vendredi 24 août 2012

Noir [Nosfé]


J'ai les jambes en coton. Le souffle court, des étincelles qui pétillent dans mes yeux. L'image se floute, revient, repart, comme si je regardais au travers d'un téléobjectif incapable de faire le point. C'est tout moi, ça, pas savoir faire le point. Ne pas se poser, ne pas prendre le temps. Foncer, bille en tête, droit devant, connement. Ou alors m'arrêter, parfois, mais pas quand il faut, pas comme il faut. Toujours à contretemps du monde et de ses attentes à mon égard. M'arrêter et constater mon erreur. Comme maintenant, tiens. J'ose pas, je me détourne. J'ai l'envie mais pas la force.
Mon instinct dit non et j'arrive pas à lui dire merde.
En fait, je ne fonce pas. Je fuis.
Je dévale les escaliers dans un vaste brouillard perceptif. Je descend à une vitesse telle que je me demande comment mes propres jambes arrivent à suivre le rythme. Je vais finir par me casser la gueule. Je stoppe, arrivé en bas. On me parle, c'est à peine si j'entends, comprends ces mots, ces paroles qui me sont adressées. « Ça rentre par une oreille et ça sort par l'autre » disait ma mère. C'est carrément ça.  
Ça cogne dans ma poitrine à la faire éclater, mais je ne suis pas essoufflé. C'est autre chose qui cogne. Un tremblement me secoue le bras, incontrôlé, comme la vague qui se dessine, courant le long d'une corde. Je faisais ça, gamin ; une impulsion du bras, et un arrondi suivait, uniforme, le long du tuyau d'arrosage ou de la corde d'escalade sur le mur, au fond du préau, à l'école. Ça m'éclatait, cette connerie.
Un instant de calme, plat, blanc, comme le flash annonçant le chaos à venir quand il y a de l'orage ou qu'une bombe atomique explose. Un bon gros rayon de soleil filtre au travers des carreaux sales. Et le tremblement reprend de plus belle, ininterrompu, électrisant mon bras comme la courbe d'un sismographe. Je tente de le retenir, de l'autre main, de chasser le tremblement en me tapant dessus, mais rien. « C'est nerveux », je dis.
« C'est pas la peine de s'énerver » qu'on me répond. Enfin je crois. Mes oreilles se bouchent, le son s'étouffe, et c'est comme si, en plus de s'obscurcir et de tanguer, le monde s'enveloppait d’un grand drap gris, uniforme, couvrant les gens, les visages, les choses, les mots. Je parlais avec lui, je crois, mais maintenant j'ignore ce mec face à moi. Déjà je ne connais plus son visage.
Je marche. Ça se bouscule dans ma tête. J'avance, passant de rue en rue, de lieu en lieu, d'un endroit connu à un autre, mais tandis que je les traverse, ils me semblent sans lien, comme les pièces de maisons différentes. Tour à tour, mon attention se concentre sur les bruits environnants, les odeurs, les sensations, pour passer à autre chose et les voiler aussitôt. De la musique là-bas, dont seules les basses se répercutent, rebondissant en désordre de mur en mur jusqu’à moi. Un relent d'huile de vidange. Un con d'oiseau qui chante. De l'herbe, des cailloux, du bitume sous mes pieds. Du vent trop chaud qui me souffle dans les oreilles. Plein de trucs que j'oublie aussi vite. Tout ça me saute à la gueule sans que je le veuille, pour y mourir et mieux rejoindre le grand rien qui m'environne. Que j'aimerais m'y intéresser, m'en fasciner ! Parce que c'est là le monde, le grand mécanisme de la Vie, tout ce qui ne nous apparaît que si on prend le temps de s'y intéresser !
Mais que je m'en fous !
Merde.
Je me retiens, je veux avoir l'air digne, fort. Pour moi-même. Juste moi. Mais une larme naît au coin de mon œil, de la morve dans mes narines. Je vais pas chialer. Je veux pas. Je ne sais même pas pourquoi. « C'est nerveux », que je me dis encore. Connerie. Putain, je suis plus fort que ça. De la flotte reflue à mes yeux, les noie.
De fait, ma vue se trouble de plus belle. Et puis ça passe, aussi vite que c'est venu. Je m'essuie dans ma manche, je renifle un bon coup. La sensation est déjà loin. L'émotion, abstraite et inconsciente, s'est évanouie. La tristesse, ravalée.  
Faut que je bouge. Au ralenti, le monde se déforme, s'étire et se rétracte autour de moi. C'est caoutchouteux, souple, et j'appuie chaque pas en conséquence, mais le sol est dur, vraiment. J'essaye de courir. De fuir peut-être. Encore. La déformation transforme tout en aplats de couleurs, en touches de pastels sales sur une anamorphose dont je serais le miroir courbe. Mais pas le bon miroir, pas avec la bonne courbure.
Tout ça n'est qu'un décor de théâtre, des silhouettes découpées, sans la moindre profondeur, avec un sens du détail tout relatif. Des textures appliquées sans finesse sur des formes préconçues, avec quelques mouvements mécaniques et anodins, comme dans un jeu vidéo.
Je ralentis ma course, le monde tangue de plus belle. Je vois de la forêt, des arbres dont je ne sais s’ils sont vivants ou morts. S’ils sont titanesque ou pitoyables. Je repense à ce cauchemar que j'avais dessiné une fois, pour m'exorciser de cette image, et de la sensation nauséeuse qu'elle m'avait laissé : une forêt d'hommes-arbres, ou d'arbres-hommes, les hommes dévorés par l'écorce, couverts par celle-ci, figés, fixés, étouffés, cloués dos au tronc en une position d'écartèlement. Comme si c'était la lente croissance de l'arbre qui les démembrerait à terme. Une souffrance séculaire. Ouais, j'arrive pas encore à expliquer l'idée. Des arbres de mort, puisqu’il paraît qu'il y a des arbres de vie.  
Et ça grouille dans mon ventre, comme une vermine, une nuée d'insectes rampants qui seraient là, en train de me dévorer les entrailles. Une colonie de termites cannibales. Je me gratte, encore et encore, au travers du t-shirt. Je me gratte, je sens des plaques qui se forment, des boursouflures écarlates qui gonflent, me couvrent tout le torse. Je me gratte, jusqu'au sang, et les enflures disparaissent, ne laissant pour seul cicatrice que cette sensation dégueulasse d'infection, de brûlure chimique, de pourrissement, jusque sous la peau.  
Toujours la forêt. J'évolue plus difficilement. Il y a de la broussaille, des arbustes qui resteront à jamais nains. Je les piétine. La pente s'accentue, un mur de roche rose s'oppose à moi. J'ai soudain froid, alors que je suis en nage. Longeant la paroi, je trouve un passage, et je grimpe. Une fois en haut, je reste un instant immobile, le temps d'être sûr d'avoir retrouvé tout mon équilibre. Je tends les bras en croix. Je pense que je suis un avion qui, sortant d'une turbulence, retrouve son assiette. Un vrai môme.  
J'étais bizarre, moi, comme môme.  
Du genre à jouer des heures durant avec un morceau de fer rouillé comme celui-là, juste à côté, à demi-enterré dans les fougères. Des heures à en faire tout et n'importe quoi, à imaginer le destin, forcément exceptionnel, qu'avait été celui de ce truc avant de n'être plus rien qu'un bout de ferraille juste bon à te refiler le tétanos.  
Du genre à foutre ma brosse à dent dans l'aquarium, avec les poissons rouges, parce qu'elle était comme un hippocampe en plastique.
Je domine les lieux. Je suis en haut de la montagne. « Top of the world, 'ma ! ». Le Monde, d'ici, ressemble à une enfilade de bouts de paysages, un patchwork de clichés par satellite sans rapports apparents, et bien petits en apparence. Il fait clair et on voit loin, mais pas assez. Jamais assez. Il me monte à la tête l'idée que Dieu devait tenir une sacrée cuite le jour où il s'est occupé de dessiner ici. Et je me marre en me disant qu'il n'avait, en fait, pas dû beaucoup dessouler durant ces sept fameux jours.
De nouveau, j'ai les jambes qui flagellent et le palpitant qui tressaute. Mais je sais pourquoi ici. J'ai toujours eu le vertige; ce à quoi un chef m'avait répondu un jour que c'était pas une raison pour ramper. C'était un connard, mais il n'avait pas tort. Même les connards ont plus souvent raison à mon endroit que moi-même.
Je reste debout à regarder cette vaste fourmilière qui se perd dans l'horizon.
Le soir tombe sans que je m'en rende compte. L'obscurité gagne du terrain, Un frisson me parcoure l'échine, comme un insecte de glace. J'ai froid maintenant. Le ciel encore bleu se ponctue d'étoiles. Comme une sale luciole obèse, la ville en contrebas allume aussi ses lumières. Et, comme si la nuit portait mieux les sons, ses échos semblent plus vivants encore. Je me suis assis, en tailleur, sur la roche nue. Je me sens mieux.
Alors je me demande comment j'en suis arrivé là, et plus encore d'où j'ai bien pu partir.
Et je ne me rappelle pas.
Et je me rends compte que mes mains sont noires. Noires d'un sang coagulé qui n'est pas le mien.
Et qu'un ange m'appelle, m'invite à le rejoindre, juste en bas de la falaise.

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