vendredi 24 août 2012

La voix à suivre [Nosfé]


C'était comme une petite voix à l'intérieur de ma tête.
Ma propre voix, mais qui me parlait, à moi, me chuchotait des choses, des mots que je comprenais, comme implicitement, mais sans savoir en fait si je les avais vraiment entendus, ou juste devinés.
Cela avait commencé doucement, sans même que je m'en rende compte. Elle était née, était apparue comme une de ces graines qu'on voit germer, grandir et s'épanouir en une fleur, en accéléré, dans les documentaires à la télé. Je l'entendais comme si elle était là, à proximité de mes tympans, à l'intérieur de mon crâne, nichée juste sous mon cerveau. Elle était arrivée et avait commencé à commenter chacun de mes gestes. D'abord innocemment, puis de manière plus critique, plus virulente.
J'étais à mon poste, face à mon écran. Les courbes qui s'y dessinaient, les messages, le sens qu'elles portaient étaient limpides pour moi. Les actions de ma part qu'elles entraînaient, logiques. Je faisais mon travail, ainsi que je le faisais depuis des années. Mais la voix dans ma tête n'était pas d'accord, n'était plus d'accord.  
Elle s'opposait à mes actes, à mes actions. A mon travail. A la nature même de tout cela. Cette voix intérieure me refusait le droit de faire mon travail.
Elle me disait «non», m'ordonnait des actions illogiques, erronées, inverses à celles que j'opérais. 
          Je regardai autour de moi. Tout près, mes collègues, eux aussi face à leurs écrans. Eux aussi, décryptant des données, des courbes, des chiffres, agissant et pianotant sur leurs claviers en conséquence. La petite voix s'était tue un instant, puis avait repris sa dictée, insultant cette fois mes collègues, décrivant selon sa pensée chacune des choses sur lesquelles mon regard se portait, posant son sens à elle sur toutes ces images que mes yeux captaient. Comme le commentaire audio d’un réalisateur sur son film.
Et elle parlait, encore et encore. Elle m’agressait, me violait l'esprit.
Instinctivement, je me bouchai les oreilles des deux mains. Inutilement, la voix résonnant de plus belle à l'intérieur. 
Toutes ces paroles et ces idées emplirent ma tête. Je n'arrivait plus à travailler.
Telle la mèche d'un trépan, une migraine perça ma tête. Je sentis la douleur qui s'immisçait jusque dans ma conscience, alimentant la vigueur de cette voix qui ne voulait pas se taire. Je sentis, concrètement, des vaisseaux sanguins éclater dans un coin ou un autre de mon encéphale. La voix se moquait: «Haha, tu vois, à me résister, tu vas faire un AVC !»
Alors je me levai. Trop brusquement, sans doute. Des étoiles scintillaient dans mes yeux, le décor flou, une sensation de vertige. Je titubai, comme sous l'effet d'une houle ou d'un verre de trop. Je tentai de me ressaisir. Quitter son poste n'était déjà pas bien vu, alors si en plus ils pensaient que j'avais un verre dans le nez...
Marchant aussi vite que je le pouvais, la tête entre les mains, penché, tordu et grimaçant comme si j'interprétais Quasimodo, je répondais aux regards interrogateurs de ceux que je croisais d'un hypocrite « C'est rien, juste une petite migraine », et ralliai au plus vite le coin tranquille le plus proche. La voix parlait toujours, se moquait de mon impuissance face à elle, disait que j'étais lâche, que je ne devais pas ainsi tenter de me dérober, de fuir.
C'était un placard. Je ne basculai pas l'interrupteur du petit plafonnier. Je m'accommodai à l'obscurité de la pièce, seulement relevé du rectangle de la porte. Je tentai de l'oublier, ce rectangle lumineux, je tentai d'oublier les bruits extérieurs. Comme quand j'étais gamin.  
Je n'aimais pas les aspirines, tous les médicaments, et quand une migraine me prenait, je préférais m'enfermer dans le noir, à l'écart, au silence, et rentrer dans une sorte de méditation. Alors, peu à peu, comme un ressac emportant à chaque passage un peu d'un sable radioactif et maléfique souillant une plage , ma migraine reculait, s'estompait, par vagues.
Je tentais de reproduire ça, ici, dans ce cagibi. Mais la voix intérieure continuait de palabrer, discutant chacune de mes pensées, discutant mon envie de me vider la tête. De me débarrasser d'elle.
Avec elle, mon mal de tête reprenait, s'amplifiait encore. Je respirais lentement, tentais de l'ignorer, de faire sortir cet esprit invasif. Je fixais l'obscurité devant moi. Le sang cognait dans mes tempes, je ne contrôlais plus les battements de mon cœur. L'obscurité se ponctua alors d'arabesques d'un blanc poudré, d'auréoles blanches comme la persistance rétinienne d'un éblouissement. Et mes yeux me firent mal à leur tour. Je pleurai, gémis, me cognai la tête contre la cloison.
« Laisses-moi !» ordonnai-je à la voix. Et celle-ci de me répondre: « Laisse-moi faire. »
« Laisse-moi faire et tout ira mieux.»
Alors j'ai abdiqué.
Alors je l'ai laissée faire.
Sans vraiment savoir comment, je relâchai tout résistance. Je décontractai mes muscles, ma concentration. Je sentis le sang refluer, desserrer l'étau qui comprimait mon crâne. Et, comme si ma peau, mes muscles, mes os n'étaient qu'un costume, qu'une combinaison qu'on enfile, je sentis ce même sang, cette même force courir le long de mes membres, s'y glisser, les parcourir de l'intérieur, en prendre le contrôle, ne me laissant qu'une sensation de picotements aux bouts des doigts, comme des fourmis.
Dès lors, je n'étais plus que spectateur de mes propres actes. La Voix avait pris ma place, me contrôlait. 
Et moi j'avais pris la sienne, omniscient mais impuissant.
Avachis que j'étais parmi les balais et les produits d'entretien, je me vis me relever et sortir de ce sombre et pathétique exil, plein d'une force et d'une détermination nouvelle qui transparaissait dans l'allure que mon corps devait avoir, vu de l'extérieur. Ce n'était pas moi, ça, c'était nouveau, mais cette vigueur inédite me rendit paradoxalement fier.
Je m'assis à mon poste, je repris mon travail. Avec cette même assurance. La voix, ce nouveau moi qu'elle dirigeait, lut à son tour ces courbes, ces chiffres, ces données. Et elle fit, une par une, toutes ces opérations contre nature qu'elle m'avait soufflé auparavant.
Je me vis crier intérieurement. Je m'entendis répéter « Mais tu ne peux pas faire ça! Tu ne peux pas ! Tu ne dois pas ! » alors même que, pianotant sur mon clavier, mes doigts me désobéissaient. Je tempêtais dans mon crâne alors que mon corps restait impassible. Les minutes passèrent, longues comme des semaines. Chaque acte de mon corps était une nouvelle provocation, une nouvelle dégénérescence, une nouvelle altération de ce monde logique et réglé qui était le mien. C'était un terrorisme intime, un auto-terrorisme psychologique.
Mais, bien que ne pouvant diriger mon regard, ne pouvant diriger ma concentration sur autre chose que ce que la voix ordonnait à mon esprit, je sentis distinctement un trouble, un malaise autour de moi. Et cette force qui avait pris ma place ne pouvait pas non plus l'ignorer plus longtemps.  
Les regards graves et accusateurs de mes collègues étaient posés sur moi. Tantôt lourds et appuyés, tantôt furtifs et gênés. Tous avaient pu voir et juger des actions démentes qu'on m'imposait. On vint me souffler quelques mots à l'oreille. Des insultes, des avertissements, des mises en garde. « Arrête tes conneries, tu vas nous foutre en l'air, borde l ! » me disait-on. 
Des paroles qui mettaient en joie cet autre moi qui avait pris le dessus, tandis que moi, le vrai moi, conscient de la gravité de ces actes, je débordais d'anxiété. Et malgré moi, un rictus se forma sur mes lèvres. Je souriais, extérieurement.
Je souriais alors que mon supérieur hiérarchique arrivait, posant une main ferme et autoritaire sur mon épaule.
« Il va falloir arrêter, maintenant. » me dit-il.
Et j'ordonnai une dernière opération sur l'ordinateur.
Et je me tournai vers lui, lui adressant un sourire plus franc encore.

« Alors ? »
L'homme ne répondit pas tout de suite à l'interrogation. Il lissait du bout des doigts sa petite moustache aristocratique tout en feuillant le dossier face à lui. Puis se redressa derrière son bureau, faisant gratter ses doigts au dessus de sa tête.
« Ce qui est sûr, c'est qu'il me semble honnête dans ses déclarations. Son récit se tient. Je me demande juste si vous ne l'avez pas un peu briefé...»
L'avocat prit un air outré.
« Le briefer ? Non ! Sérieusement, si j'avais eu à le briefer quant à ce qu'il devait vous raconter, ça ne serait pas pour tenir ce genre de discours, ni obtenir cette analyse de votre part. Ça ne tiendrait qu'à moi, nous ne serions même pas ici ! »
Le psychiatre s'étendit de nouveau dans son fauteuil, et reposa ses mains, croisées sur son ventre.
« Ne vous méprenez pas, je ne vous accuse de rien. Comme je vous l'ai dit, il semble honnête dans son discours, dans le contenu de celui-ci. Là où je m'étonne, et où j'ai supputé une manipulation, une préparation quelconque, c'est dans la cohérence de celui-ci. Ça se tient trop, d'une certaine manière. Il n'y a pas de... de ''trou'', rien. Il est conscient de ce qu'il a fait, de comment il l'a fait. »
L'avocat se leva, nerveux. Il fit quelques pas, en proie à une intense réflexion. Puis lâcha :
« Alors c'est ça, votre analyse psy ? Il est conscient de tout ? Merde ! Je sais pas, moi, dites-moi qu'il est schizo, que d'une manière ou d'une autre, il n'était pas responsable de ses actes à ce moment-là ! »
« Maître, vous ne pouvez pas me demander d'inventer des conclusions d'expertise. Il n'est pas schizophrène, auquel cas il ne se souviendrait pas de ses actes, il n'aurait aucune conscience de ceux-ci. »
Le calme du psychiatre semblait agacer son interlocuteur, pris d'un tic nerveux. Il se posa, comme au garde-à-vous, face au bureau. Et, accordant sa façon de parler à cette position raide et militaire :
« Mon client a délibérément fait perdre, en l'espace de quelques minutes, près de 22 milliards de dollars d'options boursières. Il m'a dit, il vous a dit, qu'une petite voix dans sa tête a pris le contrôle de son corps. Il ne veut pas en démordre ! Il entend plaider la démence ! Que voulez-vous que je fasse, moi, avec ça ? Dites-moi qu'il est cinglé, n'importe quoi ! Aidez-moi ! »
Le psychiatre prit une longue inspiration, laissa flotter un silence.
« Je suppose que vous avez, comme moi, lu le compte-rendu et l'analyse des opérations ''contre-nature'' de votre client. Quand on y regarde bien, qu'a-t-il fait ? Sinon démonter de l'intérieur les mécaniques de la spéculation et du trading ? Qu'a-t-il fait, sinon commander des actions et positionner des placements financiers d'une manière qui lui semblait naturelle, morale sans doute, faute d'être rentable, ou saboter les spéculations sur les matières premières, ou que sais-je ? Qu'a-t-il fait, sinon avoir repris sa place en tant qu'être humain, avoir repris son libre-arbitre et sa libre-pensée, dans un système inhumain, arbitraire, totalitaire ? Sinon faire ce qui semblait juste, logique, à un homme seul qui, tel que lui, tel que tous ses collègues, se retrouve ainsi avec ces responsabilités quasi-divine? Alors non, il n'est pas fou.»
L'avocat se laissa tomber dans un fauteuil, cynique.
« Je me foutrais bien de vos considérations philanthropiques, mais elles influent sur votre jugement et le rapport que vous devez me rendre, et pas dans le bon sens. »
« Rassurez-vous, il en faut plus pour m'influencer, reprit le psychiatre. Vous le voyez fou, vous le voulez fou, je le déclarerai fou. Mais je voulais juste vous donner l'opinion qui est la mienne, un son de cloche différent de celui que vous devez entendre, heure après heure, de la bouche de ceux que notre homme a blousé. Cette petite voix dans sa tête n'est que l'expression, au  mieux de sa mauvaise conscience, au pire d'un sursaut d'humanité. Il n'est pas fou à mon sens, au sens purement médical du terme, mais il l'est à vos yeux, au yeux du monde, de la société. Souvenez-vous de la citation d'Erasme: "C’est bien la pire folie que de vouloir être sage dans un monde de fous.'' »

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