mercredi 27 juin 2012

Safari [Nosfé]


Caché sous ce qui ressemblait à un grande fougère, perdu au milieu d'une forêt immense et luxuriante, il attendait, accroupi.
Il sortit un stylet en aluminium brossé de sa poche, et, ayant appuyé sur un bouton, celui-ci déroula un écran translucide sur lequel apparut, après un temps de chargement, "NO SIGNAL" en lettres rouges clignotantes. Un soupir; il appuya de nouveau sur le bouton, et l'écran se ré-enroula.
Il était pourtant certain de s'être rapproché du bunker, d'être revenu sur leurs traces. C'était la consigne en cas de problème, au cas où un des clients se retrouvait séparé du groupe : retour à la jeep ou au bunker.  
La jeep, il en venait. Le tout-terrain électrique avait explosé sous leurs pieds alors qu'ils roulaient tranquillement. Lui avait été éjecté, était tombé évanoui aussitôt. A son réveil, il était seul. Les autres voyageurs, les guides, tous avaient disparu. A son front, une belle entaille, saignant abondamment, qu'il avait couverte d'une de ces compresses désinfectantes fournie avec son barda.  
Il avait marché, seul, suivant la piste qu'avait empruntée la jeep. Une piste qu'il perdait, ne retrouvait pas, et il s'égarait. Et il ne captait toujours pas le signal de géolocalisation émis par le bunker.   
Un grondement sourd derrière lui, comme les échos d'une rythmique, et des bruits de craquements, semblant s'approcher. Inquiet, il se retourna, lentement, pointant son fusil à impulsion vers l'origine de ces bruits. A une cinquantaine de mètres de lui, avançant avec nonchalance, arrachant de-ci de-là quelques branches aux conifères environnants, un groupe de sauropodes , une demi-douzaine, lourds et placides.
Rabaissant son arme, il sortit de nouveau son stylet, déroula l'écran et, faisant apparaître un menu sur celui-ci, consulta l'horaire: 14 H 42. Cela faisait donc  deux heures qu'il était là, et encore vraisemblablement quatre autres heures à attendre avant que l'on ne s'inquiète, là-bas, de ne pas les voir revenir. Il rangea son stylet, se demandant au passage si on pouvait dire "là-bas" pour parler d'un ailleurs qui se situait près de 70 millions d'années dans le futur.

Guillermo en avait rêvé de ce voyage. Enfant de la grande crise énergétique, il avait, en fait, rêvé de toutes les formes de voyage, de la moindre ballade, du moindre "ailleurs". A une époque où les voitures, où les grand avions du XXème siècle n'avaient plus de carburant, et où les alternatives demeuraient rares et chères, le voyage au long court, et en dehors des chemins tout tracés de la locomotion en commun, était devenu le nouveau snobisme à la mode, le nouveau signe extérieur de richesse.
Guillermo, gamin d'une famille de classe moyenne, n'avait pu être que spectateur de ça, il n'avait pu voyager que par l'imagination, par procuration, en regardant des documentaires.
Il s'était ainsi décidé à devenir journaliste. C'était plus facile que de devenir richissime, et on voyait du pays...
Il en était à ses premières heures de cours en fac de lettres, à ses premières piges dans un petit journal local, quand l'événement survint.
Un accident dans un complexe scientifique, quelque part en Europe. Un accélérateur de particules, un grand circuit circulaire de 25 kilomètres, dans lequel on démantelait la lumière même, avait donné naissance à un micro trou noir. De l'antimatière qui s'était agglomérée, accumulé en une boule de nuit et de vide qui dévorait, déformait et faisait s'écrouler sur elle toute chose environnante.
Guillermo ne s'y intéressait guère, suivant juste l'évolution des événements et l'inquiétude qui transparaissait dans le traitement de l'information par les médias: Ce trou noir allait-il grandir? Engloutir la terre entière? Était-ce là la fin du monde? Pouvait-on seulement le maîtriser? S'en débarrasser? Et si cet accident était délibéré? Quel bénéfice les scientifiques pouvaient tirer de ce trou noir?
De bénéfice, on en parla plus encore lorsque le nom d'Isaac Crichton apparut, associé à cet événement, et l'intérêt de Guillermo grandit.
Crichton était un promoteur, un investisseur. Guillermo avait beaucoup entendu parler de lui durant ses années d'études, car l'homme s'était investi dans tous les domaines et tous les supports du divertissement et de l'information. On considérait qu'il partageait la moitié d'internet avec Zuckerberg, et la moitié des divertissements avec Disney.
Et Guillermo, ayant réalisé son rêve en devenant journaliste au sein de Globe-Trotter Magazine, était l'un de ses employés.

« Une opportunité extraordinaire ». Les mots de Crichton résonnaient dans son esprit tandis que, sorti de ses fourrés, il s'était décidé à rallier le bunker.
« Une opportunité extraordinaire ». Quelle opportunité ce nouveau William Hearst, cet homme du divertissement, avait-il pu voir à l'époque dans un soutien financier à des scientifiques en péril?
Car très vite, l'obligation de circonscrire le micro trou noir, de juguler son expansion, s'imposa. Et une telle opération nécessitait énormément de moyens.
Guillermo repensa à cette rumeur qui avait couru à l'époque, selon laquelle un matin, le trou noir, au lieu d'aspirer toute matière environnante, en avait recraché. Des matières organiques ; de la terre, de l'humus, et une bouillie de viande ,de sang et d'os, voilà ce que le trou noir aurait recraché. Une démonstration concrète de l'existence des «trous de vers», des ponts Einstein-Rosen. La preuve d'un ailleurs accessible via ce trou noir. Un ailleurs où la vie existait.
Guillermo avait rejoint les sillons parallèles de la piste, maintenant clairs et profonds. Les traces des roues montraient que les allez-retours avaient été fréquents ici ; le bunker ne devait logiquement plus être loin.
Dans l'esprit de Guillermo se reconstituaient les images et l'architecture de chacun des deux bunkers. De grands dômes de béton, à la rotondité hachurée de contreforts, auxquels était accolés des espaces  ''d'habitation'', de bêtes bâtiments rectangulaires d'où on surveillait et accédait au trou noir.
C'était ainsi qu'ils s'étaient présentés à ses yeux, dans cette Europe du XXIème, si lointaine à cet instant, comme dans cette plaine du Crétacé.
Le micro trou noir avait, de part et d'autre, dans chacun des deux mondes, creusé un grand cratère, formé une bulle de vide d'une quinzaine de mètres de circonférence, un cercle parfait autour de chacune de ses deux extrémités. Les fonds de Crichton avaient permis aux scientifiques d'étudier la possibilité de stabiliser le trou noir à l'intérieur d'une pièce vide, hermétiquement close, et suffisamment solide pour résister à son aspiration au-delà. De grandes sphères de ciment à demi enterrée, pleine de vide et tapissé en leurs intérieurs de lampes, d'ampoules. De la lumière, seule matière dont on pouvait alimenter le trou noir en quantité. Dont on pouvait le rassasier.
Il avait fallu des mois pour construire le premier Bunker, et pour étudier la possibilité d'envoyer délibérément une sonde ou un cobaye au travers du vortex pour voir ce qu'il y avait de l'autre côté.
Un système de rails et de treuils fut développé, ainsi, très vite, qu'une capsule-navette, en vue d'un voyage habité.
Les premières sondes nous apprirent ainsi que ce pont d'Einstein-Rosen menait tout droit vers la fin du mésozoïque, l'ère des dinosaures, et les premiers rats transgéniques, enfermés dans des capsules ressemblant à des sous-marins suppositoires habillés de plomb, que le voyage aller-retour ne comportait pas de risque particulier.
Le Crétacé, les dinosaures, à portée de main. A un saut de puce.

Au loin, au bout de cet horizon sauvage, de cette succession de forêts et de clairières de dimensions titanesques, une chaîne de montagnes moyennes, naissantes, s'élevaient. Dans quelques dizaines de millions d'années, alors qu'elles auraient encore grandi, on les appellerait Les Alpes.
Le bunker était là, ceinturé, à hauteur d'homme, de zébrures noires et aléatoires. Des traces de brûlures que Guillermo, se rapprochant, identifia comme étant dues aux assauts d'un fusil à impulsion, semblable au sien.
On avait attaqué le bunker. Portes et fenêtres avaient été fracassées, et les zébrures se prolongeaient à l'intérieur. Tout avait été saccagé. Dans le sas d'entrée, l'autre Jeep électrique gisait sur le flanc, fumante. Les quelques éléments de confort destinés à accueillir les voyageurs était renversés, éventrés.
Les échos de quelque éclat de voix firent resserrer l'étreinte de Guillermo sur la crosse de son fusil au lithium. L'accès aux laboratoires avait été forcé, il s'approcha. Un mouvement à ses pieds le fit sursauter. Tous les rats du laboratoire, tous ces rongeurs modifiés génétiquement, porteurs d'une fraction d'ADN humain, ces bestioles qui servaient aux scientifiques de baromètres quant aux dangers de ces voyages temporels à répétition ou d'un éventuel séjour prolongé, tous étaient sortis de leurs cages. En rangs désordonnés, il quittaient la salle blanche où leurs vivariums maintenant vides tapissaient tout un mur. Le laboratoire, saccagé lui aussi, était vidé de toute agitation, de toute vie.
Au fond du grand hall, la lourde porte blindée donnant sur le sas de décompression semblait intacte, malgré là encore les brûlures qui striaient sa surface. Par le hublot, Guillermo regarda l'intérieur, le sous-marin oblong habillé de plomb qui y trônait, réplique en plus grand de celui des premiers cobayes, et d'Arthur Wells, premier humain à avoir voyagé dans le temps. C'était grâce à lui qu'on sut qu'on pouvait, qu'on devait construire un bunker identique au premier, dans ce crétacé où une telle construction était évidement inédite.
Aussi s'était-on posé la question  : Quelles conséquences une telle construction pourrait avoir sur le fameux continuum espace-temps  ? Avait-on le droit d'ainsi investir une époque qui n'était pas la nôtre ?
Même chez les plus éthiques des scientifiques, ces considérations n'eurent que peu de poids face à la possibilité d'étudier directement, concrètement, in vivo, des créatures aussi fantasmatiques que les dinosaures, et face à la dimension financière qui allait de paire avec «  l'opportunité extraordinaire  » de Crichton.
Car celui-ci avait l'idée en tête depuis le début. Lui qui avait produit films, spectacles, attractions foraines ayant pour thème les dinosaures, lui qui savait mieux que quiconque répondre aux attentes de cette entité abstraite qu'on appelait « le public » ou « les clients ».
Un safari au milieu des reptiles géants. Le voyage ultime, plus lointain, plus aventureux et plus chic que le tourisme spatial.
Guillermo, en sa qualité de rédacteur pour Globe-Trotter Magazine, était le premier journaliste à être invité, parmi des convives qui avaient tous payé une petite fortune pour être de la partie.
Il en était là de ses réflexions, à repenser ironiquement à la chance incroyable qu'il avait d'être là quand une présence derrière ne lui laissa pas le temps de se retourner et l'assomma d'un coup sec sur l'occiput. Sous le choc, son entaille au front s'était rouverte.

« C'est pas grave, c'est juste un journaliste. »
« Journaliste ou pas journaliste, il est quand même censé être notre otage ! Est-ce que, d'après toi, un putain d'otage ça peut aller et venir librement, et se trimbaler, son flingue en poigne ? »
« Non. »
« Non ! Alors pourquoi lui, il pouvait le faire ? Pourquoi vous ne l'avez pas ramené avec les autres ? »
Ce fut une autre voix, une troisième, féminine celle-ci, qui répondit.
« Sa blessure à la tête. Il avait été éjecté de la jeep, loin. Ça saignait pas mal, on a pensé qu'il était mort. »
Ces mots réveillèrent la douleur qui brûlait au front de Guillermo, ainsi que celle, plus diffuse, sur sa nuque, et cet afflux d'informations vers son cerveau le fit sortir de sa torpeur.
« Vous êtes vraiment des branques ! Bordel ! Ah, on aurait eu l'air fin, à faire nos revendications avec un otage manquant à l'appel ! »
L'homme marchait, allait et venait comme un lion en cage tout en parlant. Guillermo était assis par terre, adossé à un mur, les mains liées dans le dos. A ses côtés, tout le long du mur, les autres voyageurs, leur guide, et des scientifiques étaient attachés de la même manière.
Les autres, ceux qui étaient debout, lui étaient inconnus. L'homme qui invectivait ses complices était un grand blond, jeune, à la carrure solide ; il avait comme un accent bizarre, indéfinissable. Les autres était un cinquantenaire aux longs cheveux gris, une jolie brune et un petit gros à biolunettes. Tous étaient armés de fusils à impulsion, en main ou en bandoulière.
« C'est pas ''juste un journaliste''. Il s'appelle Guillermo Brown. Il écrit pour Globe-Trotter. C'est un employé de Crichton. »
C'était le vieux qui avait parlé. Guillermo comprit que c'était sa sacoche que l'homme avait en main.
« Guillermo Brown ! Mais oui ! » Fit le petit gros en s'approchant, collant les yeux de mouche de ses lunettes bioniques face à lui. « J'avais beaucoup aimé votre reportage sur la tentative d'introduction d'ours blancs en Patagonie ! Ravi de vous rencontrer. »
L'homme lui tendit la main, oubliant que Guillermo était menotté. Le grand blond le tira par le col.
« Tu joueras les fan-boys une autre fois. Il faut qu'on discute. »
Et, suivant le blond, les quatre inconnus se réunirent, formant un cercle, à l'écart de ceux alignés, et attachés dos au mur, qu'ils désignaient comme leurs ''otages''.
Ils étaient à l'intérieur du bunker, dans une salle, sorte de hangar à moitié vide que Guillermo n'avait pas vu jusque ici.
« C'est qui, ces mecs ? Qu'est qu'ils nous veulent ? » demanda Guillermo à voix basse au scientifique assis à côté de lui.
« La Faction Gaïa, vous en avez déjà entendu parler ? Des écolos, du genre extrémiste. Des terroristes. »
« Comment ils sont venus jusque ici ? »
« La navette a été rappelée de l'autre côté, sans préavis. Et 10 minutes plus tard, elle revenait avec ces mecs armés à l'intérieur... Ils veulent nous retenir comme otage, ici, à 80 millions d'années de distance ! »
Et d'ajouter, maussade : « Ils vont tout foutre en l'air.   »
Le grand blond revint se poster face à Guillermo.
« Hé, Brown, T'es journaliste ? Je te propose une interview. De moi. Le scoop de ta carrière. Ça te dit ? »

Le grand blond s'appelait Michael Barjavel. Alors qu'il commençait à se présenter, à parler face au stylet de Guillermo, réglé en mode dictaphone, celui-ci se souvint alors de ce nom qu'il avait déjà entendu, et du CV qui allait avec. Barjavel était un québécois, dissident de Greenpeace et de tout ce que le monde comptait d'organisations écologiques à tendance radicale. Il avait monté la Faction Gaïa il y a 4 ans, avant de soi-disant la dissoudre, suite à des démêlés judiciaires.
« Guillermo. Vous permettez que je vous appelle par votre prénom ?  »
On lui avait libéré les mains, et on l'avait installé face à Barjavel, à une table piochée dans la petite cafétéria qui accueillait normalement les voyageurs à la sortie de la navette temporelle. Il acquiesça timidement de la tête.
« Bon, reprit Barjavel. Guillermo, est-ce que vous savez qui est vraiment votre patron ? »
« Vous voulez dire Isaac Crichton ? C'est...»
Barjavel le coupa.
« Non, laissez tomber. Crichton n'est pas votre vrai patron. Crichton n'est que le chargé de communication ! Il est celui qui tourne les choses et nous les balancent de telle manière qu'elles nous semblent normales, acceptables. Il est celui qui nous lave le cerveau afin que chacun, que tout le monde cautionne les agissements de mecs comme ça ! »
Il avait montré du doigt les passagers, les voyageurs qui étaient avec Guillermo dans la jeep.
« En bon journaliste, vous avez cherché à savoir qui était avec vous dans cette navette ? Dans cette jeep ? Non ? Ça n'intéresse pas vos lecteurs de savoir qui peut bien se payer une chasse aux dinos ? »
Le guide du safari, toujours menotté près du mur, intervint.
« Hé ! On ne les chasse pas ! Si on a des armes, c'est juste pour se protéger ! »
Bouillant instantanément d'une colère noire, Barjavel alla se poster face au guide, braquant les électrodes de son fusil à impulsion à quelques centimètres du visage de celui-ci.
« Ne vous foutez pas de moi ! N'essayez pas de vous donner bonne conscience ! Qui a le plus besoin de protection : L'animal primitif ou la horde d'humains armés jusqu'aux dents ? Je sais comment ça se passe, un safari   ! On se promène sur les territoires d'animaux, on prétexte une attaque de ceux-ci et on se paye un joli carnage, hein ?! Personne n'est dupe ! Vos clinets ne s'en cache même pas  : le nouveau chic, c'est un tête de triceratops sur la cheminée. »
Restant debout devant les otages, il se retourna vers Guillermo, calmé.
« Alors, Guillermo, dites-le moi : qui chassait le dinos avec vous, aujourd'hui ?  Cette chère madame, là, vous la connaissez ? »
Il désigna la seule femme du groupe de voyageurs. Une quarantaine d'années, froide et rigide comme une dame de fer. Guillermo fit ''non'' de la tête.
« Alors peut-être connaîtrez-vous mieux son patron, monsieur Herbert King, PDG du groupe Soylent. Il fut un des tout premier à faire ce voyage. Et maintenant, il y envoie tous les pontes de son entreprise. Cette madame est la directrice du département Recherche & Développement de Soylent Corp. »
Guillermo connaissait en effet King et Soylent Corp.
Soylent était le numéro deux européen de l’agroalimentaire, et le numéro un mondial dans le domaine de l'abattage, de la transformation et du commerce de la viande bovine.
Herbert King était l'Isaac Crichton du steak haché.
Barjavel s'avança vers un autre voyageur, un chinois dont Guillermo ignorait tout, et qui, durant tout le safari, n'avait adressé la parole qu'à son assistant, assis à ses côtés.
« Lui. Franck Lem, de Hong-Kong. Collaborateur de longue date de Soylent Corp. Une sorte d'Herbert King chinois. Venu avec son conseiller personnel.»
Barjavel revint s'asseoir à la petite table.
« Vous ne trouvez pas ça bizarre, vous, que des professionnels de la viande s'intéressent à ce point à la chasse aux dinosaures ?  »
Guillermo ne sut quoi répondre. Le « Une opportunité extraordinaire » de Crichton résonna de nouveau dans sa tête.

Barjavel prit son inspiration, et se lança dans ce que Guillermo sentit comme un discours longuement préparé.
« Très vite, avant même d'étudier ces dinosaures pour ce qu'ils étaient, vivant dans leur milieu naturel, Soylent Corp. a demandé aux scientifiques ici présents de dire si, oui ou non, ces dinosaures constituaient une viandes propres à la consommation ! Ethniquement, sanitairement, gastronomiquement parlant, elle ne l'est pas... Mais les millions de dollars de Soylent Corp, de Frank Lem, vont faire que demain, ces navettes et ce trou noir ne serviront plus à amener des touristes, mais des chasseurs, des abatteurs, des bouchers !  Demain, chez nous, on bouffera du dinosaure, on bouffera une viande qui à voyagé dans le temps. D'une manière ou d'une autre ! »
La dame de fer de Soylent Corp. se mit alors à lui crier dessus.
« Et quand bien même ce tissu de mensonges se révélerait vrai, qu'est-ce que cela pourrait bien vous faire ? Si cette viande s'avère propre à être consommée, qu'est-ce que cela change ? C'est une aubaine, une manne alimentaire unique ! Pensez aux pays du tiers-monde, pensez aux famines contre lesquelles nous pourrions ainsi lutter en quelques aller-retour dans le temps! »
Barjavel sourit.
« Pour quelqu'un qui a à se défendre face à un ''tissu de mensonges'', votre argumentaire est foutrement bien rôdé ! Quant au problème que ça me pose, au delà d'une dimension éthique qui vous est, visiblement, parfaitement étrangère, c'est surtout une question de logique : Nous ne devrions pas être là, nous n'existons pas dans ce monde, dans cette époque. Nous sommes des intrus. Imaginez un peu le danger que notre seule présence représente pour ce monde. Les germes, bactéries, virus que nous pourrions porter, auxquels cette faune et cette flore ne sont en rien préparés.  Alors votre idée d'exploiter les dinosaures pour leur viande ! Nous sommes un fléau en puissance, ici ! Une bombe à retardement pour la biodiversité, l'écosystème de ce monde. Et du nôtre aussi, parce qu'il en découle, qu'il arrive après. »
La dame de fer répliqua :
« Mais de chasser ces dinosaures, qu'est-ce que ça change, selon vous ? Valent-ils vraiment que vous nous reteniez en otage comme ça ? Ils sont voués à disparaître de toutes manières, non ? »
« Et quand exactement vont-ils disparaître ? Dans deux semaines, deux ans, deux siècles ? De combien de temps l'Homme a eu besoin pour détruire sa planète ? Ça ne vous est pas venu à l'esprit que de faire disparaître les dinosaures avant échéance signifiait peut-être changer, altérer le cours de l'histoire ? Faire disparaître le monde tel qu'on le connaît ? Faire disparaître l'humanité même ? »

La dame de fer hurla encore quelques arguments vites réfutés, parla de « Délires d'écolos rétrogrades », et lança quelques insultes.
Barjavel l'ignora et revint visser son regard dans celui de Guillermo.
« Dites-moi, Guillermo ; la dame a parlé d'humanitaire, de faim dans le monde. Vous qui bossez pour une des publications de Crichton, vous allez me dire si je me trompe : C'est le genre de sujet dont vous allez traiter dans les mois à venir, non ? »
Une fois de plus, Guillermo se sentit désarçonné. Oui, son prochain reportage devait porter sur l'avancée du Sahara en Afrique noire, de ces pays où les cultures n'avaient pas été irriguées par la moindre pluie depuis des mois.
« Mais ça ne signifie pas que... » s'empressa-t-il de rajouter, sans savoir vraiment quoi dire de plus.
« Un chargé de communication... » fit Barjavel.
Il continua son exposé, désignant, sans se déplacer cette fois, un autre voyageur.
« Celui-ci, je sais que vous le connaissez. Mon ami Brian, qui aime tant vos articles, ne viendra pas me contredire. Allez-y, présentez-le vous-même. »
Le regard de Guillermo suivit la direction indiquée par l'index du blond, et s'arrêta sur un homme chauve, aux épaules larges et à la mâchoire carrée qui, voyant qu'on parlait de lui, souffla un juron en russe.
« Steffen Asimov » souffla Guillermo, sur le ton de l'aveu. « Il est, depuis cinq ans, à la tête de Gazprom Neft, société pétrolière russe. Le développement de l'exploitation des gisements arctiques par sa société coïncidant avec  l'assèchement des gisements américains et moyen-orientaux, monsieur Asimov est désormais le dernier et pour ainsi dire le seul ''roi du pétrole''. Ça vous va ? »
« Vous voyez que vous pouvez être un vrai journaleux : Concis, exhaustif, et tout ! » applaudit un Barjavel ironique. « Alors ? »
« Alors quoi ? » reprit Guillermo. « Passons sur votre histoire de viande de dinosaures. Qu'est-ce que vous voulez prouver avec Asimov ? C'est un grand patron, oui, et après ? Vous ne pouvez même pas le taxer de copinage avec Crichton, parce que, si votre ami Brian a bien lu mes articles, on est loin de lui faire des courbettes, à Globe-Trotter. »
« Ça c'est vrai ! » fit Brian du fond de la pièce.
« Ta gueule ! » lui répliqua Barjavel, avant de revenir à Guillermo : « Faites un peu marcher vos neurones, monsieur Brown. Réfléchissez.  Asimov travaille dans l'énergie fossile. Fossile. Ça ne fait pas ''tilt'' là-dedans ? »
Guillermo ne sut quoi répondre. Barjavel continua.
« Le pétrole et le charbon sont des amas de fossiles, des plantes et des animaux pétrifiés dans leur décomposition. Maintenant, imaginez que vous êtes Asimov, que vous êtes assis sur cette fortune, mais que vous voyez vos réserves de pétrole mourir. Imaginez que vous pouvez voyager dans le temps, jusqu'à une époque où ce pétrole n'est encore que de la matière organique en train de pourrir. Imaginez que vous pouvez agir dans cette époque lointaine, que vous pouvez amasser, créer tout le compost que vous voulez. Que vous pouvez tuer tous les animaux, raser toutes les forêts, pour créer de la matière bonne à être fossilisée, pour créer ce qui sera devenu du pétrole quand vous ressortirez de la navette, de l'autre côté, dans 70 millions d'années ! Il ne vous restera plus qu'à creuser, et vous savez déjà où ! »
Un silence lourd s'abattit sur l'entrepôt.
« Vous pensez toujours qu'Asimov est seulement venu taquiner du dinosaure ? »
Guillermo n'eut pas le temps de répondre que, dans un claquement métallique, toutes les lumières s'éteignirent. Une obscurité totale régnait sur tout le bunker. Une coupure de courant.

La Faction Gaïa ne mit pas longtemps à comprendre que quelque chose d'anormal se produisait. Le bunker était alimenté en électricité par l'entremise de panneaux photovoltaïques, et une telle coupure ne pouvait être que le fait d'une intervention humaine. De quelqu'un qui n'était pas dans l'entrepôt avec eux.
Barjavel est ses complice s'agitèrent à l'aveugle, cherchant à mettre la main sur une des lampes à LED dont ils s'étaient équipés. 
Guillermo restait sur sa chaise, et cherchait à distinguer ce qui se passait autour de lui. Soudain, un point de lumière bleutée, vacillante, tremblotante, traversa l'espace à quelques mètres de lui, à hauteur de l'entrée de l'entrepôt. Un deuxième point, suivant la même trajectoire, disparaissant de la même façon.
Un troisième point lumineux. Puis un quatrième, qui apparut près de Guillermo, flottant à environ un mètre de haut. L'hésitante lumière bleue blanche se refléta, plus haut, découpant dans l'obscurité le visage de Barjavel. Les électrodes de fusils à impulsion. L'écologiste hurla soudain, le point lumineux gonfla en un instant pour exploser en un éclair horizontal qui traversa l'entrepôt.
Alors une fusillade stroboscopique éclata. Guillermo plongea à terre, les mouvements autour de lui décomposés par la lumière intermittente. La Faction Gaïa tirait en direction de la porte autour de laquelle des hommes en tenues noires leurs répliquaient. Une force d'intervention tactique, des policiers. Caché sous sa table, recroquevillé en position fœtale, Guillermo voyait l'air vibrer chaque flash, des combattants tomber, de part et d'autre.
Brian était allongé par terre, se tenant le visage. Les éclairs des fusils avaient fait griller ses biolunettes.
Un des otages, un indien ou un pakistanais dont Guillermo ne savait rien, était parvenu à se lever et courait, comme une décomposition de Muybrigde. Il vacilla à un moment, touché sans doute par un éclair, mais continua sa course et disparut à son regard.
Barjavel tomba en travers sur sa chaise, juste en face du journaliste, le visage grimaçant ; sa poitrine n'était plus qu'un trou carbonisé.
Guillermo ferma les yeux, se boucha les oreilles. Transi par la peur, il attendit.
Quand il releva la tête, les hommes des forces spéciales avait rétabli le courant, et se portait au secours des otages.
Dans la navette retour, Guillermo était assis, hagard, son regard planté sur le corps de Barjavel à ses pieds.
Dès le lendemain, on annula tout nouveau voyage temporel et on scella les accès aux bunkers. Les actions en bourse des entreprises de Crichton subirent une chute spectaculaire qui finit, quelque mois plus tard, par être fatale au groupe. Guillermo se retrouva au chômage.

Une petite clairière, à quelques centaines de mètres du bunker. Dans les herbes folles gisait le corps d'un homme. A 70 millions d'années de là, c'était un riche businessman, un des rois de l'immobilier à Jakarta. Cela faisait plusieurs jours qu'il était là, cuisant au soleil, et, malgré l'odeur écœurante de viande pourrie, un compsognathus lui dévorait les entrailles. Rassasié, le petit dinosaure se redressait et s'éloignait. Alors, un par un, parmi les grandes herbes, apparurent les rats.
Des rats blancs, de laboratoire. Les rats OMG du bunker et des navettes, libérés par les écologistes. Eux aussi allèrent se nourrir des viscères de l'indien. Il y avait notamment là une rate, une femelle, particulièrement agitée. Agressive avec les autres femelles, elle frémissait, sautillait, levait sa croupe. Elle était en chaleur.
Une vingtaine de jour plus tard, elle donnait naissance à une première portée de petits. Des ratons portant eux aussi, en eux, un patrimoine génétique humain. Générations après générations, millénaires après millénaires, ces rats allaient proliférer, évoluer, se séparer en espèces bien distinctes, se croiser avait d'autres espèces. Ils allaient survivre aux dinosaures, devenir, avec tous les autres mammifères, les nouveaux maîtres de cette planète. Et cette part de gènes humains allait diriger cette évolution, leur faire quitter leur statut de petits rongeurs, les faire devenir des primates. Des primates qui dompteraient le feu et qui, dans 70 millions d'années, viendraient par mégarde engendrer leur propre existence.    

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