Tout
le monde attend mon rapport. Le Rapport. Pas celui avec une minuscule
que je rends tous les soirs. Non, celui avec une majuscule qui sera
mon dernier.
Toute
la population de la planète attend le Rapport depuis des
générations. Le mien ou celui d’un de mes collègues. Je ne suis
pas le seul veilleur de jour. Mais dans mes rêves c’est toujours
moi qui rédige le dernier, le Dernier, lui aussi avec une majuscule.
Et ensuite je pourrai mourir tranquillement, jeune comme tous les
veilleurs qui se sont succédé depuis des générations, depuis que
l’homme a mis le pied sur la planète, quittant un berceau mourant
pour un nouveau foyer mortel.
Le
Nouvel Espoir est arrivée en orbite de la planète il y a plusieurs
siècles. À l’époque son nom n’était pas ironique et le
vaisseau spatial n’avait pas encore hérité du sobriquet d’Espoir
Déçu. Les survivants de l’humanité cherchaient une planète de
type tellurique, dans la zone d’habitabilité de son étoile. Ils
l’avaient trouvée. Ils espéraient qu’ils pourraient s’installer
à sa surface pour vivre... on ne gagne pas à tous les coups.
Le
soleil était trop puissant, l’atmosphère trop ténue. Les raisons
étaient nombreuses mais la conséquence était unique : les
radiations à la surface étaient trop fortes et mortelles en cas
d’exposition prolongée. L’installation d’une colonie comme
initialement envisagée était donc exclue.
Dans
un premier temps l’humanité était retournée à son sommeil
cryogénique, ils avaient déjà dormi quelques siècles, ils en
ajouteraient quelques-uns supplémentaires. Presque cinq cents ans en
tout. Mais les réserves d’énergie du vaisseau resté en orbite
n’étaient pas inépuisables, et hommes et femmes durent s’éveiller
une seconde fois. C’est de là que vient l’expression de « second
éveil » pour les lendemains de fête, désabusé, la tête
douloureuse et les jambes lourdes.
L’espoir
était revenu. Les scientifiques avaient analysé les relevés que
leur dortoir orbital avait enregistrés au cours des siècles passés.
Le soleil mourait et tout le monde s’en réjouissait ; en
vieillard à l’aube de sa vie, sa vigueur déclinait. Et l’humanité
ne mourrait pas. La surface lui était encore inaccessible pour
plusieurs siècles, mais ils pouvaient creuser, mettre des dizaines
de mètres de terre, de roche et de métal entre leur future cité et
l’extérieur inhospitalier. Trogloville naquit au cœur d’une
montagne, des débris récupérés de l’Espoir Déçu qui n’était
plus d’aucune utilité à ses habitants.
Les
scientifiques l’ont prédit : le soleil meurt lentement, le
jour où la surface sera viable arrivera et durera quelques
millénaires. Mais l’humanité doit se terrer sous des kilomètres
de roche en attendant ce jour. Une immense station d’observation a
été créée en surface, chargée de surveiller les champs de
panneaux solaires alimentant la cité, les forêts transgéniques
plantées pour augmenter l’oxygène de l’atmosphère et la couche
d’ozone, mais surtout pour tous les capteurs indiquant le niveau
d’habitabilité de la surface.
Mais
nous n’avions pas le matériel adéquat ni l’expertise pour
automatiser la surveillance. Le corps des veilleurs de jour a donc
été créé dans ce but : garder la station, régler les
appareils et relever les données. Quand les techniciens viennent
intervenir sur les installations pour réparer, ils ont des
combinaisons anti-radiation. Les précurseurs ont pensé que les
veilleurs pourraient en faire de même. Les combinaisons se sont vite
révélées un inconvénient insurmontable, handicapant pour le
travail, limité en eau et en oxygène et surtout rapidement
transformé en étuve ; les tours de surveillance nécessitant
plusieurs heures, les malaises étaient monnaie courante. Les
combinaisons furent abandonnées avec la santé des veilleurs.
À
travailler des heures à la surface, on meurt tôt, souvent après
une maladie douloureuse ; et on devient rapidement stérile.
Pourtant les volontaires ne manquent pas, il y a même trop de
candidats pour ce long suicide. Des psychologues étudient le
phénomène et rivalisent de théorie sur le rôle expiatoire du
sacrifice. Peut-être ont-ils raison. Ou peut-être sont-ils à côté
de la plaque. Peut-être que chacun d’entre nous a une raison
différente qui n’a rien de culturelle. Je pense que j’étais
juste un peu claustrophobe et je ne regrette pas d’avoir troqué
des années de vie contre des journées à l’air libre.
Maintenant
nous rêvons tous du Rapport, écrit de notre main. Je doute que ça
hantait les pensées des précurseurs il y a quelques siècles, mais
maintenant que les aiguilles semblent sur le point de quitter la zone
rouge, l’instant semble de plus en plus imminent : tout à
l’heure, demain ou dans deux mois. En tout cas les projections
scientifiques le prévoient pour l’année, sans autre possibilité
de précisions.
En
débutant il y a dix ans je ne pensais pas connaître ce moment
historique de mon vivant. Le rêver oui, mais pas le penser.
Désormais ce rêve est réalité, alors le Rapport est devenu le
nouveau rêve de tous les veilleurs : devenir ce héros dont on
cite le nom dans tous les manuels d’histoire, à qui on dédie
poèmes et odes, à la gloire de qui on érige des statues – pas
les statues millénaires de la cité, une statue qui connaîtra
l’érosion du vent et les déformations du temps nécessaires à la
formation d’une légende.
Je
pourrai le vivre. Pas en pleine forme, à une trentaine d’année
mon organisme commence à connaître des ratés et je ne verrai
sûrement pas mes quarante ans. Les premiers mouraient après
seulement cinq années de service et peu étaient ceux à avoir
atteint l’âge que j’ai. Les choses vont de mieux en mieux.
J’essuie
mon front avec mon mouchoir puis étouffe une quinte de toux dedans
et le macule de mucus rougeâtre. Ils pourront écrire ça dans leurs
hymnes : « Il a donné sa sueur et son sang à
l’humanité ». Il est probable qu’ils écrivent ça à
propos d’un autre et que je tombe dans l’oubli mais l’espoir
fait vivre, paraît-il.
Pendant
que les autres vivent à un rythme artificiel sous des lumières qui
le sont tout autant, ma vie est dictée par le soleil, à un rythme
naturel sous une lumière qui l’est tout autant. Je vivrai deux
fois moins longtemps que la plupart d’entre eux, mais chaque minute
me semble plus intense que chacune de leurs heures, quelle que puisse
être la douleur physique.
Je
suis un veilleur de jour, je ne suis pas un sacrifié, je suis un
privilégié. Et un jour si la chance est avec moi je serai Le
Veilleur de Jour, celui avec une majuscule, pas l’anonyme avec
minuscule que je suis encore.
Il
faut que je surmonte cet état permanent de second éveil et survive
encore un peu...
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