Caché sous ce qui ressemblait à un
grande fougère, perdu au milieu d'une forêt immense et luxuriante, il
attendait, accroupi.
Il sortit un stylet en aluminium
brossé de sa poche, et, ayant appuyé sur un bouton, celui-ci déroula un écran
translucide sur lequel apparut, après un temps de chargement, "NO
SIGNAL" en lettres rouges clignotantes. Un soupir; il appuya de nouveau
sur le bouton, et l'écran se ré-enroula.
Il était pourtant certain de s'être
rapproché du bunker, d'être revenu sur leurs traces. C'était la consigne en cas
de problème, au cas où un des clients se retrouvait séparé du groupe : retour à
la jeep ou au bunker.
La jeep, il en venait. Le tout-terrain
électrique avait explosé sous leurs pieds alors qu'ils roulaient
tranquillement. Lui avait été éjecté, était tombé évanoui aussitôt. A son
réveil, il était seul. Les autres voyageurs, les guides, tous avaient disparu.
A son front, une belle entaille, saignant abondamment, qu'il avait couverte
d'une de ces compresses désinfectantes fournie avec son barda.
Il avait marché, seul, suivant la
piste qu'avait empruntée la jeep. Une piste qu'il perdait, ne retrouvait pas,
et il s'égarait. Et il ne captait toujours pas le signal de géolocalisation
émis par le bunker.
Un grondement sourd derrière lui, comme
les échos d'une rythmique, et des bruits de craquements, semblant s'approcher.
Inquiet, il se retourna, lentement, pointant son fusil à impulsion vers
l'origine de ces bruits. A une cinquantaine de mètres de lui, avançant avec
nonchalance, arrachant de-ci de-là quelques branches aux conifères
environnants, un groupe de sauropodes , une demi-douzaine, lourds et placides.
Rabaissant son arme, il sortit de
nouveau son stylet, déroula l'écran et, faisant apparaître un menu sur
celui-ci, consulta l'horaire: 14 H 42. Cela faisait donc deux heures qu'il était là, et encore
vraisemblablement quatre autres heures à attendre avant que l'on ne s'inquiète,
là-bas, de ne pas les voir revenir. Il rangea son stylet, se demandant au
passage si on pouvait dire "là-bas" pour parler d'un ailleurs qui se
situait près de 70 millions d'années dans le futur.
Guillermo en avait rêvé de ce voyage.
Enfant de la grande crise énergétique, il avait, en fait, rêvé de toutes les
formes de voyage, de la moindre ballade, du moindre "ailleurs". A une
époque où les voitures, où les grand avions du XXème siècle n'avaient plus de
carburant, et où les alternatives demeuraient rares et chères, le voyage au
long court, et en dehors des chemins tout tracés de la locomotion en commun, était
devenu le nouveau snobisme à la mode, le nouveau signe extérieur de richesse.
Guillermo, gamin d'une famille de
classe moyenne, n'avait pu être que spectateur de ça, il n'avait pu voyager que
par l'imagination, par procuration, en regardant des documentaires.
Il s'était ainsi décidé à devenir
journaliste. C'était plus facile que de devenir richissime, et on voyait du
pays...
Il en était à ses premières heures de
cours en fac de lettres, à ses premières piges dans un petit journal local,
quand l'événement survint.
Un accident dans un complexe
scientifique, quelque part en Europe. Un accélérateur de particules, un grand
circuit circulaire de 25 kilomètres, dans lequel on démantelait la lumière
même, avait donné naissance à un micro trou noir. De l'antimatière qui s'était
agglomérée, accumulé en une boule de nuit et de vide qui dévorait, déformait et
faisait s'écrouler sur elle toute chose environnante.
Guillermo ne s'y intéressait guère,
suivant juste l'évolution des événements et l'inquiétude qui transparaissait
dans le traitement de l'information par les médias: Ce trou noir allait-il
grandir? Engloutir la terre entière? Était-ce là la fin du monde? Pouvait-on
seulement le maîtriser? S'en débarrasser? Et si cet accident était délibéré?
Quel bénéfice les scientifiques pouvaient tirer de ce trou noir?
De bénéfice, on en parla plus encore
lorsque le nom d'Isaac Crichton apparut, associé à cet événement, et l'intérêt
de Guillermo grandit.
Crichton était un promoteur, un
investisseur. Guillermo avait beaucoup entendu parler de lui durant ses années
d'études, car l'homme s'était investi dans tous les domaines et tous les
supports du divertissement et de l'information. On considérait qu'il partageait
la moitié d'internet avec Zuckerberg, et la moitié des divertissements avec
Disney.
Et Guillermo, ayant réalisé son rêve
en devenant journaliste au sein de Globe-Trotter
Magazine, était l'un de ses employés.
« Une opportunité extraordinaire ».
Les mots de Crichton résonnaient dans son esprit tandis que, sorti de ses fourrés,
il s'était décidé à rallier le bunker.
« Une opportunité extraordinaire ».
Quelle opportunité ce nouveau William Hearst, cet homme du divertissement,
avait-il pu voir à l'époque dans un soutien financier à des scientifiques en
péril?
Car très vite, l'obligation de
circonscrire le micro trou noir, de juguler son expansion, s'imposa. Et une
telle opération nécessitait énormément de moyens.
Guillermo repensa à cette rumeur qui
avait couru à l'époque, selon laquelle un matin, le trou noir, au lieu d'aspirer
toute matière environnante, en avait recraché. Des matières organiques ; de la
terre, de l'humus, et une bouillie de viande ,de sang et d'os, voilà ce que le
trou noir aurait recraché. Une démonstration concrète de l'existence des «trous
de vers», des ponts Einstein-Rosen. La preuve d'un ailleurs accessible via ce
trou noir. Un ailleurs où la vie existait.
Guillermo avait rejoint les sillons
parallèles de la piste, maintenant clairs et profonds. Les traces des roues
montraient que les allez-retours avaient été fréquents ici ; le bunker ne
devait logiquement plus être loin.
Dans l'esprit de Guillermo se
reconstituaient les images et l'architecture de chacun des deux bunkers. De
grands dômes de béton, à la rotondité hachurée de contreforts, auxquels était
accolés des espaces ''d'habitation'', de
bêtes bâtiments rectangulaires d'où on surveillait et accédait au trou noir.
C'était ainsi qu'ils s'étaient
présentés à ses yeux, dans cette Europe du XXIème, si lointaine à cet instant,
comme dans cette plaine du Crétacé.
Le micro trou noir avait, de part et
d'autre, dans chacun des deux mondes, creusé un grand cratère, formé une bulle
de vide d'une quinzaine de mètres de circonférence, un cercle parfait autour de
chacune de ses deux extrémités. Les fonds de Crichton avaient permis aux
scientifiques d'étudier la possibilité de stabiliser le trou noir à l'intérieur
d'une pièce vide, hermétiquement close, et suffisamment solide pour résister à
son aspiration au-delà. De grandes sphères de ciment à demi enterrée, pleine de
vide et tapissé en leurs intérieurs de lampes, d'ampoules. De la lumière, seule
matière dont on pouvait alimenter le trou noir en quantité. Dont on pouvait le
rassasier.
Il avait fallu des mois pour
construire le premier Bunker, et pour étudier la possibilité d'envoyer
délibérément une sonde ou un cobaye au travers du vortex pour voir ce qu'il y
avait de l'autre côté.
Un
système de rails et de treuils fut développé, ainsi, très vite, qu'une
capsule-navette, en vue d'un voyage habité.
Les premières sondes nous apprirent
ainsi que ce pont d'Einstein-Rosen menait tout droit vers la fin du mésozoïque,
l'ère des dinosaures, et les premiers rats transgéniques, enfermés dans des
capsules ressemblant à des sous-marins suppositoires habillés de plomb, que le
voyage aller-retour ne comportait pas de risque particulier.
Le Crétacé, les dinosaures, à portée
de main. A un saut de puce.
Au loin, au bout de cet horizon
sauvage, de cette succession de forêts et de clairières de dimensions
titanesques, une chaîne de montagnes moyennes, naissantes, s'élevaient. Dans
quelques dizaines de millions d'années, alors qu'elles auraient encore grandi,
on les appellerait Les Alpes.
Le bunker était là, ceinturé, à
hauteur d'homme, de zébrures noires et aléatoires. Des traces de brûlures que
Guillermo, se rapprochant, identifia comme étant dues aux assauts d'un fusil à
impulsion, semblable au sien.
On avait attaqué le bunker. Portes et
fenêtres avaient été fracassées, et les zébrures se prolongeaient à
l'intérieur. Tout avait été saccagé. Dans le sas d'entrée, l'autre Jeep
électrique gisait sur le flanc, fumante. Les quelques éléments de confort
destinés à accueillir les voyageurs était renversés, éventrés.
Les échos de quelque éclat de voix
firent resserrer l'étreinte de Guillermo sur la crosse de son fusil au lithium.
L'accès aux laboratoires avait été forcé, il s'approcha. Un mouvement à ses
pieds le fit sursauter. Tous les rats du laboratoire, tous ces rongeurs
modifiés génétiquement, porteurs d'une fraction d'ADN humain, ces bestioles qui
servaient aux scientifiques de baromètres quant aux dangers de ces voyages
temporels à répétition ou d'un éventuel séjour prolongé, tous étaient sortis de
leurs cages. En rangs désordonnés, il quittaient la salle blanche où leurs
vivariums maintenant vides tapissaient tout un mur. Le laboratoire, saccagé lui
aussi, était vidé de toute agitation, de toute vie.
Au fond du grand hall, la lourde porte
blindée donnant sur le sas de décompression semblait intacte, malgré là encore
les brûlures qui striaient sa surface. Par le hublot, Guillermo regarda
l'intérieur, le sous-marin oblong habillé de plomb qui y trônait, réplique en
plus grand de celui des premiers cobayes, et d'Arthur Wells, premier humain à
avoir voyagé dans le temps. C'était grâce à lui qu'on sut qu'on pouvait, qu'on devait construire un bunker identique au
premier, dans ce crétacé où une telle construction était évidement inédite.
Aussi s'était-on posé la
question : Quelles conséquences une telle construction pourrait avoir sur
le fameux continuum espace-temps ? Avait-on le droit d'ainsi investir une
époque qui n'était pas la nôtre ?
Même
chez les plus éthiques des scientifiques, ces considérations n'eurent que peu
de poids face à la possibilité d'étudier directement, concrètement, in vivo, des créatures aussi
fantasmatiques que les dinosaures, et face à la dimension financière qui allait
de paire avec « l'opportunité extraordinaire » de Crichton.
Car celui-ci avait l'idée en tête
depuis le début. Lui qui avait produit films, spectacles, attractions foraines
ayant pour thème les dinosaures, lui qui savait mieux que quiconque répondre
aux attentes de cette entité abstraite qu'on appelait « le public » ou « les
clients ».
Un safari au milieu des reptiles
géants. Le voyage ultime, plus lointain, plus aventureux et plus chic que le
tourisme spatial.
Guillermo,
en sa qualité de rédacteur pour Globe-Trotter
Magazine, était le premier journaliste à être invité, parmi des convives
qui avaient tous payé une petite fortune pour être de la partie.
Il
en était là de ses réflexions, à repenser ironiquement à la chance incroyable
qu'il avait d'être là quand une présence derrière ne lui laissa pas le temps de
se retourner et l'assomma d'un coup sec sur l'occiput. Sous le choc, son
entaille au front s'était rouverte.
« C'est pas grave, c'est juste un
journaliste. »
« Journaliste ou pas journaliste,
il est quand même censé être notre otage ! Est-ce que, d'après toi, un
putain d'otage ça peut aller et venir librement, et se trimbaler, son flingue
en poigne ? »
« Non. »
« Non ! Alors pourquoi lui, il pouvait
le faire ? Pourquoi vous ne l'avez pas ramené avec les autres ? »
Ce fut une autre voix, une troisième,
féminine celle-ci, qui répondit.
« Sa blessure à la tête. Il avait été
éjecté de la jeep, loin. Ça saignait pas mal, on a pensé qu'il était mort. »
Ces mots réveillèrent la douleur qui
brûlait au front de Guillermo, ainsi que celle, plus diffuse, sur sa nuque, et
cet afflux d'informations vers son cerveau le fit sortir de sa torpeur.
« Vous êtes vraiment des branques !
Bordel ! Ah, on aurait eu l'air fin, à faire nos revendications avec un otage
manquant à l'appel ! »
L'homme marchait, allait et venait
comme un lion en cage tout en parlant. Guillermo était assis par terre, adossé
à un mur, les mains liées dans le dos. A ses côtés, tout le long du mur, les
autres voyageurs, leur guide, et des scientifiques étaient attachés de la même
manière.
Les autres, ceux qui étaient debout,
lui étaient inconnus. L'homme qui invectivait ses complices était un grand
blond, jeune, à la carrure solide ; il avait comme un accent bizarre,
indéfinissable. Les autres était un cinquantenaire aux longs cheveux gris, une
jolie brune et un petit gros à biolunettes. Tous étaient armés de fusils à
impulsion, en main ou en bandoulière.
« C'est pas ''juste un journaliste''.
Il s'appelle Guillermo Brown. Il écrit pour Globe-Trotter.
C'est un employé de Crichton. »
C'était le vieux qui avait parlé.
Guillermo comprit que c'était sa sacoche que l'homme avait en main.
« Guillermo Brown ! Mais oui ! » Fit
le petit gros en s'approchant, collant les yeux de mouche de ses lunettes
bioniques face à lui. « J'avais beaucoup aimé votre reportage sur la tentative
d'introduction d'ours blancs en Patagonie ! Ravi de vous rencontrer. »
L'homme lui tendit la main, oubliant
que Guillermo était menotté. Le grand blond le tira par le col.
« Tu joueras les fan-boys une autre
fois. Il faut qu'on discute. »
Et, suivant le blond, les quatre
inconnus se réunirent, formant un cercle, à l'écart de ceux alignés, et
attachés dos au mur, qu'ils désignaient comme leurs ''otages''.
Ils étaient à l'intérieur du bunker,
dans une salle, sorte de hangar à moitié vide que Guillermo n'avait pas vu
jusque ici.
« C'est qui, ces mecs ? Qu'est qu'ils
nous veulent ? » demanda Guillermo à voix basse au scientifique assis à côté de
lui.
« La Faction Gaïa, vous en avez déjà
entendu parler ? Des écolos, du genre extrémiste. Des terroristes. »
« Comment ils sont venus jusque ici ?
»
« La navette a été rappelée de l'autre
côté, sans préavis. Et 10 minutes plus tard, elle revenait avec ces mecs armés
à l'intérieur... Ils veulent nous retenir comme otage, ici, à 80 millions
d'années de distance ! »
Et d'ajouter, maussade : « Ils vont
tout foutre en l'air. »
Le grand blond revint se poster face à
Guillermo.
« Hé, Brown, T'es journaliste ? Je te
propose une interview. De moi. Le scoop de ta carrière. Ça te dit ? »
Le grand blond s'appelait Michael
Barjavel. Alors qu'il commençait à se présenter, à parler face au stylet de
Guillermo, réglé en mode dictaphone, celui-ci se souvint alors de ce nom qu'il
avait déjà entendu, et du CV qui allait avec. Barjavel était un québécois,
dissident de Greenpeace et de tout ce que le monde comptait d'organisations
écologiques à tendance radicale. Il avait monté la Faction Gaïa il y a 4 ans,
avant de soi-disant la dissoudre, suite à des démêlés judiciaires.
« Guillermo. Vous permettez que je
vous appelle par votre prénom ? »
On lui avait libéré les mains, et on
l'avait installé face à Barjavel, à une table piochée dans la petite cafétéria
qui accueillait normalement les voyageurs à la sortie de la navette temporelle.
Il acquiesça timidement de la tête.
« Bon, reprit Barjavel. Guillermo,
est-ce que vous savez qui est vraiment votre patron ? »
« Vous voulez dire Isaac Crichton ?
C'est...»
Barjavel le coupa.
« Non, laissez tomber. Crichton n'est
pas votre vrai patron. Crichton n'est que le chargé de communication ! Il est
celui qui tourne les choses et nous les balancent de telle manière qu'elles
nous semblent normales, acceptables. Il est celui qui nous lave le cerveau afin
que chacun, que tout le monde cautionne les agissements de mecs comme ça ! »
Il avait montré du doigt les
passagers, les voyageurs qui étaient avec Guillermo dans la jeep.
« En bon journaliste, vous avez
cherché à savoir qui était avec vous dans cette navette ? Dans cette jeep ? Non
? Ça n'intéresse pas vos lecteurs de savoir qui peut bien se payer une chasse
aux dinos ? »
Le guide du safari, toujours menotté
près du mur, intervint.
« Hé ! On ne les chasse pas ! Si on a
des armes, c'est juste pour se protéger ! »
Bouillant instantanément d'une colère
noire, Barjavel alla se poster face au guide, braquant les électrodes de son
fusil à impulsion à quelques centimètres du visage de celui-ci.
« Ne vous foutez pas de moi !
N'essayez pas de vous donner bonne conscience ! Qui a le plus besoin de
protection : L'animal primitif ou la horde d'humains armés jusqu'aux dents ? Je
sais comment ça se passe, un safari
! On se promène sur les territoires d'animaux, on prétexte une attaque
de ceux-ci et on se paye un joli carnage, hein ?! Personne n'est dupe ! Vos
clinets ne s'en cache même pas : le nouveau chic, c'est un tête de
triceratops sur la cheminée. »
Restant debout devant les otages, il
se retourna vers Guillermo, calmé.
« Alors, Guillermo, dites-le moi :
qui chassait le dinos avec vous, aujourd'hui ?
Cette chère madame, là, vous la connaissez ? »
Il désigna la seule femme du groupe de
voyageurs. Une quarantaine d'années, froide et rigide comme une dame de fer.
Guillermo fit ''non'' de la tête.
« Alors peut-être connaîtrez-vous
mieux son patron, monsieur Herbert King, PDG du groupe Soylent. Il fut un des
tout premier à faire ce voyage. Et maintenant, il y envoie tous les pontes de
son entreprise. Cette madame est la directrice du département Recherche & Développement de Soylent
Corp. »
Guillermo connaissait en effet King et
Soylent Corp.
Soylent était le numéro deux européen
de l’agroalimentaire, et le numéro un mondial dans le domaine de l'abattage, de
la transformation et du commerce de la viande bovine.
Herbert King était l'Isaac Crichton du
steak haché.
Barjavel s'avança vers un autre
voyageur, un chinois dont Guillermo ignorait tout, et qui, durant tout le
safari, n'avait adressé la parole qu'à son assistant, assis à ses côtés.
« Lui. Franck Lem, de Hong-Kong.
Collaborateur de longue date de Soylent Corp. Une sorte d'Herbert King chinois.
Venu avec son conseiller personnel.»
Barjavel
revint s'asseoir à la petite table.
« Vous ne trouvez pas ça bizarre,
vous, que des professionnels de la viande s'intéressent à ce point à la chasse
aux dinosaures ? »
Guillermo ne sut quoi répondre. Le «
Une opportunité extraordinaire » de Crichton résonna de nouveau dans sa tête.
Barjavel prit son inspiration, et se
lança dans ce que Guillermo sentit comme un discours longuement préparé.
« Très vite, avant même d'étudier ces
dinosaures pour ce qu'ils étaient, vivant dans leur milieu naturel, Soylent
Corp. a demandé aux scientifiques ici présents de dire si, oui ou non, ces
dinosaures constituaient une viandes propres à la consommation ! Ethniquement,
sanitairement, gastronomiquement parlant, elle ne l'est pas... Mais les
millions de dollars de Soylent Corp, de Frank Lem, vont faire que demain, ces
navettes et ce trou noir ne serviront plus à amener des touristes, mais des
chasseurs, des abatteurs, des bouchers !
Demain, chez nous, on bouffera du dinosaure, on bouffera une viande qui
à voyagé dans le temps. D'une manière ou d'une autre ! »
La dame de fer de Soylent Corp. se mit
alors à lui crier dessus.
« Et quand bien même ce tissu de
mensonges se révélerait vrai, qu'est-ce que cela pourrait bien vous faire ? Si
cette viande s'avère propre à être consommée, qu'est-ce que cela change ? C'est
une aubaine, une manne alimentaire unique ! Pensez aux pays du tiers-monde,
pensez aux famines contre lesquelles nous pourrions ainsi lutter en quelques
aller-retour dans le temps! »
Barjavel sourit.
« Pour quelqu'un qui a à se défendre
face à un ''tissu de mensonges'', votre argumentaire est foutrement bien rôdé !
Quant au problème que ça me pose, au delà d'une dimension éthique qui vous est,
visiblement, parfaitement étrangère, c'est surtout une question de logique :
Nous ne devrions pas être là, nous n'existons pas dans ce monde, dans cette
époque. Nous sommes des intrus. Imaginez un peu le danger que notre seule
présence représente pour ce monde. Les germes, bactéries, virus que nous
pourrions porter, auxquels cette faune et cette flore ne sont en rien préparés. Alors votre idée d'exploiter les dinosaures
pour leur viande ! Nous sommes un fléau en puissance, ici ! Une bombe à
retardement pour la biodiversité, l'écosystème de ce monde. Et du nôtre aussi,
parce qu'il en découle, qu'il arrive après. »
La dame de fer répliqua :
« Mais de chasser ces dinosaures,
qu'est-ce que ça change, selon vous ? Valent-ils vraiment que vous nous
reteniez en otage comme ça ? Ils sont voués à disparaître de toutes manières,
non ? »
« Et quand exactement vont-ils
disparaître ? Dans deux semaines, deux ans, deux siècles ? De combien de
temps l'Homme a eu besoin pour détruire sa planète ? Ça ne vous est pas venu à
l'esprit que de faire disparaître les dinosaures avant échéance signifiait
peut-être changer, altérer le cours de l'histoire ? Faire disparaître le monde
tel qu'on le connaît ? Faire disparaître l'humanité même ? »
La dame de fer hurla encore quelques
arguments vites réfutés, parla de « Délires d'écolos rétrogrades », et lança
quelques insultes.
Barjavel l'ignora et revint visser son
regard dans celui de Guillermo.
« Dites-moi, Guillermo ; la dame a
parlé d'humanitaire, de faim dans le monde. Vous qui bossez pour une des
publications de Crichton, vous allez me dire si je me trompe : C'est le genre
de sujet dont vous allez traiter dans les mois à venir, non ? »
Une fois de plus, Guillermo se sentit
désarçonné. Oui, son prochain reportage devait porter sur l'avancée du Sahara
en Afrique noire, de ces pays où les cultures n'avaient pas été irriguées par
la moindre pluie depuis des mois.
« Mais ça ne signifie pas que... »
s'empressa-t-il de rajouter, sans savoir vraiment quoi dire de plus.
« Un chargé de communication... » fit
Barjavel.
Il continua son exposé, désignant,
sans se déplacer cette fois, un autre voyageur.
« Celui-ci, je sais que vous le
connaissez. Mon ami Brian, qui aime tant vos articles, ne viendra pas me
contredire. Allez-y, présentez-le vous-même. »
Le regard de Guillermo suivit la
direction indiquée par l'index du blond, et s'arrêta sur un homme chauve, aux
épaules larges et à la mâchoire carrée qui, voyant qu'on parlait de lui,
souffla un juron en russe.
« Steffen Asimov » souffla Guillermo,
sur le ton de l'aveu. « Il est, depuis cinq ans, à la tête de Gazprom Neft,
société pétrolière russe. Le développement de l'exploitation des gisements
arctiques par sa société coïncidant avec
l'assèchement des gisements américains et moyen-orientaux, monsieur
Asimov est désormais le dernier et pour ainsi dire le seul ''roi du pétrole''.
Ça vous va ? »
« Vous voyez que vous pouvez être un
vrai journaleux : Concis, exhaustif, et tout ! » applaudit un Barjavel
ironique. « Alors ? »
« Alors quoi ? » reprit Guillermo. «
Passons sur votre histoire de viande de dinosaures. Qu'est-ce que vous voulez
prouver avec Asimov ? C'est un grand patron, oui, et après ? Vous ne pouvez
même pas le taxer de copinage avec Crichton, parce que, si votre ami Brian a
bien lu mes articles, on est loin de lui faire des courbettes, à Globe-Trotter. »
« Ça c'est vrai ! » fit Brian du fond
de la pièce.
« Ta gueule ! » lui répliqua Barjavel,
avant de revenir à Guillermo : « Faites un peu marcher vos neurones, monsieur
Brown. Réfléchissez. Asimov travaille
dans l'énergie fossile. Fossile. Ça ne fait pas ''tilt'' là-dedans ? »
Guillermo ne sut quoi répondre.
Barjavel continua.
« Le pétrole et le charbon sont des
amas de fossiles, des plantes et des animaux pétrifiés dans leur décomposition.
Maintenant, imaginez que vous êtes Asimov, que vous êtes assis sur cette
fortune, mais que vous voyez vos réserves de pétrole mourir. Imaginez que vous
pouvez voyager dans le temps, jusqu'à une époque où ce pétrole n'est encore que
de la matière organique en train de pourrir. Imaginez que vous pouvez agir dans
cette époque lointaine, que vous pouvez amasser, créer tout le compost que vous
voulez. Que vous pouvez tuer tous les animaux, raser toutes les forêts, pour
créer de la matière bonne à être fossilisée, pour créer ce qui sera devenu du
pétrole quand vous ressortirez de la navette, de l'autre côté, dans 70 millions
d'années ! Il ne vous restera plus qu'à creuser, et vous savez déjà où ! »
Un silence lourd s'abattit sur
l'entrepôt.
« Vous pensez toujours qu'Asimov est
seulement venu taquiner du dinosaure ? »
Guillermo n'eut pas le temps de
répondre que, dans un claquement métallique, toutes les lumières s'éteignirent.
Une obscurité totale régnait sur tout le bunker. Une coupure de courant.
La Faction Gaïa ne mit pas longtemps à comprendre que quelque chose d'anormal se
produisait. Le bunker était alimenté en électricité par l'entremise de panneaux
photovoltaïques, et une telle coupure ne pouvait être que le fait d'une
intervention humaine. De quelqu'un qui n'était pas dans l'entrepôt avec eux.
Barjavel est ses complice s'agitèrent
à l'aveugle, cherchant à mettre la main sur une des lampes à LED dont ils
s'étaient équipés.
Guillermo restait sur sa chaise, et
cherchait à distinguer ce qui se passait autour de lui. Soudain, un point de
lumière bleutée, vacillante, tremblotante, traversa l'espace à quelques mètres
de lui, à hauteur de l'entrée de l'entrepôt. Un deuxième point, suivant la même
trajectoire, disparaissant de la même façon.
Un troisième point lumineux. Puis un
quatrième, qui apparut près de Guillermo, flottant à environ un mètre de haut.
L'hésitante lumière bleue blanche se refléta, plus haut, découpant dans
l'obscurité le visage de Barjavel. Les électrodes de fusils à impulsion.
L'écologiste hurla soudain, le point lumineux gonfla en un instant pour
exploser en un éclair horizontal qui traversa l'entrepôt.
Alors une fusillade stroboscopique
éclata. Guillermo plongea à terre, les mouvements autour de lui décomposés par
la lumière intermittente. La Faction Gaïa tirait en direction de la porte
autour de laquelle des hommes en tenues noires leurs répliquaient. Une force
d'intervention tactique, des policiers. Caché sous sa table, recroquevillé en
position fœtale, Guillermo voyait l'air vibrer chaque flash, des combattants
tomber, de part et d'autre.
Brian était allongé par terre, se
tenant le visage. Les éclairs des fusils avaient fait griller ses biolunettes.
Un des otages, un indien ou un
pakistanais dont Guillermo ne savait rien, était parvenu à se lever et courait,
comme une décomposition de Muybrigde. Il vacilla à un moment, touché sans doute
par un éclair, mais continua sa course et disparut à son regard.
Barjavel tomba en travers sur sa
chaise, juste en face du journaliste, le visage grimaçant ; sa poitrine
n'était plus qu'un trou carbonisé.
Guillermo ferma les yeux, se boucha
les oreilles. Transi par la peur, il attendit.
Quand il releva la tête, les hommes
des forces spéciales avait rétabli le courant, et se portait au secours des
otages.
Dans la navette retour, Guillermo
était assis, hagard, son regard planté sur le corps de Barjavel à ses pieds.
Dès le lendemain, on annula tout
nouveau voyage temporel et on scella les accès aux bunkers. Les actions en
bourse des entreprises de Crichton subirent une chute spectaculaire qui finit,
quelque mois plus tard, par être fatale au groupe. Guillermo se retrouva au
chômage.
Une petite clairière, à quelques
centaines de mètres du bunker. Dans les herbes folles gisait le corps d'un
homme. A 70 millions d'années de là, c'était un riche businessman, un des rois
de l'immobilier à Jakarta. Cela faisait plusieurs jours qu'il était là, cuisant
au soleil, et, malgré l'odeur écœurante de viande pourrie, un compsognathus lui
dévorait les entrailles. Rassasié, le petit dinosaure se redressait et
s'éloignait. Alors, un par un, parmi les grandes herbes, apparurent les rats.
Des rats blancs, de laboratoire. Les
rats OMG du bunker et des navettes, libérés par les écologistes. Eux aussi
allèrent se nourrir des viscères de l'indien. Il y avait notamment là une rate,
une femelle, particulièrement agitée. Agressive avec les autres femelles, elle
frémissait, sautillait, levait sa croupe. Elle était en chaleur.
Une vingtaine de jour plus tard, elle donnait naissance à une première portée de petits. Des ratons portant eux aussi, en eux, un patrimoine génétique humain. Générations après générations, millénaires après millénaires, ces rats allaient proliférer, évoluer, se séparer en espèces bien distinctes, se croiser avait d'autres espèces. Ils allaient survivre aux dinosaures, devenir, avec tous les autres mammifères, les nouveaux maîtres de cette planète. Et cette part de gènes humains allait diriger cette évolution, leur faire quitter leur statut de petits rongeurs, les faire devenir des primates. Des primates qui dompteraient le feu et qui, dans 70 millions d'années, viendraient par mégarde engendrer leur propre existence.
Une vingtaine de jour plus tard, elle donnait naissance à une première portée de petits. Des ratons portant eux aussi, en eux, un patrimoine génétique humain. Générations après générations, millénaires après millénaires, ces rats allaient proliférer, évoluer, se séparer en espèces bien distinctes, se croiser avait d'autres espèces. Ils allaient survivre aux dinosaures, devenir, avec tous les autres mammifères, les nouveaux maîtres de cette planète. Et cette part de gènes humains allait diriger cette évolution, leur faire quitter leur statut de petits rongeurs, les faire devenir des primates. Des primates qui dompteraient le feu et qui, dans 70 millions d'années, viendraient par mégarde engendrer leur propre existence.
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