jeudi 21 juin 2012

Famille décomposée [Herr Mad Doktor]


Famille décomposée
Une pièce en IV actes
et XLII scènes

Personnages

L’Enfant, père du Vieillard.
Le Vieillard, fils de L’Enfant.
L’Adolescente Acnéique, épouse de L’Enfant et mère du Vieillard.
Le Premier Nourrisson, père de L’Adolescente Acnéique.
Le Beau jeune homme, arrière-arrière-arrière-petit-fils de L’Enfant et de L’Adolescente Acnéique.
Le Deuxième Nourrisson, version juvénile du Vieillard.
La Dame Entre Deux Ages, mère de L’Adolescente Acnéique, belle-mère de L’Enfant, grand-mère du Vieillard, et épouse du Premier Nourrisson.
Le Troisième Nourrisson, version juvénile de L’Adolescente Acnéique.
     Le Chrono-Cid, mystérieux terroriste anarchiste qui, pour passer le Temps, l’a tué.


Acte III Scène II

Le salon d’une maison pavillonnaire. Au centre, un canapé blanc, encadré par deux fauteuils et un berceau. Au fond, une porte entrouverte sur une chambre à coucher. A droite, la porte d’entrée.
Assis sur le canapé, Le Vieillard lit le Journal du Mois Prochain. L’Enfant sort de la chambre en courant.

L’Enfant
Papa, Papa !

Le Vieillard
Il y a erreur. Moi, je suis ton fils. C’est toi, mon Papa.

L’Enfant
Excuse-moi fiston, ma démence juvénile me joue des tours. Les nouvelles sont bonnes?
Le Vieillard
Comme d’hab’ : un tyrannosaure a dévasté Central Park, Gengis Khan a été reçu à l’Elysée et le Chrono-Cid a encore fait des siennes, mais je n’ai pas lu tous les dét…
L’Enfant
Très bien, très bien. Dis-moi : hier, j’irais volontiers à la pêche. Voulais-tu te joindre à moi ?

Le Vieillard, posant le journal
Je peux pas, j’avais piscine. Mais si Maman me fera un mot, je pouvais venir.

L’Enfant
Malheureux, laisse ta mère tranquille ! Elle boude à cause de notre dispute d’après-demain. Elle n’appréciera pas mes remarques sur sa nouvelle coiffure.

Le Vieillard
Ah, sacrée Maman ! Elle a toujours eu son caractère...

L’Enfant
Oui, elle sera déjà comme ça quand je l’ai rencontrée.

L’Adolescente Acnéique sort de la chambre.
L’Adolescente Acnéique
On dit du mal de moi, les garçons ?

L’Enfant
Jamais de la vie, chérie ! Pourrais-tu faire un mot à notre fils ? J’aimerais l’amener à la pêche.

L’Adolescente Acnéique
A la pêche ? Mais vous n’y êtes pas déjà allés ?

L’Enfant
Si, hier. Il lui faudra justement une dispense de piscine, sinon il ne pouvait pas venir.

L’Adolescente Acnéique
Ce n’est pas dans mes cordes, désolée : je ne suis pas majeure. Et toi non plus, d’ailleurs. Il n’a qu’à se la signer lui-même, sa dispense. Il est bien assez grand.

L’Enfant
Bonne idée.

Le Vieillard
Impossible ! Le prof exige une signature des parents. Et il a l’œil, le bougre ! Si je ferais un faux, il allait me punir.

L’Adolescente Acnéique
Dans ce cas demande à Grand-Mère, elle n’est pas encore morte.

Le Vieillard
Elle mourra quand ?

L’Adolescente Acnéique
Il y a trente ans.

Le Vieillard
Bon, alors j’ai intérêt à me dépêcher.

Le Vieillard sort.
L’Adolescente Acnéique, se tournant vers L’Enfant
Enfin tranquilles...

L’Adolescente Acnéique enlace L’Enfant et l’embrasse à pleine bouche. Puis elle glisse sa main dans son pantalon...

L’Enfant
Maman, que fais-tu ?

L’Adolescente Acnéique
Je ne suis pas ta mère, je suis ton épouse !
L’Enfant
Pardon, chérie. J’ai l’Œdipe sensible, en ce moment…
L’Adolescente Acnéique
Oh toi, tu trouves toujours les mots pour m’exciter !
L’Enfant
Tu devras te contenter de mes mots, je le crains : je ne suis pas, du moins plus, ou alors pas encore, équipé pour accomplir le devoir conjugal. Et puis rappelle-toi du futur antérieur : quand on se rencontrera, tu n’étais plus vierge.

L’Adolescente Acnéique
Toujours la même rengaine ! Me reprocherais-tu d’avoir vécu ?

L’Enfant
Pas du tout. Moi aussi j’ai vécu avant de te rencontrer. Enfin j’avais vécu. Ou plutôt j’aurai vécu. A moins que la formulation exacte ne soit j’aurai eu vécu.  

Manifestement exaspérée, L’Adolescente Acnéique s’apprête à pester contre L’Enfant mais elle est interrompue par des pleurs de bébé, provenant de la chambre.

L’Enfant
Misère, nos ébats ont réveillé ton père !

L’Adolescente Acnéique
Je m’occupe de ce vieux schnock. (Elle lui fait un clin d’œil) Tu ne perds rien pour attendre, petit coquin !

L’Adolescente Acnéique rentre dans la chambre, puis en ressort avec un Nourrisson dans les bras. Elle s’assoit sur le canapé, sort son sein droit et lui donne la tétée. Le Nourrisson se calme.
L’Adolescente Acnéique
Ah, Papounet… Même en couche-culotte, tu trouves le moyen de m’empêcher de fricoter avec les garçons ! (Le berçant tendrement, elle se tourne vers L’Enfant) Regarde-moi cette bouille d’ange... Difficile d’imaginer l’existence horrible qu’il nous fera vivre, à Maman et moi.

L’Enfant
Qu’il vous a fait vivre.                           

L’Adolescente Acnéique
Oh, toi et ton obsession pour l’accord des temps, vous me gonflez !

L’Enfant
Tu ne vas tout de même pas me reprocher de remettre en ordre notre belle langue française ! Depuis que ce diablotin de Chrono-Cid a placé l’effet avant la cause et la charrue avant les boeufs, notre bonne vieille grammaire est sens dessus dessous…
L’Adolescente Acnéique
Notre grammaire ? Tu veux parler de notre conjugaison, n’est-ce pas ? Ça la fout mal pour un futur ancien prof de Français…
L’Enfant
Techniquement, la conjugaison fait partie de la grammaire.
L’Adolescente Acnéique
Techniquement, je m’en tamponne le…
L’Enfant
Ah ça ! S’il y a bien une chose dans ce chaos qui est demeurée invariable, c’est ta vulgarité. Quelque part c’est rassurant, ça donne un point d’ancrage…
L’Adolescente Acnéique
Tu dis ça parce que tu es jaloux.
L’Enfant
Jaloux, moi ? Et de qui, je te prie ?
L’Adolescente Acnéique
De mon père, évidemment. Viens donc par ici, vilain garnement…

Elle sort son sein gauche et l’offre à L’Enfant, qui se jette dessus et le suce à grandes goulées.
L’Adolescente Acnéique
Je te connais comme si je t’avais fait, mon chéri. Tu peux m’appeler Maman, si tu veux…
Le téton dans la bouche, L’Enfant ronronne de plaisir. L’Adolescente  Acnéique lui caresse les cheveux et lui baise le front. Entourée des deux Hommes de sa Vie, elle s’endort.
Acte II Scène IV
La porte d’entrée s’ouvre brusquement : Le Vieillard est revenu.

L’Enfant, tétant toujours L’Adolescente Acnéique
Déjà de retour, Papa ?

Le Vieillard
Je suis ton fils. C’est toi, mon Papa.
L’Enfant
Au temps pour moi. Comment va ta grand-mère ?
Le Vieillard
Elle est introuvable. J’ai sonné à sa porte : personne. Du coup je suis allé au cimetière : sa tombe n’était pas encore creusée. Alors, je me suis rendu à la maternité : ces idiotes de sages-femmes m'ont ri au nez quand je leur ai dit que je cherchais ma mémé ! Pour finir, j'ai eu l'idée d'aller faire un tour du côté des archives municipales... Or lemployé na trouvé aucune trace de Grand-Mère dans le registre détat civil ! Il a employé le mot inexistante, pour être exact.

L’Enfant
Dieu soit loué, il ne me tarde pas de revoir cette vieille bique ! Inexistante après m’avoir tant pourri l’existence, quelle douce ironie ! Inexistante, quel mot exquis !

L’Adolescente Acnéique se réveille et lui ôte immédiatement le sein de la bouche.
L’Adolescente Acnéique
C’est très impoli de parler la bouche pleine. Surtout pour traiter ma mère !

L’Enfant
Techniquement, ma belle-mère est inexistante.

     L’Adolescente Acnéique
Techniquement, je suis mariée à un enfant de cinq ans.

Le Vieillard
Tiens, Pépé est réveillé ?

L’Adolescente Acnéique
Oui, et il a bien mangé. Fais-lui faire son rot : il est important de s’occuper de ses aïeux.

Le Vieillard soulève Le Nourrisson par les aisselles et le regarde comme un appareil étrange, dont il manquerait le mode d’emploi. Il le secoue sans conviction.
Soudain, on sonne à la porte.
Le Vieillard profite de la diversion pour poser discrètement Le Nourrisson dans son berceau.
L’Adolescente Acnéique, qui a toujours les seins à l’air
J’y vais !
Tel un ressort, elle bondit du canapé, court vers l’entrée et regarde à travers le judas.
L’Adolescente Acnéique
Il y a un beau jeune homme sur notre palier !

L’Enfant
Sûrement un dealer de Temps. Envoie-le se faire voir chez les Grecs. Il paraît que Socrate a repris ses séminaires...
L’Adolescente Acnéique
Ecoutons au moins ce qu’il a à proposer. Imagine qu’il vienne nous donner du bon temps ?
L’Enfant
Il est plus probable qu’il nous en fasse perdre.
L’Adolescente Acnéique
Tu m’as bien volé mes plus belles années… Je ne suis pas à quelques minutes près.  
Elle ouvre la porte. Le Beau Jeune Homme entre à grands pas dans le salon.

Le Beau Jeune Homme, théâtral
Gente Dame, Monsieur, je vous salue bien bas !
L’inconnu que voici, vous le croirez ou pas,
Est votre arrière-arrière-arrière-petit-fils !
(Il fait la révérence)
C’est un honneur pour moi, vénérables aïeux,
D’enfin vous rencontrer, sans fard ni artifice.
Que diriez-vous, très chers, de converser un peu ?
L’Adolescente Acnéique
Tu vois chéri, j’ai bien fait d’ouvrir : l’Avenir en personne est venu frapper à notre porte ! (Au Beau Jeune Homme) Enchantée. Si je ne m’abuse, cela fait de moi ton arrière-puissance-trois-grand-mère. Que racontes-tu de beau ?

Remarquant seulement à cet instant la poitrine nue de L’Adolescente Acnéique, Le Beau Jeune Homme  rougit et détourne le regard.  

L’Enfant
Salut fiston ! Comment as-tu trouvé notre adresse ?

Le Beau Jeune Homme
J’ai remonté le fil du Temps
Jusqu’à votre humble appartement.
L’Enfant
     Chérie, tu entends ? Toi qui m’as tant de fois dissuadé de nous inscrire sur liste rouge... Voilà le résultat : désormais, n’importe qui venant de n’importe quand peut débarquer dans notre salon à l’improviste. Nous ne sommes pas un foyer multi-générationnel, que diable !

L’Adolescente Acnéique
Tais-toi donc, rabats-joie... (Elle pince la joue du Beau Jeune Homme) Regarde plutôt combien le petit est beau gosse !

L’Enfant
Mouais, dans le genre bobo...

Le Vieillard
Je croyais que c’était moi le plus joli garçon du monde ?
L’Adolescente Acnéique
Toutes les mamans disent ça de leur fils, tu sais...

Le Vieillard prend son visage entre ses mains et pleure à gros sanglots.

L’Enfant
Une, deux, trois... (Il compte sur ses doigts). Cinq ! Il faudra pas moins de cinq générations pour que notre famille compte un représentant masculin un tant soit peu agréable à regarder... L’Adolescente Acnéique) Vu ton patrimoine génétique, ce n’est guère étonnant. Il faut laisser aux tares le temps de se diluer...

     L’Adolescente Acnéique
Le reproche est facile ! Qui te dit que ce ne sont pas tes gènes à toi qui sont vérolés?
L’Enfant
Parce que les gènes du nez crochu et du cul flasque ne viennent certainement pas de mon côté.
     L’Adolescente Acnéique
Ceux de la galanterie non plus ! (se tournant vers Le Beau Jeune Homme) Alors que nous tenons là un véritable gènetleman...
L’Adolescente Acnéique entreprend d’examiner Le Beau Jeune Homme sous toutes les coutures : elle lui tourne autour, le détaille de près, tout en remuant impudemment ses attributs féminins sous son nez.

Le Beau Jeune Homme
Gente Dame, vous me gênez !

L’Enfant
Excuse ton aïeule, c’est une sans-gêne. Je t’offre un coup à boire, en présage du bon vieux temps ?

L’Adolescente Acnéique
Peut-être qu’il préfère en tirer un ?

L’Enfant
N’as-tu pas honte de parler ainsi devant un enfant ? (Boudeur, il se bouche les oreilles)  
Vaporeuse, L’Adolescente Acnéique s’approche du Beau Jeune Homme et lui prend la main. Ils se regardent intensément.
Le Beau Jeune Homme, visiblement subjugué
J’ai traversé les millénaires
Dans le fol espoir de vous plaire…
Dame, prenez-moi tout entier !
L’Adolescente Acnéique
Enfin un homme qui sait causer aux femmes ! Veux-tu que je te montre notre ignoble secret de famille ? (Elle lui fait un clin d’œil)

Le Beau Jeune Homme acquiesce. L’Adolescente Acnéique l’entraîne dans la chambre. Rapidement, des gloussements s’élèvent, et le lit ne tarde pas à grincer. Imitant L’Enfant, Le Vieillard, qui a fini de sangloter, se bouche à son tour les oreilles. Trente secondes plus tard, un râle animal fait trembler les murs, puis les tourtereaux ressortent de la chambre, bras dessus bras dessous. Sous le nez, Le Beau Jeune Homme porte une moustache de lait frais.
L’Enfant (au Beau Jeune Homme)
Alors, on explore ses origines ?

Le Beau jeune homme
Vous m’en voyez navré. Une pulsion soudaine…
L’Enfant
La passion de la généalogie, sans doute. A moins qu’il ne s’agisse de spéléo ?
L’Adolescente Acnéique, se tenant le ventre
Je suis enceinte, je le sens !

Le Vieillard
Je vais bientôt naître ? Chouette ! (Il hausse soudain les sourcils d’étonnement et se tourne vers L’Enfant) Mais alors c’est pas toi mon Papa ?
L’Enfant
Ne te tracasse pas : tu ne le sauras jamais. Le secret sera bien gardé. Moi-même, je pensais que tu étais le fils du facteur.
Le Vieillard
Ouf !
 
L’Adolescente Acnéique, imitant le Vieillard
Chouette, Chouette, c’est bien une remarque de mec ! Je me souviens encore des douleurs atroces qui ont accompagné ta venue au m...

Le Beau jeune homme
Par le Grand Horloger, regardez sa bedaine !

Le ventre de L’Adolescente Acnéique gonfle comme un ballon de baudruche... Grimaçante, la parturiente marche en crabe jusqu’à la chambre et claque la porte. On l’entend hurler à tue-tête, puis pousser un soupir de soulagement. Silence… Que viennent troubler des pleurs de nouveau-né ! L’Adolescente Acnéique ressort de la chambre avec un Second Nourrisson dans les bras. Elle le donne immédiatement au Vieillard, qui ne semble pas savoir quoi faire de ce nouveau fardeau.

L’Adolescente Acnéique
Tiens, prends un peu soin de toi. C'est éreintant, d'être une fille-mère ! Il faut que tu apprennes à te débrouiller tout seul.

Le Vieillard, regardant Le Second Nourrisson dans les yeux
Dans la vie, on ne peut compter que sur soi-même.


Acte IV, Scène VI
Toute la famille est réunie dans le salon : L’Enfant joue à la Game Boy, L’Adolescente Acnéique et Le Beau Jeune Homme se tripotent sur le canapé, pendant que Le Vieillard, assis sur un fauteuil, fait des « areuh » au Second Nourrisson. Dans son berceau, Le Premier Nourrisson braille sans discontinuer. Et bien que chacun semble fort importuné par les cris, nul ne daigne se lever.
La porte d’entrée s’ouvre avec fracas : entre une Dame Entre Deux Ages.

L’Adolescente Acnéique
Maman !
L’Enfant
Maman ? Ah non : Belle-Maman !

Le Vieillard
Grand-Mère ! Ça y est, tu es née ?
La Dame Entre Deux Ages
Pas encore, il y a eu un petit contretemps. En revanche je suis déjà morte, ce serait donc gentil de passer fleurir ma tombe de temps à autre. (Elle se bouche les oreilles) A ce que j’entends, ton Grand-Père gueule toujours aussi fort.

Le Vieillard
Pépé a faim, je crois.

La Dame Entre Deux Ages
Ton Grand-Père a toujours faim. (Elle s’approche du berceau et observe Le Premier Nourrisson) Ce crâne de piaf, cette bouche édentée, cette odeur de pisse… Il n’a pas changé d’un iota ! Je lui cuisinerais bien une côte de bœuf comme il les aime, mais la mastication me semble compromise, et la suffocation certaine. Personne n’a trouvé son dentier, par hasard ?
Le Vieillard
Non, par contre Pépé a trouvé le téton de Maman.
La Dame Entre Deux Ages
Ça tombe bien, je suis ménopausée.
L’Adolescente Acnéique
Ouais ben merci du cadeau ! Papa me pompe toute mon énergie.
La Dame Entre Deux Ages
A qui le dis-tu, je l’ai eu sur le dos pendant soixante ans ! Toi qui me reprochais toujours de ne pas le nourrir suffisamment, tu réalises enfin à quel point le bestiau est glouton. (Le Premier Nourrisson braille de plus belle.) Dis, tu ne veux pas le faire taire ? Je t’aiderais bien, mais mes seins sont à sec.
L’Adolescente Acnéique acquiesce et se dirige vers le berceau.
L’Adolescente Acnéique
Minute, la vache à lait arrive...
Elle prend Le Premier Nourrisson et le colle contre son sein. Ses pleurs cessent immédiatement.
L’Enfant
Ton père t’a toujours voué une passion dévorante… Si tu ne coupes pas le cordon, il finira par te bouffer toute crue.
L’Adolescente Acnéique
Ecoute, on en a déjà parlé : pas question que j’abandonne Papa dans l’une de ces horribles maisons de retraite.
L’Enfant
Une crèche me semblerait plus appropriée.
La Dame Entre Deux Ages
Sous-entendez vous que mon mari a besoin de retourner à l’école ?
L’Enfant
Je sous-entends que le jardin d’enfants est, sera, et a toujours été tout à fait de son niveau… Et soyez sans crainte, Belle-Maman : je ne paierai certainement pas de longues études à un vieux grigou qui n’a jamais voulu financer celles de ses propres petits enfants !
La Dame Entre Deux Ages
Payer ? Et avec quoi, de toutes façons ? Des nounours en guimauve et des fraises Tagada ?
Le Vieillard
A propos d’école : Grand-Mère, pourrais-tu me faire une dispense de piscine pour hier? Papa voudrait m’amener à la pêche…

La Dame Entre Deux Ages
A la pêche ? Je reconnais bien là une idée de ton père : il a toujours été immature, un véritable gamin. (A L’Enfant) Ne pouvez-vous pas agir en homme, pour une fois ?

L’Enfant
Voudriez-vous que j’amène mon fils au bordel ?
La Dame Entre Deux Ages
Ce serait toujours préférable au Club Mickey.
L’Enfant
Laissez-moi vous raconter une histoire… Le jour de votre enterrement, je suis allé – j’irai – dans un bar à strip-tease, et je me suis descendu – je me descendrai – un magnum de champagne en fumant un cigare, une jolie pépé sur les genoux, que je me suis tapé – que je me taperai – sur votre tombe toute la nuit durant, avant de pisser dessus – la tombe, pas la fille. Je m’en souviens comme si c’était demain… Est-ce assez masculin à votre goût ?

La Dame Entre Deux Ages
Tu entends comment ton mari me parle ?

L’Adolescente Acnéique
Techniquement je ne suis pas encore mariée à ce goujat.

L’Enfant
Techniquement, je suis déjà cocu.

Le Vieillard
Quelqu’un va finir par me la signer, cette foutue dispense de sport ?

La Dame Entre Deux Ages, excédée
Ne me dis pas que tu as sérieusement envie d’aller à la pêche avec ton crétin de père? Ne voudrais-tu pas plutôt faire une activité plus… marrante ? Je ne sais pas, courir les filles, voter pour l’extrême gauche, te tuer en scooter ? A mon époque, les jeunes savaient s’amuser. Aujourd’hui, ils sont vieux avant d’avoir vécu. Regarde-toi, un peu : je suis plus jeune que toi !
L’Enfant
Ça, pour vous accrocher à la vie, vous vous accrochez. Même morte et enterrée, vous parvenez à me les briser menu. Merci au Chrono-Cid, vraiment, ses facéties temporelles ont grandement facilité les rapports familiaux…
Le Beau Jeune Homme éclate d’un rire sonore. La Dame Entre Deux Ages le remarque.
Le Vieillard, les larmes aux yeux
Je t’aime, Grand-Mère.
La Dame Entre Deux Ages ne répond pas. Elle semble sous le choc… En réalité, elle vient de réaliser à quel point Le Beau Jeune Homme, assis sur le canapé, est séduisant. Elle ne parvient pas à en détacher son regard…
Le Vieillard, en larmes
Tu te suicideras trop tôt pour que je te dise combien je tenais à toi, mais sache que jamais je ne t’oublierai… Tu m’accompagneras tout au long de mon existence, je te porterai en moi partout où j’irai, tu seras ma lumière dans les ténèbres, mon ange gardien perché sur mon épau…
La Dame Entre Deux Ages
Très touchant, mon petit chéri, très touchant... (Au Beau Jeune Homme) On ne nous a pas présentés, vous êtes ?

Le Beau Jeune Homme
Votre arrière-arrière-et-caetera-petit-fils.
La Dame Entre Deux Ages
Ça fait beaucoup d’arrières, vous voulez voir le mien ?

Le Beau jeune homme
L’offre est si spontanée ! Je vous dis “oui” d’office.

La Dame Entre Deux Ages et Le Beau Jeune Homme entament un pas de valse.

Le Vieillard
Grand-Mère ?
L’Adolescente Acnéique
Maman a toujours eu le chic pour me piquer mes copains.

L’Enfant
Pas tous, chérie, pas tous. Dieu merci.

L’Adolescente Acnéique
Elle ne se réserve que les morceaux de choix.

L’Enfant hausse les épaules et se replonge dans sa Game-Boy. Emportés par la passion, La Dame Entre Deux Ages et Le Beau Jeune Homme valsent jusque dans la chambre, et referment la porte du pied. On entend bientôt une mélodie familière : gloussements, grincements de lit, râle animal. Les amants ressortent main dans la main, tout débraillés et les cheveux ébouriffés.

Le Beau Jeune Homme
Ce twist marque pour moi la fin de l’aventure.
Je vous fais mes adieux ! Retour vers le Futur... 


Il sort.
La Dame Entre Deux Ages, se tenant le ventre
Encore une relation sans lendemain... Qu’importe, ce coup de jeune m’a donné un coup de jeune ! Je suis enceinte, je le sens...

L’Adolescente Acnéique, allaitant toujours Le Premier Nourrisson
Je vais bientôt naître ?

La Dame Entre Deux Ages
C’est déjà fait.
Elle sort un nouveau Nourrisson de sous sa jupe et le met dans les bras de L’Adolescente Acnéique.

La Dame Entre Deux Ages
Fais-toi à manger, je suis vannée.
L’Adolescente Acnéique
Mais j’allaite déjà Papa, bon sang ! Enfin celui que je prenais pour mon père...

La Dame Entre Deux Ages
Si Dieu t’as donné deux seins, c’est pour t’en servir, non ?

L’Adolescente Acnéique soupire profondément mais cède néanmoins aux conseils maternels. Le Premier Nourrisson étant toujours appendu à son sein gauche, elle place Le Troisième Nourrisson contre son sein droit, non sans difficulté.

L’Enfant
Si Dieu avait pu lui donner deux neurones…

La Dame Entre Deux Ages
Et si Dieu avait pu vous donner deux c...
L’Adolescente Acnéique
Ouille ! Papa me pince le téton !  

L’Enfant
La jalousie sans doute...
La Dame Entre Deux Ages
Traitez mon mari de pique-assiette, tant que vous y êtes.
L’Enfant
Je préfère le terme vampire.
Le Premier Nourrisson aspire le lait avec une ardeur extraordinaire, à tel point que le sein gauche de L’Adolescente Acnéique commence à ressembler à une chambre à air crevée.
L’Adolescente Acnéique
Papa, ralentis un peu, je ne suis pas une femme fontaine ! Allons, tu me fais mal ! PAPA !
Un étrange phénomène frappe alors Le Premier Nourrisson : il vieillit à vitesse grand V.
Le Vieillard
Pépé a les chevilles qui enflent !
L’Adolescente Acnéique
Pas seulement les chevilles, il grossit à vue d’œil !
L’Enfant
Les jeunes grandissent si vite, de nos jours…
La Dame Entre Deux Ages
Mon mari a toujours vécu à cent à l’heure.
L’Adolescente Acnéique
Ça, pour une poussée de croissance… C’est qu’il a déjà des dents, ce morfale !
                                                             
A chaque succion, Le Premier Nourrisson gagne en maturité : en l’espace de quelques secondes, il atteint la taille d’un enfant, puis celle d’un adolescent, et enfin celle d’un adulte, à la barbe fournie.
L’Adolescente Acnéique
Aïe, tu piques ! Et tu m’écrabouilles doublement...
Le Troisième Nourrisson a en effet disparu sous le corps d’adulte du Premier Nourrisson. Ce dernier a les mains baladeuses : pendant qu’il mordille le sein de L’Adolescente Acnéique, il lui caresse l’entrejambe et, tel un caniche en rut, se frotte contre sa cuisse. Les cris de nourrisson ont laissé place à des braillements graves de personne âgée démente.
L’Adolescente Acnéique
Maman, dis à Papa d’arrêter !
La Dame Entre Deux Ages
Tu as voulu t’en occuper ? Tu assumes ! Pas question de me mêler de vos histoires : c’est entre ton père et toi.
L’Enfant
Comme si c’était la première fois qu’un homme de ta famille te tripotait dans la zone du maillot de bain…
Redoublant de vigueur, Le Premier Nourrisson donne des coups de reins frénétiques… Mais soudain il se crispe, soupire, et s’écroule. Epuisé par l’effort, il se transforme instantanément en vieillard croulant, trop débile pour continuer à téter, ou à faire quoi que ce soit d’autre. A noter que tout au long de sa croissance, il a conservé sa couche-culotte.
L’Enfant
Des couches aux couches : l’histoire de l’Humanité…
L’Adolescente Acnéique
Dixit un morveux qui mouille encore ses draps.
La Dame Entre Deux Ages
Reconnais que ton père a toujours tenu une sacrée couche.
L’Adolescente Acnéique (au Vieillard)
Ne t’ai-je pas déjà demandé de t’occuper de ton Pépé ?
Le Vieillard
Mais qu’est-ce que je…
L’Adolescente Acnéique
Tu pourrais commencer par m’en débarrasser et le mettre au lit ?
Résigné, Le Vieillard arrache Le Premier Nourrisson du sein de L’Adolescente Acnéique et le hisse sur son épaule, comme un sac à patates. Le Troisième Nourrisson refait surface, passablement suffoqué, mais vivant ; il recommence à téter le sein droit de L’Adolescente Acnéique.
L’Adolescente Acnéique
Merci, je suis soulagée d’un poids. Papa était si écrasant…
Le Vieillard tente par tous les moyens d’allonger Le Premier Nourrisson dans le berceau, en vain.
Le Vieillard
Il est trop grand, il rentre pas.
L’Adolescente Acnéique
Eh bien tasse !
Le Vieillard s’exécute. Dans une manœuvre ressemblant à un combat de catch, il impose aux membres du Premier Nourrisson des angles contre-nature... Et dans un effroyable bruit de craquements d’os, Le Premier Nourrisson, du moins ce qu’il en reste, parvient enfin à trouver sa place dans le berceau.  

L’Adolescente Acnéique
Vous entendez ? On n’entend rien ! Papa fait dodo, comme c’est mignon…

Le Vieillard
Heu… J’ai comme l’impression qu’il ne respire plus.
La Dame Entre Deux Ages, penchée sur le berceau
En effet. Ton Pépé nous a enfin quittés…
L’Enfant
La mort subite du nourrisson, à coup sûr. Ne sois pas triste, c’est dans le désordre des choses…
Le Vieillard
Je l’aurai pas connu longtemps, mon Pépé…
L’Adolescente Acnéique
En un sens, ça ne change pas grand-chose : ton grand-père n’a jamais été très présent.

L’Enfant
J’ai une idée : et si on allait tous à la pêche ?

La Dame Entre Deux Ages
Enfin une parole avisée !

L’Adolescente Acnéique
Chouette, je vais travailler mon bronzage !
Le Vieillard
Mais ! Mais ! Et ma…
L’Enfant
Pas de temps à perdre, le poisson n’attend pas.
La Dame Entre Deux Ages prend L’Enfant par la main, suivie par L’Adolescente Acnéique, portant Le Troisième Nourrisson dans les bras.  

L’Enfant, à La Dame Entre Deux Ages
Je t’aime, Maman.
Ils sortent et referment la porte derrière eux. Le Vieillard se retrouve seul à seul avec lui-même dans le salon désert.
Le Vieillard
Personne n’a signé ma dispense de piscine…
Le Deuxième Nourrisson aux bras, il s’assoit dans le canapé et se replonge dans la lecture du Journal du Mois Prochain.
Le Vieillard, parcourant les lignes
Le Chrono-Cid a encore frappé ! Le mois dernier, l’insaisissable terroriste s’en est pris à une petite famille, en se faisant passer pour un parent éloigné. Sous les traits d’un Beau Jeune Homme et au moyen d’un discours d’une crédibilité à toute épreuve, il est parvenu à semer des paradoxes trans-générationnels au sein d’un foyer jusque-là sans histoire, détraquant encore un peu plus la fragile trame du Temps. Le pronostic quantique des victimes est engagé... Plusieurs d’entre elles seraient menacées de doppelgängerisme, d’existence uchronique, voire d’inexistence à rebours. Attention à tous, l’individu est dangereux et sans pitié ! Maître du travestissement, il change d’apparence à loisir et n’a pas son pareil pour charmer ses victimes. Cependant, il présente une particularité : suite à ses multiples allers et venues dans le Temps, le Chrono-Cid souffre d’un trouble du langage... Il s’exprime en rimes - parfois boîteuses et fort mauvaises, paraît-il. Soyez donc sur vos gardes ! Car la question n’est pas , mais quand le Chrono-Cid va de nouveau sévir...

Le Vieillard se dresse, bouche bée, Le Deuxième Nourrisson dans les bras.
Rideau.

Acte I, Scène I
Le salon.
Au fond du décor, dos au public, L’Enfant, Le Vieillard, L’Adolescente Acnéique et La Dame Entre Deux Ages se tiennent par la main, menton fléchi. Ils sont nus et portent un pot de fleurs fânées sur la tête.
Sur le devant de la scène, Le Chrono-Cid se tient debout, poings sur les hanches. Vêtu à la mode d'un beau jeune homme contemporain, il regarde intensément les spectateurs. Alors qu’un sourire sardonique déforme son visage, il entame quelques pas de claquettes et se lance dans un slam :
Le Chrono-Cid
Pourquoi subir le joug d’un Horloger cupide ?
Se soumettre à ses lois cruelles et stupides ?
Voir défiler les jours, les années, les centaines,
Enterrer tour à tour celles et ceux que l’on aime ?
Imaginer sa vie en rêveur audacieux,
Se coucher jeune et vif, et se réveiller vieux ?
Avoir envie de tout, n’avoir le temps de rien,
Bâtir mille projets pour les jeter aux chiens,
Prisonniers que l’on est de choix irréversibles,
Soumis au bon vouloir d’un Destin susceptible ?
Grapiller ça et là des instants de bonheur,
Et les barricader tout au fond de son cœur ?
Se regarder blanchir, cumuler les regrets,
Penser à sa jeunesse et se mettre à pleurer,
Voir sa santé plonger et les enfants grandir,
S’asseoir dans son salon, face à ses souvenirs ?
Attendre le trépas comme une délivrance,
Parler du bon vieux temps, embellir son enfance,
Ressasser : « Jamais plus, jamais plus, jamais plus,
Si j’avais su, si j’avais su, si j’avais su »,
S’éteindre enfin, déçu,
D’avoir trop peu vécu… ?
(Il marque une pause)
L’humaine condition !
(On connaît la chanson)
Que diriez-vous, amis, de changer de couplet ?
D’enfin vous affranchir de vos destins tragiques,
De défier les Dieux, la Chance et la Logique,
Et de faire la nique à la Causalité ?
J’ai déclaré la guerre au Temps infanticide...
Venez gonfler mes rangs : je suis le Chrono-Cid !

Il salue le public, et sort.

2 commentaires:

  1. Splendide ! Et drôle en plus. C'est splendide et c'est drôle. Tu as eu des différents avec la grammaire dans ta vie ? Je trouve ça très publiable si c'est pas publié en tout cas. Puisque même avec tous ces ... statuts familiaux inversés - je trouve pas la détermination exacte mais ça reste compréhensible hein ? - et bien ça reste justement compréhensible. Ce qui me faisait un peu peur à la découverte des personnages.
    - aka Cigarette Burns

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  2. C'est absolument, irrévocablement, définitivement superbe. C'est absurde et drôle, magnifiquement écrit. Un conseil, envois ce texte au fanzine Geante Rouge (va voir sur le Flash Infini). J'adore !

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