand pèlerinage de l’hindouisme. Il doit
y avoir près de 30 millions de personnes réunies ici pour se
purifier dans le Gange ! » lui hurla-t-elle parmi le
vacarme.
« Et comment vous m’avez retrouvé ? »
demanda Jack.
Alors Reshma l’entraîna de l’autre côté de
la statue. Échoué contre le socle de grès, enfoui lui aussi sous
les offrandes de nourritures, de bougies et d’œillets, gisait la
carcasse du Land Rover.
Ce fut à peine si Jack reconnut son
tout-terrain dans cet assemblage de tôles tordues et de brisures de
plastique. Il avait vraisemblablement fait plusieurs tonneaux, et
l’état des roues, avec ses lambeaux de pneus, laissait à penser
qu’il avait roulé sur les jantes durant de longs kilomètres. A
l’arrière, les sangles effilochées retenaient une malle éventrée,
béante.
« Parmi tous les équipements électriques de
votre 4x4, il y avait un transpondeur, qui amplifiait les signaux
émis par votre GPS. Ça nous a permis d’identifier celui-ci, de
suivre votre trajet et de vous géolocaliser » expliqua Reshma.
Jack sourit. Cette fille était maligne en plus d’être
belle. Mais il tiqua : « Nous ? »
« Après
votre appel depuis Darbansingh, je vous ai attendu. Ne vous voyant
pas venir, et sans nouvelle de vous, j’ai pris l’initiative de
contacter votre commanditaire. C’est grâce à lui que nous avons
pu vous retrouver. Ça nous a pris quelques jours… Je l’ai
informé de votre réveil, et il ne devrait plus tarder à
venir. »
« Et le colis ? demanda encore Jack.
Vu l’état de la caisse, il avait réussi à s’enfuir. Pourtant,
quand je conduisais… »
Reshma eut un sourire ironique.
« Nous pensons que Shiva a pris possession de votre esprit,
sans doute avant même de se libérer. Il a dû vous hypnotiser, et
vu les relevés satellites, il a délibérément choisi cette
destination. Sans doute pensait-il trouver, dans une telle
concentration de fidèles, quelqu’un capable de le libérer. »
Le
chasseur sentit poindre en lui doute et appréhension :« Mais
vous l’avez trouvé avant, n’est-ce pas ? »
La
jeune femme le rassura : « Nous avons eu plus de mal à
vous retrouver vous que le retrouver lui ! Un cadavre ambulant,
hurlant à qui veut l’entendre qu’il est le dieu Shiva, même en
plein kumbh mela, ça ne passe pas inaperçu ! Et vu les
réactions qu’il suscitait, je pense pouvoir dire qu’on l’a
sauvé du lynchage. »
Alors qu’elle disait cela, le
téléphone satellite à sa ceinture sonna. Elle en regarda l’écran
digital.
« Votre commanditaire, dit-elle. Son hélicoptère
va se poser. Venez. »
Et comme pour appuyer ses dires, un
sifflement de turbine s’ajouta au brouhaha ambiant, et l’ombre
d’un Bell 206 passa au-dessus de leurs têtes.
Reshma,
téléphone sur l’oreille, s’engouffra dans la foule. Jack tenta
de la suivre, mais très vite, le point rose pâle de son sari se
perdit parmi la multitude de têtes brunes qui émergeaient.
Désorienté, le chasseur regarda autour de lui, et un flash le
frappa, laissant persister sur sa rétine un halo blafard.
Sous
une tonnelle, un groupe de sâdhus, assis en tailleur, nus, la
masse de leurs cheveux et leurs peaux couvertes d’une pellicule de
cendres grises. Les fidèles passaient devant eux, les saluant, leur
offrant fleurs et nourriture. Le flash lumineux se répéta. Alors
Jack le reconnut.
Raghavan était là, tel que le chasseur
avait pu le voir durant sa transe. Lumineux, entouré d’une aura où
se dessinaient des mandalas en mouvement. Il tira une bouffée sur sa
pipe d’argile, et la lumière qui le nimbait se dissipa en même
temps que la fumée qu’il expira.
Jack joignit les mains et se
pencha, pour le saluer. « Namaste ».
Raghavan le
regardait à son tour. Il lui rendit son salut et, dévoilant une
bouche édentée, partit dans un grand rire.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire