mercredi 3 mars 2021

Shav Sadhana [Nosfé]

 Shav Sadhana [Nosfé]

 

Une vache était allongée en travers de la route. Tous, du cyclomoteur au camion en surcharge, faisaient un écart pour l’éviter. Et le bovidé, apathique, de ruminer, tranquillement, sans bouger.
Du bout des doigts, Jack tourna son volant, et le Land Rover contourna, à son tour, l’animal sacré.
C’était la première fois que le chasseur de divinité venait en Inde. Sa première mission sur une terre aussi pétrie de mysticisme. Cela ne cessait de l’étonner.
Une autre vache, marchant celle-ci. Jack passa à côté, et tripota le bouton de la climatisation. Le soleil au-dehors était brûlant, plus guère tempéré par l’altitude des monts himalayens qu’il venait de quitter, et les vitres teintées ne le filtraient que trop peu.
Ça n’était là que les moindres des modifications qui avaient été apportées au 4x4. Celui-ci n’avait plus guère d’un Land Rover Defender que la carrosserie.
Jack l’avait modifié pour une mission menée en Afrique centrale, l’année précédente. Le nouvel homme fort du pays, qui l’avait engagé, tenait un discours nationaliste, et il voulait s’appuyer sur les anciennes divinités, celles adorées des diverses tribus et ethnies, et que les colons français et belges avaient effacées, écrasées de force à grand coup de christianisation. Il incombait à Jack de retrouver ces dieux oubliés, pour les mettre au service du pouvoir…

Le 4x4 était donc tout à fait adapté à la brousse, avec des suspensions double amortisseurs à réservoirs séparés et des pneus dont il pouvait gérer la pression depuis l’habitacle. Son moteur six-cylindres turbocompressé, accouplé à une boîte de vitesses doublée d’une boîte de transfert, proposant ainsi deux niveaux de démultiplication, offrait le couple, la puissance et la souplesse nécessaire pour être à l’aise aussi bien sur autoroute qu’en zone de franchissement.
Et puis il y avait tous les équipements intérieurs, tous les gadgets électroniques que Jack avait lui-même installés, alimentés par les panneaux solaires posés sur le toit. Jusqu’à cette absurde mini machine à expresso qui se branchait sur l’allume cigare, cadeau d’un ancien commanditaire…

Il était arrivé l’avant-veille à l’aéroport Tribhuvan de Katmandou.

Jack avait, d’entrée, détesté la capitale népalaise. Ancienne destination de prédilection des hippies rompant avec l’héritage chrétien de leurs parents, la ville était depuis demeurée un gigantesque marché de la spiritualité facile et factice. Voir ces dieux, qu’il savait vivants, palpables et perfectibles, vendus comme des promesses d’absolus immatériels mettait le chasseur de divinité en colère. De l’arnaque, ni plus, ni moins. Et le renouvellement d’une logique d’asservissement de l’humanité à ces êtres qu’il s’évertuait, via son travail, de démonter.
Mais c’était ici, dans cette ville, que Reshma lui avait donné rendez-vous.

Son contact sur le continent indien était une jolie jeune femme aux cheveux de jais, à l’esprit vif et au regard décidé, et c’était elle qui avait organisé le plus gros de son expédition.
Reshma lui avait ainsi trouvé, à Katmandou, un sâdhu. Un ermite hindou, un ascète, vivant dans le dénuement le plus total et se consacrant à la méditation, avec pour objectif le moksha, la libération finale de l’âme, l’équivalent du nirvana bouddhiste.
Sauf que, le jour même de son départ, Reshma avait informé Jack que le sâdhu en question avait disparu, chassé du Temple de Pashupatinath où il devait le rencontrer.
Dans ce même temple, 13 heures de vol plus tard, Reshma et Jack échangèrent longuement sur l’hindouisme et sur la mission qui l’attendait.
Seul dans son Land Rover, avec pour seule compagnie la voix artificielle de son GPS, Jack regrettait de ne pas avoir invité la jeune femme à l’accompagner…

Les restes d’humidité de la mousson s’élevaient en langues de brumes, habillant les collines dans le lointain, premiers contrefort de cet Himalaya que Jack venait de quitter. La plaine, elle, était déjà assommée de soleil.
Ce fut en fin de matinée que Jack arriva à Darbansingh, dans l’état du Bihar. Les abords de la ville étaient verdoyants, ce qui, après une centaine de kilomètres sur des pistes désertes et poussiéreuses, était appréciable. À peine le 4x4 arrêté, il sortit, et de son téléphone satellite, appela Reshma pour lui donner des nouvelles. En réponse, la jeune femme lui donna quelques conseils sur les us et coutumes particulière à cette région du nord-est de l’Inde, conseils dont il se demandait si, étant donné sa destination précise et les raisons de son séjour, il aurait vraiment besoin…
Une fois le Land Rover garé sur le parking privatif d’un hôtel à touristes, Jack déchargea ses affaires. Son traducteur électronique, porté à son poignet, un sac à dos contenant tout son nécessaire, et surtout une malle en aluminium doublée, fermée hermétiquement, et montée sur deux grosses roues de caoutchouc qui tracta derrière lui, telle une grosse valise cabine.
Nul doute que cet équipement, et surtout le contenu de cette malle, aurait pu lui valoir quelques problèmes lors de son passage à la frontière indo-népalaise, mais les billets de 2000 roupies glissés négligemment dans son passeport et les documents officiels fournis pas son ambassade simplifiaient bien des choses. De tous les dieux, si il y en avait un en lequel Jack faisait toujours confiance, c’était bien Mammon, le vieux dieu biblique de la possession matérielle et de l’avarice…
Traînant son barda, le chasseur déambula dans la petite ville, parmi un chaos de scooters, de tuk-tuks, d’ânes tirant leurs carrioles. Les villes du sud asiatiques étaient toutes semblables : Enchevêtrements de rues défoncées, grouillantes et jonchées d’immondices, dominées de chaque côté par une succession de devantures crapoteuses et de murs décrépis.

Et puis, tournant sur la droite, il s’engagea dans une ruelle étroite et puante, où le tumulte de la ville se transformait, peu à peu, en un écho lointain. Une nuée de singes l’accueillit alors qu’il débouchait, à l’autre bout de la venelle, sur un fleuve brunâtre.

Là, dominant un quai de pierre qui se perdait en pente douce dans les eaux croupies, un temple.
Deux épaisses tours de grès rouge, couvertes de bas-reliefs érodés et noircis de fumée, reliées par un bâtiment bas, percé d’une entrée. Jack s’y engouffra, et déboucha sur une place, une surface de terre battue, vide, couverte de cendres,    Là, assis en tailleurs et dévisageant le nouvel arrivant, des sâdhus.
Il était arrivé.


« Raghavan ? Raghavan, c’est ça ? »
L’ermite faisant face à Jack répétait des séries de « yes » et de « namaste » avec un grand sourire, mais enchaînait sur un sabir qui ne ressemblait que vaguement à de l’anglais, laissant à douter qu’il comprenne ce qu’on lui demandait. Ou même qu’il était bien le sâdhu auquel le chasseur de dieux devait s’adresser. Au bout de quelques minutes, et avec l’aide précieuse du traducteur électronique et de sa voix synthétique, tout doute fut dissipé.

Raghavan était un petit bonhomme maigrelet et sale à faire peur, à la barbe grisonnante et ayant pour seul vêtement un turban de toile ocre.

Ainsi que Reshma l’avait expliqué à Jack, Raghavan était un sâdhu de la secte Aghori, un courant religieux particulièrement controversé, et assez mal vu par les autres pratiquants. C’était cette réputation qui avait valu à Raghavan et ses compagnons d’être chassés de Katmandou et du temple de Pashupatinath, qui leur valait d’être installé ici. Et qui leur valait, maintenant, tout l’attention de Jack. Ce pourquoi il devait passer par eux.
Après les salutations d’usages, il posa sa malle à terre, et en sortit un sachet plastique fermé hermétiquement, enflé comme un coussin, que les yogis accueillirent avec une joie à peine dissimulée.
Des feuilles de cannabis. Les aghoris aimaient y avoir recours pour donner un petit coup de pouce à leur état méditatif et leur cheminement spirituel…
Avant que Jack ait compris ce qu’il se passait, tous les ermites de la place s’étaient déjà servis, avaient déjà en bouche leur chillums, pipes d’argile ou de bois qu’ils avaient sortis d’on-ne-sait-où, et attendaient que l’un d’eux, brandon en main, offre le feu à toute la compagnie.
Alors que l’atmosphère s’emplissait déjà des vapeurs odorantes du haschich, le chasseur de dieux déballa le reste du contenu de sa malle. Il y avait là une trousse de premier secours, un pistolet à impulsion électrique et surtout, coincé contre les parois d’aluminium, recroquevillé en position fœtale et habillé d’une combinaison aux allures de camisole de force, un cadavre.


La place où ils se trouvaient était un shmashana, une plateforme de crémation. La crémation des corps sur un bûcher était un élément primordial de la religion hindou, l’enveloppe charnelle ainsi détruite libérant l’âme, et les cendres restantes étant jetées au fleuve le plus proche. Mais, malgré ce caractère sacré, les shmashanas était très mal considérés, vus comme des lieux impurs, chargés d’esprits mauvais. En cela, ils étaient tout indiqués pour les aghoris, même si cela alimentait, de fait, les rumeurs malveillantes les concernant.
Si Reshma avait assuré à Jack que les histoires de cannibalisme concernant les membres de cette secte n’étaient que légende, les aghoris comptaient bien dans leurs pratiques méditatoires le shav sadhana, la méditation sur cadavre. Ce qui faisait tout leur intérêt.
Raghavan se tenait à côté du chasseur de dieux alors que celui-ci se préparait. Dans un mélange d’anglais et d’hindi, le vieil homme tentait de lui expliquer comment il devait s’y prendre.
Jack avait sorti, de sa valise d’aluminium, un corps. Un cadavre, qu’il avait présenté au sâdhu, et que celui-ci avait déplié, et délicatement étendu par terre. Ça n’avait pas posé de problème : Sous une peau évoquant plus un vieux raisin sec qu’un épiderme humain, ses articulations principales avaient depuis longtemps été remplacées par des rotules métalliques autolubrifiées, faisant de ce mort un pantin facilement utilisable. Jack y avait régulièrement recours, tant les rites religieux, plus ou moins occultes, se jouaient souvent du tabou autour de telles manipulations…
Ce cadavre avait été fourni et préparé par le docteur Dawkins, un collaborateur régulier de Jack, qui s’occupait de tout ce qui pouvait avoir trait à la chose médicale au cours de ses missions.
Raghavan manipulait le cadavre, et l’allongeait sur une peau de bête étalée sur le sol, l’orientant, de ce que Jack pouvait en juger, par rapport au soleil ou au fleuve. Jugeant que le positionnement du corps était acceptable, il peignit une série de traits sur la peau tanée du front, le malaxa avec de cette cendre fine qui couvrait le sol et le saupoudra de petites fleurs oranges, des œillets.
Puis il commença à prier. Les autres aghoris se joignirent à lui, et ensemble, fumant, il passèrent l’après midi à bénir la momie.
« Cérémonie cette nuit », précisa Raghavan.

Une lune ronde et pleine se levait dans un ciel rouge quand Raghavan revint vers Jack.
Il l’invita à s’installer sur le corps. Torse nu, le chasseur de divinité s’exécuta, s’asseyant en tailleur, tenant près de lui sa trousse de secours et le reste des objets qu’il avait préparés. L’aghori, du bout des doigts, lui traça une série de signes sur le front, tout en recommençant à psalmodier, tandis que Jack, ayant sortit un petit ordinateur portable, brancha à celui-ci un casque à électrodes intégrées, dont il se coiffa. Une demande du docteur Dawkins, qui voulait enregistrer le fonctionnement de son cerveau durant la séance. Un autre ermite tendait déjà à Jack un chillum fumant, embaumant le cannabis.
« On commence maintenant, alors ? » Demanda le chasseur, tout en repoussant la pipe de terre cuite.
Les aghoris lui répondirent par l’affirmative.

« Cérémonie maintenant ! » confirma Raghavan, autoritaire.
D’un signe, Jack leur fit signe d’attendre, et piocha dans sa trousse de premier secours. Il en tira    deux grosses seringues.
L’une étiquetée « Up » et l’autre « Down ». Fantaisie de Dawkins.
La seringue « Up », ainsi que le docteur l’avait expliqué à Jack, contenait une préparation spéciale, un prototype composé de tétrahydrocannabinol et de tétrahydrocannabivarine de synthèse, et de quelques autres ingrédients chimiques aux vertus psychotropes.

La seringue « Down » contenait, elle, un dérivé du cannabidiol, un composant chimique qui existait naturellement dans le cannabis, et qui avait des vertus d’inhibiteur, ainsi que de l’adrénaline et, là encore, quelques autres ingrédients secrets. C’était également un prototype, non dilué, qui était censé inhiber, annuler quasi instantanément les effets de la drogue présente dans la première seringue. Dawkins avait assuré à Jack que les premiers tests sur cobayes avaient été prometteurs.
Le chasseur regarda autour de lui. Les aghoris l’observant, la place couverte de cendre, le fleuve, les sinusoïdes défilant sur l’écran de l’ordinateur.
Il s’enfonça l’aiguille dans le bras et pressa le piston de la seringue « Up », sans sourciller. Les piqûres ne lui faisaient plus peur depuis longtemps, et il devait avoir dans le sang un échantillon de tous les vaccins disponibles sur le marché. Il devait ça à ses voyages, évidemment, mais aussi au fait que certaines divinités étaient, d’une point de vue physiologique, de vrais nids à microbes.
Jack ferma les yeux. Il n’avait, jusque-là, jamais vraiment fait l’expérience d’une drogue, quelle qu’elle soit. Il s’attendait à ressentir ce que l’on décrivait habituellement comme étant les effets normaux des substances psychotropes. Il s’attendait à sortir de son corps, à se voir d’en haut, flottant, léger, à avoir ce sentiment de transcendance qui expliquait pourquoi on associait une dimension spirituelle et religieuse à ces trips.
Mais ce fut l’inverse qui se produisit.
Plutôt que de sortir de son corps, Jack eut l’impression d’y rentrer, d’y plonger plus profondément. Il lui était déjà arrivé de tomber dans les pommes, et c’était exactement ça : il s’évanouissait, tout en restant conscient.
Il descendait au fond de son être, devenait atome d’un corps qui lui semblait gigantesque mais avec lequel il était plus lié, plus connecté que jamais. Il sentait, avec une acuité dingue, la course du sang dans ses veines, le moindre mouvement d’air contre sa peau, la texture, les points de couture de la toile de son pantalon, les picotements microscopiques au bout de ses doigts. Toutes ces parties de son corps, bien que lui semblant être à des kilomètres de distances, lui transmettaient ces informations avec une force et une précision maniaque.
Une fois accoutumé à ces impressions, il ouvrit les yeux. Et en même temps que l’image, lui vint le son.
Là encore, il s’attendait aux clichés du genre, avec hallucinations, licornes et éléphants roses flottant parmi des vagues de couleurs psychédéliques. Mais il ne découvrit que la petite place devant le crématorium, ainsi qu’il l’avait quittée. Tout juste en distinguait-il plus précisément les détails, la couleur, et une lumière plus vive en cette soirée que sous le soleil de midi. Et tout juste comprit-il que ce bourdonnement qui lui emplissait le crâne était en    fait le chant des aghoris l’entourant.
Ils étaient là, entourant le chasseur de dieu, assis en tailleur comme lui, les yeux fermés, à réciter leur mantra à une vitesse impressionnante. Et ils brillaient. Un aura émanait de chacun d’entre eux, un halo lumineux dans lequel se dessinait des formes géométriques mouvantes, des fractales.
« Répète ! » lui lança Raghavan, en lui tendant un bout de papier froissé sur lequel était écrit, à la va-vite, une retranscription phonétique de leur prière. Jack se joignit donc à eux, bégayant.
Et tandis qu’il récitait du mieux qu’il pouvait son mantra, il vit une fleur grimper et éclore, juste devant lui. Les œillets qu’avait déposé Raghavan    sur la momie poussaient comme en accéléré, faisaient des stolons, des rejets, créaient un véritable jardinet autour du chasseur, cachant sous leurs feuilles le cadavre, dont les os semblaient phosphorer d’une lumière radioactive.
Le voile de la maya était sur le point de se déchirer.

Les sâdhus, quelle que soit la secte à laquelle il étaient liés, cherchaient à se libérer de la maya, la nature illusoire de notre monde, et du samsara, les cycles de vies et de mort la régulant, afin d’accéder à la plénitude, et de se dissoudre dans le divin. On appelait cette libération moksha.
Atteindre ce point d’orgue demandait tout un cheminement, et différentes pratiques méditatoires, dont le shav sadhana était présenté comme la plus importante et la plus difficile. À travers cette technique, on invoquait à la fois Shiva, dieu révélateur de la sagesse et de la connaissance absolue.
Shiva, appelé par cette transe et les incantations l’accompagnant, descendait sur le méditant, s’unissait à son énergie vitale et, descendant encore, allait s’incarner dans le cadavre allongé là. Les mouvements qui agitaient alors le corps était la preuve de la présence du dieu.
C’était par un résumé de ce type que Reshma avait présenté les choses à Jack. C’était ça qui l’avait amené à être ainsi, assis en tailleur sur une momie, avec des psychotropes de synthèse plein les veines, à attendre de voir apparaître, sous ses yeux, l’ensemble des esprits hantant cette place.
Et ça n’allait plus guère tarder.
Malgré la puissante vérité de ce qu’il percevait, malgré sa réalité, sa tangibilité, il avait la conviction que ce n’était qu’une illusion, sur le point de se briser. Le monde, tel qu’on le voyait, n’était qu’un film projeté sur une grande toile souple, derrière laquelle des silhouettes bougeaient, vivaient, et poussaient pour déchirer ce voile.
Une ombre passa, furtive. Elle se dessina, plus clairement, avant de disparaître. Puis une autre suivit. Une angoisse infantile s’empara de Jack.
Le rideau d’apparences s’évaporait. Au bout de quelques minutes, Jack et les Aghoris se retrouvèrent environnés d’une foule compacte. Des créatures, dont les formes restaient à dessiner.
Des fantômes. Des silhouettes d’enfants faites d’une fumée d’un noir profond, d’où ne perçaient que deux yeux blancs, et qui déambulaient là, par dizaines. Des êtres aux formes changeantes, qui le dominaient lui et chacun des ermites l’entourant, qu’il identifia comme le résumé des incarnations passées et à venir de leurs âmes. Et des bestioles composites, des griffons hindous ou quoi que ce soit d’autre, des hommes à pattes et queues de lions, de biches ou de coqs, des fantômes de vaches, de singes, de serpents, de sangliers, d’oiseaux sacrés portant un troisième œil brillant comme un halogène, et puis, tout en haut, dans un ciel redevenu d’azur, les traits de visages pacifiques. Tout ce que l’hindouisme comptait de dieux et de chimères se révélait devant lui.
Et ce ne fut qu’après les avoir détaillés que Jack ressentit la chose, et la vit.
Cela descendait le long de son corps comme une pluie, sauf que c’était à l’intérieur. Son enveloppe charnelle n’était qu’un costume, une veste sur mesure, qui s’ajustait parfaitement à l’âme qui y logeait.
Shiva était en lui. Il le voyait, comme s’il était en face de lui, comme si on lui tendait un miroir et qu’il s’y reconnaissait, avec les traits et les attributs de la divinité, se superposant à son propre corps. Il sentait, sur sa tête, le poids des cheveux de la déité, regroupés en un chignon maintenu par un croissant de lune. Il voyait se lover autour de son cou et de ses bras le cobra que portait le dieu sur toutes ses représentations. Et, il ne se souvenait pas d’avoir fait ce geste, mais il tenait dans sa main le trishula, le trident attribut de Shiva.
Et puis l’instant d’après, Shiva l’abandonna. Il sentit le dieu descendre encore, et il le vit bientôt, sous lui.
La floraison d’œillets, simple hallucination, avait disparu. Libérée de cette végétation, la camisole se gonflait, vibrait d’une vie nouvelle, bougeait. Un sang neuf parcourait les veines de la momie, faisant palpiter sa peau parcheminée. Sa cage thoracique grinça d’une respiration et, sa bouche expirant, son visage se transfigura. Émergeait maintenant du col blanc une face androgyne à la peau mate et au traits fins et souples, un visage d’où émanait une telle paix et une telle sagesse qu’il ne pouvait être que d’essence divine.
Forçant la fascination qui collait ces yeux à cette apparition, Jack regarda en direction des aghoris.
Eux aussi étaient sortis de leur méditation. Avec une fascination toute humaine, ils désignaient le chasseur de divinité et le cadavre sous lui, qui bougeait.
C’était le signe qu’il attendait.
Celui qui lui disait que la présence de Shiva, incarné dans ce corps, n’était pas une illusion. Que les mouvements qu’il sentait n’étaient pas un vertige dû à sa transe, mais bien réels.

Le chasseur prit une grande inspiration. Sur l’écran de cet ordinateur qui lui semblait distant de quelques milliers de kilomètres, il vit ses pulsations cardiaques et cérébrales s’emballer. Sa main droite lâcha ce trident symbolique qui aussitôt s’évapora, et se saisit de la seringue-pistolet « Down » posée sur ses genoux.
Durant une fraction de seconde, Jack vit le visage transfiguré du cadavre perdre son expression de sérénité, et ses yeux s’emplir de ce voile de peur qu’il connaissait si bien. Le chasseur aimait ce regard, ce moment. Celui où la déité comprenait qu’elle tombait de son piédestal, qu’elle devenait proie, à la merci de cet humain, de ce mortel.     
Dans un mouvement sec, Jack se planta l’aiguille dans la cuisse et pressa la détente.
« Non ! » sembla crier Shiva.

La piqûre lui fit l’effet d’un électrochoc. Une onde qui se propageait à travers tout son corps et allait mourir, au bout de ses doigts, en un fourmillement intense. Comme un feu qui brûlerait, molécule après molécule, toutes les substances dispersées lors de la première injection.
Le shmashana reprit, aux yeux de Jack, son apparence initiale : Une cour, donnant sur le fleuve et un temple, où la terre ocre le disputait à la cendre, et avec pour seule population une poignée de singes et ces ermites aghoris, nus et sales. Il faisait encore nuit, et le ciel ponctué d’étoiles s’éclairait, au loin, d’une aube rougeâtre.
Le cadavre fit une ruade, déséquilibrant Jack qui roula au sol. L’effet de cette piqûre « Down » n’était pas aussi instantané qu’il l’aurait souhaité, et il était encore engourdi.
Le corps se débattait dans sa camisole, convulsait comme un serpent pris dans un collet. Le chasseur de divinité se saisit alors du pistolet à impulsion électrique qu’il avait préparé et tira sur la momie.
Celle-ci fut prise de tremblement, puis s’immobilisa. Jack enleva les électrodes collées à son crâne, rangea les seringues, et rechargea le Taser. Le corps au sol avait retrouvé son aspect initial. Rien, dans les traits de ce visage desséché, ne laissait à penser qu’il servait maintenant d’enveloppe charnelle à une des divinités les plus importantes qui soit. Le chasseur pensa même un instant que son stratagème n’avait pas fonctionné, et que Shiva s’était échappé.
Jusqu’à ce que les paupières ne s’ouvrirent. Là où il n’y avait avant que des orbites vides s’épanouissaient maintenant deux yeux, bien vivants, qui était ceux du dieu. Il regardait Jack, et commença à lui parler dans ce qui semblait être de l’hindi.
« Cause toujours, je ne t’entends pas » lui répondit celui, tout en commençant à ranger son ordinateur, et tout son matériel.
Quand vint le moment de remettre le cadavre momifié dans sa valise métallique, Jack lui administra un nouveau coup de Taser, avant de lui injecter un sédatif.
Une fois le corps rangé, il fit ses adieux à Raghavan et appela Reshma depuis son téléphone satellite.

La nuit passée n’avait rien changé au tumulte de la rue et, traînant sa malle derrière lui, Jack s’y enfonça avec d’autant plus d’impatience que l’agitation de cette matinée qui commençait à peine, ces lumières, ces bruits, oppressaient ses sens, et l’obligeaient à une attention, une concentration nouvelle, qui tendait à estomper ce qui restait de son ivresse.
Il traversa ainsi la ville, et, haletant et en nage, rallia le parking où il avait laissé son 4x4. Il chargea sa malle à l’arrière et se mit au volant.
Il sentait son cœur cogner trop fort contre sa cage thoracique. L’effet de l’adrénaline de la seringue, sans doute. Sa main tremblait, et il peina à rentrer l’adresse de son point de chute à Katmandou dans le GPS.
Il démarra, et prit la route.
À peine avait-il fait une centaine de mètres qu’il entendit des chocs à l’arrière, et des cris. Une sueur froide roula sur son front. Shiva s’était déjà réveillé. Il se débattait à l’intérieur de la malle, et appelait.
Jack poussa un juron. Comment l’effet du sédatif avait-il pu se dissiper si vite ? Il se gara sur le bas-côté, piocha dans la trousse médicale, et sortit.
Il fit le tour du Land Rover, ouvrit la porte arrière. La valise, bien que solidement sanglée au plancher, oscillait et tanguait sous les assauts du corps à l’intérieur. Les cris qui en sortaient se modulaient étrangement, couvrant tous le spectre des sons audibles, et s’assemblaient en syllabes inconnues. Jack connaissait ça : ces cris n’étaient pas réels, mais relevait de la télépathie. Shiva cherchait à entrer en contact avec son esprit, et s’essayait à différentes langues, différents dialectes pour lui parler. De nombreux autres dieux, une fois captifs, s’étaient livrés à la même manigance.
Jack colla un pistolet Shocker contre la paroi de la valise et pressa la gâchette. L’arc électrique claqua à plusieurs reprises, avec, comme en réponse, un coup sec venant de la malle. Les cris et mouvements cessèrent. Il put alors détendre les sangles et entrouvrir la valise. Le corps recroquevillé à l’intérieur était inerte, et Jack lui injecta une double dose d’anesthésiant.
Le sarcophage d’aluminium refermé, le chasseur se remit au volant.
Un fourmillement au bout de ses doigts, et comme des paillettes se fixant à son regard. Un bref instant de vertige. Il redémarra, souffla, et reprit la route. Sur le siège passager, rabattu en tablette, la mini machine à expresso ronronnait.
Il allait avoir besoin de café…

Jack dût recommencer ce manège, avec Shocker et injection de sédatif, trois ou quatre fois dans l’heure qui suivit. Shiva dormait, la malle ne bougeait pas, et la route était dégagée, mais le chasseur de divinité ne parvenait pas à s’apaiser. Il avait eu beau retourner la trousse médicale et fouiller dans tout le véhicule : il n’avait plus le moindre millilitre d’anesthésiant. Comment allait-il faire au prochain réveil du dieu ? Les minutes s’égrainèrent, et tandis que l’horizon devant lui commençait à s’emplir de ces montagnes himalayennes qui abritaient sa destination, Jack restait les yeux fixés sur son rétroviseur, les oreilles à l’affût du plus petit choc métallique. Une nouvelle heure passa bientôt, et Shiva ne se bougeait toujours pas.
À la mi-journée, Jack entrait dans une forêt verdoyante, où la route serpentait à l’assaut d’un premier col. Ce fut là, alors que le soleil, filtré par les branches basses, faisait alterner lumière et ombre sur l’habitacle, qu’il le vit.
Shiva était assis, à côté de lui, sur ce siège passager qui s’était relevé tout exprès. Il était tel qu’on le représentait, avec tous ses attributs, et il le regardait avec aux lèvres son demi-sourire de béatitude.
Le chasseur ne put retenir un cri de surprise, et il freina des deux pieds. Le Land Rover stoppa sous des frondaisons, et à cette ombre, le dieu disparu. Jack soupira. Il avança de quelques mètres, et la lumière du soleil le fit réapparaître.
« Tu dois me laisser partir, Jack. » lui dit-il dans un anglais un peu haché.

« Non. Tu n’es qu’une illusion » répondit le chasseur en accélérant.
« Tu ne peux pas me garder comme ça, fit le dieu d’une voix douce. Tu ne m’as fait prisonnier qu’en me trompant, en me tendant un piège, mais tu ne pourras pas lutter contre moi. Libère-moi. »
Jack ne lui répondit pas.
« Libère-moi, répéta Shiva. Libère-moi et je te pardonnerai. »
« Je me fous de ton pardon, fit le chasseur. Je remplis ma part du contrat, c’est tout. »    Et d’ajouter en ricanant, tandis qu’il passait dans une zone plus ombrageuse qui fit disparaître complément l’apparition : « D’ailleurs, je n’ai aucune foutue idée de comment te libérer de ce corps ! »

Ce fut d’abord le bruit qui le réveilla.
Un vacarme infernal, fait de l’accumulation de milliers de voix parlant ou chantant, et de musiques discordantes. Une foule immense qui se bousculait à son oreille.
Puis Jack ouvrit les yeux sur une lumière d’un blanc sale, qu’il mit quelques instants à reconnaître comme le toit de la tente sous laquelle il était allongé. Alors, juste à côté de lui, il distingua un goutte-à-goutte de perfusion, accroché à sa potence, et le visage de Reshma.
« Ah, vous revoilà enfin ! Namaste » dit la jeune femme. Elle lui sembla plus belle que jamais, drapée dans un sari traditionnel et portant au front le bindi, le troisième œil hindou.
« On est où ?    Demanda Jack, vaseux. Où est Shiva ? »
« On l’a retrouvé » le rassura-t-elle, en désignant un lit, à quelques mètres de celui de Jack. Le chasseur était en effet allongé sur un lit de camp, dans ce qui ressemblait à un hôpital de campagne. Tous les autres couchages étaient occupés, et on trouvait là hommes, femmes, enfants, vieillards, tous vêtus de costumes traditionnels indiens, et tous portant le même point de peinture rouge au front.
Et, ainsi que l’indiquait Reshma, il y avait ce corps momifié, toujours vêtu de sa combinaison de force, qui était allongé là-bas, assoupis mais entravé.
D’autorité, le chasseur de divinité se leva, et arracha la perfusion de son bras. Il tangua un instant sur des jambes que le repos avait rendues flageolantes, puis fit quelques pas en direction de la momie et de son lit. La camisole, déchirée, avait tourné au brun à force de saleté, mais le visage du cadavre portait, plus que jamais, parmi les ravages du temps et de la mort, quelque chose de la divinité qui en était prisonnière.
« Que s’est-il passé ? » finit par demander Jack.
Reshma eut un soupir amusé, et après lui avoir demandé s’il était en état de marcher, l’invita à la suivre.
Au-dehors, le brouhaha était plus violent encore, et devenait une vibration sourde, décuplée par la chaleur et l’humidité étouffante. Et il y avait la foule. Une marée humaine, piétinant plus que marchant, certains priant, d’autres allant les bras chargés d’offrandes, d’autres encore dégoulinant d’eau, et qui bouchait le moindre centimètre d’espace qui pouvaient se créer dans les étroites allées formées par un alignement infini de grandes toiles de tentes. Jack se sentit très vite oppressé par ce déferlement d’hommes, de sons, d’odeurs.
« Il se passe quoi, ici ? » demanda-t-il.
« Nous sommes à Haridwar, sur les bords du Gange, lui dit Reshma. À plus de mille kilomètres de là où nous devrions être. »
Elle le prit par la main, comme on ferait d’un enfant, et l’attira sur ce qui semblait être une petite place surpeuplée, dominée par une haute statue de pierre, à demi ensevelie sous les offrandes. Une statue de Shiva.
« C’est la kumbh mela, le grand pèlerinage de l’hindouisme. Il doit y avoir près de 30 millions de personnes réunies ici pour se purifier dans le Gange ! » lui hurla-t-elle parmi le vacarme.
« Et comment vous m’avez retrouvé ? » demanda Jack.
Alors Reshma l’entraîna de l’autre côté de la statue. Échoué contre le socle de grès, enfoui lui aussi sous les offrandes de nourritures, de bougies et d’œillets, gisait la carcasse du Land Rover.
Ce fut à peine si Jack reconnut son tout-terrain dans cet assemblage de tôles tordues et de brisures de plastique. Il avait vraisemblablement fait plusieurs tonneaux, et l’état des roues, avec ses lambeaux de pneus, laissait à penser qu’il avait roulé sur les jantes durant de longs kilomètres. A l’arrière, les sangles effilochées retenaient une malle éventrée, béante.
« Parmi tous les équipements électriques de votre 4x4, il y avait un transpondeur, qui amplifiait les signaux émis par votre GPS. Ça nous a permis d’identifier celui-ci, de suivre votre trajet et de vous géolocaliser » expliqua Reshma.
Jack sourit. Cette fille était maligne en plus d’être belle. Mais il tiqua : « Nous ? »
« Après votre appel depuis Darbansingh, je vous ai attendu. Ne vous voyant pas venir, et sans nouvelle de vous, j’ai pris l’initiative de contacter votre commanditaire. C’est grâce à lui que nous avons pu vous retrouver. Ça nous a pris quelques jours… Je l’ai informé de votre réveil, et il ne devrait plus tarder à venir. »
« Et le colis ? demanda encore Jack. Vu l’état de la caisse, il avait réussi à s’enfuir. Pourtant, quand je conduisais… »
Reshma eut un sourire ironique. « Nous pensons que Shiva a pris possession de votre esprit, sans doute avant même de se libérer. Il a dû vous hypnotiser, et vu les relevés satellites, il a délibérément choisi cette destination. Sans doute pensait-il trouver, dans une telle concentration de fidèles, quelqu’un capable de le libérer. »
Le chasseur sentit poindre en lui doute et appréhension :« Mais vous l’avez trouvé avant, n’est-ce pas ? »
La jeune femme le rassura : « Nous avons eu plus de mal à vous retrouver vous que le retrouver lui ! Un cadavre ambulant, hurlant à qui veut l’entendre qu’il est le dieu Shiva, même en plein kumbh mela, ça ne passe pas inaperçu ! Et vu les réactions qu’il suscitait, je pense pouvoir dire qu’on l’a sauvé du lynchage. »

Alors qu’elle disait cela, le téléphone satellite à sa ceinture sonna. Elle en regarda l’écran digital.
« Votre commanditaire, dit-elle. Son hélicoptère va se poser. Venez. »
Et comme pour appuyer ses dires, un sifflement de turbine s’ajouta au brouhaha ambiant, et l’ombre d’un Bell 206 passa au-dessus de leurs têtes.
Reshma, téléphone sur l’oreille, s’engouffra dans la foule. Jack tenta de la suivre, mais très vite, le point rose pâle de son sari se perdit parmi la multitude de têtes brunes qui émergeaient. Désorienté, le chasseur regarda autour de lui, et un flash le frappa, laissant persister sur sa rétine un halo blafard.
Sous une tonnelle, un groupe de sâdhus, assis en tailleur, nus, la masse de leurs cheveux et leurs peaux couvertes d’une pellicule de cendres grises. Les fidèles passaient devant eux, les saluant, leur offrant fleurs et nourriture. Le flash lumineux se répéta. Alors Jack le reconnut.
Raghavan était là, tel que le chasseur avait pu le voir durant sa transe. Lumineux, entouré d’une aura où se dessinaient des mandalas en mouvement. Il tira une bouffée sur sa pipe d’argile, et la lumière qui le nimbait se dissipa en même temps que la fumée qu’il expira.
Jack joignit les mains et se pencha, pour le saluer. « Namaste ».
Raghavan le regardait à son tour. Il lui rendit son salut et, dévoilant une bouche édentée, partit dans un grand rire.

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