jeudi 22 août 2013

Sarasvatî [Diane]

Car vous avez un but : une personne près de qui vous asseoir, ou peut-être une idée, ou votre propre beauté peut-être… Vos jours et vos heures passent comme passent les paysages de branches d’arbres et de mousses des forêts aux yeux du chien de chasse qui galope sur une piste. Mais moi, je ne m’attache à aucune piste, et il n’y a pas de corps que je puisse poursuivre ainsi. Et je suis sans visage.
                                                                                                                      Virginia Woolf, Les Vagues

Sarasvatî

         - Et après la fin du monde, que s’est-il passé ?
         Le Professeur posa ses instruments ensanglantés un instant, feignant de vouloir mûrir la réponse la plus satisfaisante possible.
         - C’est très simple dit-il en faisant la moue pour marquer une pause. Les Hommes de cette époque ont poursuivi encore et encore leurs œuvres, jusqu’au jour où ils ont assimilé suffisamment de connaissances pour comprendre, pour admettre, que leurs corps avaient transmué dans leurs molécules les plus infiniment petites. Tu sais ce que cela signifie n’est-ce pas ?
         - Oui dit Sara les mains fébriles, transportant un cerveau humain dans un bol en céramique.
         - Bien sûr, ajouta le Professeur en reprenant l’ablation du cœur de son sujet, le cadavre d’un petit garçon, ce fût bien après la Grande Guerre de Mars, contre ceux qu’ils prenaient pour de demi-dieux. A cette époque, l’être humain était à un carrefour magistral de son évolution. L’humanité entière a découvert qu’après tant de siècles derrière elle, et autant de dégât qui aurait pu être aussi facilement contourné, elle n’avait plus besoin de nourriture, de sommeil, de sexualité ou de stimulus émotionnel pour vivre et qu’elle pouvait résister à la mort si tel était son désir.
         Sara s’assit sur sa chaise pour commencer la dissection du bras gauche de son sujet, le cadavre d’un homme d’une quarantaine d’années.
         - Comment ont-ils réagi à la sensation de leurs corps transcendés ?
         En pesant le cœur de l’enfant, le Professeur répondit à son élève sans même la regarder :
         - Tous ils sont devenus fous. Jusqu’au dernier. Et donc nous voici, survivants de ce grand et pathétique marasme que nous avons finalement transcendé. Bien, plus de questions à présent Sara. La récréation fût agréable, à présent retourne à ton travail. Attrape donc ce bras et montre-lui à qui il appartient.


        
         Sara s’était réfugiée dans une chapelle en fin de soirée. Elle avait choisi l’hologramme de la Grande Croix Blanche, qui flottait en face d’elle. Seule dans la pièce, qui était dans une agréable pénombre, son cœur pesait lourd. Moins par le sujet de conversation du Professeur quelques heures plus tôt que par la dissection du bras du cadavre, qu’elle n’avait pas totalement réussie. Le Professeur lui avait signifié qu’elle devrait recommencer, encore et encore, cet exercice tant qu’elle ne parviendrait pas à le résoudre. Ce jour-là, elle l’avait encore raté. Le petit cours historique du Professeur, raconté à son intention pour la détendre, ne l’avait aidée en rien. Son cœur, comme d’habitude, pesait le poids de plusieurs briques, alors qu’elle était désormais persuadée qu’il n’y avait rien dedans. Depuis longtemps, elle avait la sensation de ne plus avoir de substance à l’intérieur de son être.
         Elsa entra dans la chapelle et s’assit à côté de son amie en la prenant par le bras dans un geste amical. Elle demanda à voix haute à l’autel de changer l’hologramme de la Grande Croix Blanche pour celui du Petit Croissant de Lune à Etoile Vert. Ce fût fait en un clin d’œil par le programme.
         - Alors, tu as passé la dissection du bras ?
         Sara regarda son amie et éclata en sanglots. Elsa lâcha son bras et eût un mouvement de recul.
         - Raconte-moi en détails ce qui s’est passé, demanda-t-elle avec froideur.
         Sara s’épancha sur sa journée, sans pour autant s’en trouver soulagée. Une fois que ses larmes cessèrent et qu’elle se sentit trop fatiguée pour porter sa croix propre, Elsa reprit le bras de son amie, et redevint chaleureuse et enthousiaste.  
         - Il est temps d’aller dans le programme de parole conseilla Elsa d’une voix douce et posée, d’un ton enrobant. Comme j’en fais partie tu seras prise en charge très facilement, tu le sais. Je ne comprends pas pourquoi tu attends qu’un hypothétique miracle se produise. Et si une telle chose était possible, en quoi un miracle t’apporterait un tant soit peu de paix intérieure, alors que tu as besoin du contraire d’un miracle, tu as besoin d’une prise de conscience. Mais tu la refuses, par peur de changer. Il faut que tu désires aller mieux, pour passer à l’étape supérieure. Pour réussir ce maudit examen également. Ton Professeur n’aurait jamais dû te faire ce cours d’histoire improvisé mais c’était  dans son idée de te fournir des pistes, il t’a raconté cette vieille histoire de changement planétaire et cosmique pour que tu changes toi-même. Tu sais, il est préférable que tu sois consentante, passé ce stade, le programme t’obligera de toute façon si tu continues sur cette pente, à vouloir lui cacher ton état émotionnel. A ne pas être honnête avec ta propre voix intérieure. Tu ne peux pas te faire ça à toi-même.
         Sara sourit à son amie bien attentionnée à son égard. Elle comprit, en voyant dans les yeux d’Elsa, que son sourire devait plutôt ressembler à une grimace simiesque qu’à un vrai sourire entier, venant du bien-être, venant du cœur.

         Plus tard, dans sa chambre plongée dans le noir, avec pour seul compagnon le bourdonnement du silence, accompagné de celui de la climatisation, Sara demanda à voix haute au programme un plafond recouvert d’étoiles de la constellation du Grand Chien, alors qu’elle pleurait seule dans son lit. Mais ces larmes, bien qu’abondantes, n’étaient pas le résultat d’une tristesse ou d’une dépression chronique, juste la conséquence d’une grande fatigue nerveuse, comme l’avait stipulé le programme sur l’écran de navigation près du miroir de la salle de bains lors du test sanguin, effectué tous les soirs par tous les individus sur cette immense planète artificielle. Ce test, comme tous les tests médicaux, était obligatoire avant le coucher.
         Sara se retourna lourdement sur le côté gauche, se braqua en position fœtale, comme pour résister à son propre écrasement intérieur, enfouissant dans un même temps son visage rougit par les pleurs dans son oreiller. Elle ne regarda même pas le plafond se transformer en constellation du Grand Chien, vu l’effort de s’être retournée, geste qui lui avait, émotionnellement, énormément coûté.
         C’était pour elle trop difficile de le regarder, cet hologramme de constellation, comme s’il s’agissait de son propre reflet à cet instant, qu’elle avait appelé à voir, mais dont elle ne pouvait supporter la responsabilité. Elle ferma les yeux enfin, et trouva le moyen de n’écouter que le bruit sifflotant de sa respiration à cause des sanglots. Sara finit par se concentrer uniquement sur ce sifflotement, tant est si bien qu’elle aperçut un train qui arrivait au loin,  alors qu’elle se trouvait debout sur le quai d’une gare sinistre. Il faisait nuit noire.
         L’endroit était abandonné mais la Lune se dessinait dans le ciel, trois fois plus grande que dans les films sur la Terre qu’elle avait vu enfant à l’étude. Les bancs contre le mur étaient recouverts de branches et de plantes sauvages, tandis que le sol était camouflé sous une fine pellicule de neige à la texture de cendres. Cette gare était sombre et son atmosphère était lugubre. Dans le paysage lointain se dessinait les cheminées gigantesques de centrales nucléaires. La lumière du train se faisait de plus en plus menaçante et aveuglante, et le wagon conducteur émettait un sifflement étrange, strident, qui devenait de plus en plus fort et inquiétant. Sara trouva ce bruit similaire à celui qu’un poumon percé faisait lorsqu’on l’écrasait avec force, une fois gonflé d’air. Le Professeur en étude avait fait l’expérience devant tous les élèves un jour.
         C’est là que la lumière du train engloba la nuit entière et la transforma en jour dans un flash de lumière non aveuglant. Finalement, ce n’était plus un train qui fonçait à toute vitesse mais une rivière. Et le bruit du courant ravit Sara au plus haut point, surprise de voir toute cette eau sortir de nulle part. La gare était abandonnée depuis plusieurs années. Et l’eau de la rivière montait lentement mais sûrement, bientôt elle allait être au niveau du quai et même le déborder. Elle recula quand l’eau commença à tout envahir, et se réfugia à l’intérieur de la gare où la nature s’était installée, attendant peut-être à son tour, qu’un train n’arrive. Le toit était meurtri d’un trou béant, mémoire d’une bataille antique qui avait été oubliée, et des colombes se transformaient en corbeaux quand elles quittaient l’ombre du dôme ouvert et passaient dans la lumière excessivement lumineuse du ciel pour sortir de cette gare par sa plaie béante, ce trou comme une bouche qui aurait tout aussi bien pu porter un globe entier, mémoire de cette bataille antique, tragique, pour toujours anonyme.
         C’est lorsque un homme dénudé, à la tête de loup recouverte de cicatrices, les yeux horriblement crevés, surgit d’un trou dans le sol, près des ruines de la réception que le cœur de Sara fût saisi par la terreur. Grognant avec un sourire sadique, il ouvrit sa gueule et montra à la jeune femme le morceau de viande qu’il mastiquait, qui ressemblait à un pénis humain. Son grognement ressemblait à un sourire sournois, tandis que le sang dégoulinait de sa gueule avec beaucoup de bave et quelques morceaux de chair. Elle se réveilla brusquement, avec une pulsation forte dans les oreilles, son cœur battant terriblement fort et un goût de bile dans la bouche. Son plafond scintillait toujours dans une représentation très fidèle de la constellation du Grand Chien, ce qui n’empêcha pas la jeune femme de vomir cette bile écœurante sur ses cuisses, libérant ainsi sa gorge de ce mauvais goût et de sa nausée. Elle eût alors l’idée sarcastique que la journée commençait de manière si désagréable que cela ne pouvait pas être pire par la suite.  


         Elle repensa à l’homme à tête de loup dans la salle de tests avec le Professeur, qui était en train d’ôter la jambe d’un cadavre de femme. Sur la table de travail, avec délicatesse et précision, il commença à ôter la peau, la graisse, et un par un, les muscles de la cuisse, tandis qu’il expliquait à son assemblée d’élèves intrigués comment les êtres humains de la Terre actuelle étaient constitués.
         Cette après-midi-là, dans une grande salle de contemplation, dont la fenêtre géante donnait sur l’espace offert, tout au fond, devant les anneaux de Saturne, comme un point lumineux qui se rapprochait lentement mais sûrement, se trouvait son satellite naturel Pandore, qui fascinait Sara, assise sur un banc, bien adossée, les mains sur les cuisses et les chevilles croisées. Elle tenait, en s’imprégnant de cette image, à calmer ses angoisses, à les endormir, les contrôler. Cela lui rappela ses études passées, à étudier la musique des êtres humains de leur vingtième siècle, ces engins qu’ils utilisaient pour lire des sons gravés sur des galettes noires. Pandore caressant un anneau de Saturne ressemblait à une pointe liseuse de galette noire. Trois enfants entrèrent dans la salle et s’assirent juste au bord de la fenêtre pour regarder le spectacle. Ce spectacle de cette petite lune informe et négligeable. Au milieu de la salle de contemplation se trouvait une fontaine holographique, personne ne s’en approchait jamais, tout simplement parce que personne n’y prêtait jamais réellement attention. Personne sauf Sara.
        
         De même, elle s’aperçut que Pandore ne fascinait dans l’immense salle, qu’elle et les trois enfants.
           
         Ce jour-là, Sara recommença son examen du bras, sur le corps d’une femme de trente-deux ans, frais, dont les yeux ouvert laissaient apercevoir l’incompréhension et l’horreur ressenties, une seconde avant sa dysfonction, ce qu’appelaient les humains de cette époque, la mort. Le Professeur restait dans son bureau, à regarder sur son écran flottant des images absurdes sur une princesse moderne, des centaines de gens criant et pleurant face à son cercueil exposé, lui jetant des fleurs, comme s’ils disaient au revoir à une part importante d’eux-mêmes en tant que groupe, que communauté. Le Professeur regarda sa montre à gousset, qu’il avait récupéré sur un homme enlevé dans le dix-neuvième siècle de l’humanité actuelle, puis jeta un œil sur son élève dans la salle, et vit, dans la gestuelle de son corps, dans ce qu’elle dégageait de sa présence, une assurance qu’il n’avait jamais remarquée auparavant. Il fronça les sourcils, circonspect, éteignit son écran sur l’image d’une adolescente en sanglots, le visage rougit par le chagrin et les larmes, se leva pour regarder de loin son élève agir avec cette nouvelle confiance. Plus tard, il remarquera que Sara, si hésitante et timide habituellement, avait parfaitement réussi. Ce fût donc à la cinquième fois qu’elle parvint à passer cet examen de dissection, peut-être à sa grande surprise, mais surtout à celle de son Professeur à qui elle fit un sourire désenchanté, forcé, avant de partir se purifier, ce qui ne manqua pas d’inquiéter le vieil homme. Il avait toujours saisi, aimé, et intégré, au plus profond de lui, la fragilité de son élève. La voir réussir ne faisait qu’exacerber cette fragilité qui était un trait indiscutable de sa personnalité.

         En marchant dans le couloir de circulation C, qui l’emmenait vers l’annexe de psychologie, Sara demanda au programme de rendre les murs translucides, de sorte que l’espace puisse s’offrir à son regard. Les personnes autour d’elle la regardèrent subitement, un peu effrayées. C’était devenu particulièrement rare de demander au programme une telle chose dans un endroit public comme un grand couloir de circulation et de dispersion. Saturne, dépassée, derrière à présent, se présentait désormais à la droite de Sara qui marchait sereinement, Le Grand Jupiter, ou Jupiter, comme ils l’appelaient sur Terre. Jupiter lui donnait en cet instant de marche le sentiment qu’elle était heureuse, dans un contentement d’elle-même simple, une plénitude sans écueil. Elle remarqua que c’était la première fois qu’elle ressentait une telle chose depuis très longtemps.
         Ce qu’elle ne remarqua pas, c’est que plusieurs personnes dans ce couloir furent saisies de malaises, puisque tout le monde ne supportait pas la vision du grand espace noir et vide, encore moins des corps célestes gigantesques que la planète artificielle était susceptible de croiser sur son parcours vers la Terre.

         Arrivée dans la salle d’étude d’Elisa, elle remarqua plusieurs élèves qui regardaient chacun des écrans holographiques avec ennui et qui battaient l’air de leurs mains molles pour tourner les pages rapidement. Elle avança vers la place d’Elsa, inoccupée, un message holographique flottant dans l’air adressé à son intention « ne bouge pas, je reviens immédiatement ». Sara s’assit sur le fauteuil d’Elsa, encore chaud, et Jan, assit juste derrière elle, s’adressa à elle.
         - Elsamaekers va revenir, elle n’en a pas pour longtemps, dit-il.
         Sara fut immédiatement touchée par la beauté du jeune homme.
         - Je suis January, dit-il, mais tout le monde m’appelle Jan. Tu es Sarasvatî ?
         - Sara, oui c’est moi. Personne ne m’appelle Sarasvatî, pas même le programme lorsqu’il vérifie mon identité.
         Le jeune homme, blond et à la peau très pâle, contrairement à celle, olivâtre, et foncée de Sara, fût surpris par sa remarque.
         - Tiens, c’est étrange, le programme dit toujours les prénoms complets. Bref, Elsa m’a beaucoup parlé de toi et c’est un plaisir que de te rencontrer enfin. Est-ce que ton prénom vient du fleuve sur Terre, la Sarasvatî ? Ou vient-il de la déesse ?
         - Des deux je pense, répondit Sara, ressentant un peu de nostalgie. Je ne suis pas très sûre. Mais ce doit être l’histoire de ce fleuve en premier lieu. Mon père était Professeur en Histoire, et lors de sa jeunesse dans ses voyages temporels, il est allé sur Terre, assécher ce fleuve, sur commande du programme. Il me disait petite fille qu’il avait volé toute l’eau de cet endroit pour la mettre dans ma réalisation…
         Jan acquiesça comme les gens gênés le font, face à une confession qu’ils n’avaient pas envie d’entendre et qui ne les regardait pas. Heureusement, Elsa entra avec trois bouteilles de protéines jaunes, ce qui cassa l’atmosphère éthérée et embarrassante entre Jan et Sara. Le sourire d’Elsa était toujours radieux, et parfois, Sara y puisait quelques forces, lorsqu’il lui en manquait.
         - J’ai réussi, dit Sara à son amie qui prenait un autre siège. Je l’ai passé et je l’ai réussi.
         Elsa tout sourire, secoua une bouteille vivement, et la couleur jaune vira au rouge. Puis elle la tendit à Sara, en lui disant qu’elle avait toujours su qu’elle passerait l’épreuve un jour. Que ce n’était qu’une question de temps. Sara pensa alors que tout n’était qu’une question de temps.
        

         Allongée sur son lit le soir, dans une bulle de plénitude inédite, elle demanda au programme de créer une image sur son plafond, celle d’un océan prit en tempête. Elle revit le Professeur plus tôt dans la journée, dans la salle aux humains dénudés et terrifiés, choisir cette femme qu’elle allait disséquer pour ses études. Le Professeur demanda aux gardes de prendre la femme qui pleurait, et qui suppliait dans une langue inconnue. D’autres priaient, d’autres demandaient où ils se trouvaient, confus comme des chevaux à l’abattoir, sentant leur dysfonction proche. Sara vit les gardiens, d’un coup de pince, électrifier la tête de cette femme, et l’incompréhension, l’horreur de cet instant, qui resta gravé dans ses yeux de morte, grands ouverts lui retourna le cœur. C’est alors qu’elle sourit, constatant avec soulagement qu’il n’était pas aussi vide qu’elle le pensait.

         C’est en fermant ses propres yeux qu’elle comprit, à nouveau qu’elle allait revoir le monstre du rêve passé, qui ne l’avait jamais vraiment quittée une fois éveillée. Ce dernier, son corps d’homme sur lequel la tête d’un loup avait été grossièrement cousue, rampait sur le sol dévasté par ce qui ressemblait au passage d’une destruction, destruction causée par une guerre quelconque, une guerre de plus, et reniflait le cadavre momifié d’une fillette près d’une fontaine. Sara se rendit soudainement compte qu’elle se trouvait à nouveau au même endroit que dans le rêve précédent, mais devant la gare. La gare qui se remplissait d’eau, l’eau qui contenait des anguilles électriques de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, comme les humains aimaient les nommer.
         Elle vit l’homme à tête de loup arracher avec le bout de ses doigts noirs les globes oculaires encore humides et sanglants du cadavre de la fillette. Pour lui faire peur, il les lui montra en grognant, comme deux petites billes luisantes ensanglantées, et les mis ensuite dans ses propres orbites vides. C’est là qu’elle remarqua comme au ralenti que Jupiter envahissait le ciel, comme si la Terre était devenue l’une de ses Lunes. Elle fût violemment projetée à Terre à cet instant, par l’homme à la tête de loup. C’est là qu’elle vit que sa tête avait été grossièrement cousue sur le corps d’un homme. Il grogna à son attention, et elle vit dans ses yeux, les deux billes incandescentes et injectées de sang, le regard terrifiée d’une fillette. Le monstre lui lécha lentement la joue, avant de la mordre au cou, lui arrachant un morceau, le sang giclant tout autour en abondance, ce qui provoqua son réveil, d’un bond en dehors de son lit, tombant par terre, se cognant la tête. Elle prit sa gorge comme pour arrêter le saignement mais il n’y avait pas de saignement, pas de morsure. Pas de blessure. Elle regarda son plafond et demanda avec défi au programme, qui était toujours là, à l’écoute, et sur toutes les parois de ce vaisseau-Terre, de lui afficher le Grand Jupiter, et son Grand Œil, que les humains appelaient la grande tache rouge.
        
         Ce jour-là, Sara outrepassant des règles de sécurité, ayant dérobée facilement un passe à un ouvrier un peu trop illuminé par la beauté de ses yeux noirs, pu facilement atteindre les modules de transportation. Le programme n’avait jamais eu à faire avec un individu outrepassant ses droits, il n’avait donc jamais tenté de mettre en œuvre ses directives implantées depuis des centaines d’années, par des générations précédentes aujourd’hui trop âgées, et toutes regroupées au centre de la planète dans des espaces médicalisés qui relevaient de la légende urbaine. Ces engins de transportation se trouvaient au plus près de la surface de la planète artificielle et c’était eux qui allaient explorer la Terre, et parfois, y prélever certains individus pour études. La race humaine sur cette Terre artificielle en mouvement, avait subi elle-même les mêmes conditions jadis par une autre race du même type humanoïde. Cela se passait ainsi depuis toujours dans les moindres recoins de l’univers et Sara comme les autres, l’avait appris enfant dans son étude sur ce qu’était la réalité et la vie. Tout ceci ne lui avait jamais posé de problème dans le fond, jusqu’à présent. Jusqu’à ses rêves, qu’elle était persuadée, étaient un présage. Un mauvais présage.
         Les immenses vaisseaux de toutes tailles, formes et propulsions, étaient alignés, proprement et avec méthode, et des ouvriers habillés de blanc vaquaient entre eux, parfois en lévitant, testant certains équipements. Prenant des notes holographiques. Sara ne sachant pas piloter un engin, elle devait se contenter de voler une capsule d’urgence programmable. Elle tapa son code de réservation, ainsi que son passe volé et le programme écrivit sur son écran holographique : « bon voyage Sara ». Alors que la porte de l’engin s’ouvrit, elle prit la peine, vexée, de préciser au programme que son véritable prénom était Sarasvatî et qu’il s’était trompé tout au long de ses études et de sa vie. Le programme répliqua qu’il n’avait jamais commis d’erreur avec personne, l’erreur lui étant un écueil impossible.
         Sur tous les écrans de la planète entière, une alerte demanda à tous les habitants de regagner leurs chambres sans attendre. Elsa se réfugia dans celle de Jan, et sur les murs, l’alerte diffusa le message qu’une capsule avait été utilisée par un membre non autorisé du programme de transportation, avec un passe dérobé. La capsule filait dans l’espace noir, silencieusement, du point de vue de Jan & d’Elsa qui s’assit sur sa banquette à côté de lui. Elle comprit tout de suite ce qui était en train de se produire sur l’écran et mis sa main sur sa bouche, comme pour étouffer sa détresse sur le point de parler. Les larmes montèrent dans ses yeux, et une sensation étrange d’acceptation vint se mélanger à la vague d’effroi et de tristesse. Elsa avait peur pour Sara. Très peur.

         Sur Terre, quelque part près d’une gare, un couple marchait tranquillement, le père tenant la main de sa fillette blonde par la main. Il faisait beau, grand soleil. Un festival de musique annonçait 2014 sur une immense banderole sur un panneau publicitaire plus haut. Une fontaine se trouvait devant la gare, et la mère portait un sac noir, qui signifiait peut-être qu’elle était sur le point de s’absenter pour un voyage de courte durée. Le sac était trop petit pour contenir beaucoup d’affaires. En apparence, ils semblaient heureux, tandis que la capsule de Sara poursuivait au même moment sa chute silencieuse vers le Grand Jupiter. Le module lancée à sa poursuite, calcula à l’instant qu’il ne serait pas capable de l’arrêter. Elsa pleurait calmement devant les écrans de contrôle en voyant le point lumineux foncer vers sa fin, comme une étoile filante. Jan mis son bras autour de ses épaules, et caressa son dos lentement, avec tendresse. En réalité, il ne savait absolument pas comment réagir face à la situation et se demanda s’il agissait correctement avec Elisa.

         Sarasvatî dans la capsule explosa de rire, en réalisant ce qu’elle était en train de faire, et qui n’avait jamais été fait depuis très longtemps, dans l’histoire de sa race humaine. Sur Terre, elle savait que cela se faisait tous les jours. Et que cela s’appelait suicide. Mais ce concept, pour elle, de partager cette chose avec les humains, de la réaliser, au mépris de la culture de sa race propre, lui donna envie de rire. Ce rire passa quand Jupiter et ses terribles ouragans devenaient une réalité plus tangible. Là, elle pensa alors qu’il était temps de faire la paix avec elle-même. Elle crut voir à travers son hublot un arc-en-ciel dans le vide noir de l’espace.
         La gare avait un dôme. La fillette vit des pigeons se poser dessus, et l’homme, son père, elle le vit, se retenait de pleurer. La femme, sa mère, allait partir, prendre le train, pour des vacances. Mais ce n’était pas la vérité et la fillette essayait de cacher à ses parents le fait qu’elle était parfaitement consciente qu’ils lui avaient menti aussi.
         Des larmes, de joie peut-être, coulaient sur le visage de Sarasvatî. Comme si la bête, l’homme à tête de loup, était allongé à côté elle. Avec ses yeux de petite fille, son apparence grotesque et horrible n’en était que davantage accentuée. Mais Sarasvatî n’avait pas peur de lui désormais. Il ne grognait pas, n’essayait pas de l’effrayer. Il attendait juste. Cette vision disparût quelques secondes plus tard. Les rêves, se dit Sarasvatî, repartent toujours vers l’endroit qui les a vus naître. Elle se demanda si elle allait elle aussi dans cet endroit, en imaginant percuter le noyau du Grand Jupiter, et y faire jaillir de l’eau, une rivière. En réparation du fleuve volé sur Terre par son père. Qui lui avait donné le nom de son œuvre.

         Le Professeur remercia les gardiens pour avoir amené le cadavre d’une petite fille, tout juste posé sur sa table de travail. Tous les élèves regardaient sur les écrans l’alerte, ainsi que le module qui tentait désespérément de rattraper la capsule de Sarasvatî. Le Professeur s’aperçu alors qu’il était triste, un sentiment qu’il n’avait pas ressenti depuis très longtemps, depuis sa jeunesse en fait. Il prit son instrument qui ressemblait à une longue lame bleutée au bout cassé et remarqua que sa main tremblait. Il tenait l’instrument beaucoup trop fort.  
         C’étaient bien des larmes de joie qui coulaient sur les joues de Sarasvatî, alors qu’elle fermait les yeux une dernière fois. Son souffle retenu, se préparant à une éventuelle douleur, elle explosa son corps et sa capsule sans bruit en pleine course, laissant une trace dans le vide, comme un trait de fumée blanc, poursuivant sa course dans l’œil du Grand Jupiter. De petits débris étincelants s’éparpillaient dans tous les sens dans l’espace.
         La petite fille sur Terre, au même moment, jeta une pièce de monnaie, deux centimes peut-être, dans la fontaine, faisant un vœu. Le fond de la fontaine était recouvert de vœux scintillants, même si pour la plupart ils étaient cuivrés, et verdâtres parce que vieux, dépassés voire irréalisés. Sa mère partit prendre son train après l’avoir tendrement embrassée et beaucoup d’oiseaux, difficile de voir leur genre à cause du soleil, peut-être des colombes, ou des corbeaux, s’envolent du dôme au moment où son père la prend dans ses bras. 
         Les yeux humides et rouges, Elsa souriait tristement en regardant l’écran, voyant le module s’arrêter, se retourner et repartir immédiatement puisqu’il n’y avait plus de capsule à sauver. Il n’y avait qu’un trait de fumée, une flèche qui menaçait un ouragan.

         Le Professeur demanda à ses élèves de retourner à leurs postes et exercices. Des corps humains dénudés sur les tables les attendaient tous. Des hommes, des femmes, des enfants, de tous les âges, de tous les types. Certains étaient déjà ouverts. Cousus, recousus. Le Professeur sentit une larme couler de son œil droit le long de sa joue, c’était une larme incontrôlée, et de colère contenue, avec sa lame bleutée et volontairement cassée au bout, il décapita violemment et grossièrement le cadavre de la petite fille. La coupure était bien trop près de la mandibule, il avait manqué de peu de couper le bout du menton. Il remarqua alors à quel point ce geste de colère était honteux et le dégradait profondément à son propre regard. Tous les élèves relevèrent la tête et le regardèrent avec interrogation et crainte. Il prit délicatement la tête de l’enfant qui avait les yeux clos, et la posa près de l’écran translucide, dans un bol en céramique. Dans l’écran translucide, le programme avait déjà effacé Sarasvatî de toutes les listes de notes et de comptes rendus, y compris ceux de ses propres exercices.

         Le Professeur, d’une voix posée mais éteinte, demanda au programme de choisir une belle image colorée. Comme pour honorer son élève, qui venait de commettre quelque chose de honteux, elle aussi. C’est alors que dans l’écran translucide, près de la tête fraîchement coupée de la fillette dans le bol, de toutes les images holographiques qui défilaient, le programme arrêta finalement son choix sur un arc-en-ciel. 

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