mardi 30 août 2011

Cauchemars [Maniak]


Un bruit mou retentit dans le noir. La lumière verte d'une enseigne au néon baigne les murs de la chambre au travers de la fenêtre, et vient ramper jusque sur les draps humides. Les jambes entortillées dans les draps et la peau luisante de sueur, l'homme se redresse dans la pâle lueur. Tout autour de lui, l'obscurité. Seule sa respiration haletante vient troubler le silence. Ses yeux scrutent la nuit. L'oreille aux aguets, il tente de percevoir à nouveau le bruit qui l'a réveillé. Rien ne se passe. L'homme se recouche. Il tourne sur lui même, ce qui a pour effet d'emprisonner un peu plus ses jambes, bouge encore un peu, puis se rendort.
Nouveau bruit. Un claquement mou. Comme si un gros morceau de viande heurtait une surface dure après une longue chute.
L'homme se réveille à nouveau en sursaut. Cette fois il est bel et bien éveillé. Il se débat un instant pour libérer ses jambes, puis pose ses pieds nus sur le sol. Mal assuré, il se lève et regarde autour de lui. La pièce ne lui est pas familière. Ses contours, noyés dans l'obscurité, le désorientent. Il envoie sa main à la recherche du mur et d'un interrupteur, mais ne rencontre que du vide. Il fait alors un pas maladroit sur le côté, puis un autre, jusqu'à ce qu'enfin sa main rencontre le mur. Ses doigts heurtent la surface rugueuse d'un mur de briques. Où est passé son papier-peint lisse et régulier ? Quelle est cette chambre ? Où est-il ? Il ne peut répondre.
Le bruit recommence soudain, plus fort, suivi d'autres bruits similaires.
A force de tâtonnements l'homme parvient à trouver la poignée d'une porte.
Derrière la porte, un couloir, plongé dans la même obscurité moite et verdâtre que la chambre. Sur le mur, un interrupteur.
L'ampoule nue éclabousse les murs de sa lumière crue. L'homme plisse les yeux et grimace. Il attend que les taches lumineuses cessent de danser devant ses paupières.
Torse nu, l'homme se trouve dans un couloir plutôt dégueulasse. Il ne sait pas où il est, comment il est arrivé ici, ni même qui il est vraiment en fait. Mais ses sens sont encore trop émoussés par le sommeil pour prendre en compte la situation dans son ensemble. Tout ce qui importe, c'est identifier et faire cesser le bruit pour pouvoir dormir à nouveau.
         « Dormir à nouveau », les mots sonnent comme une promesse dans l'esprit de l'homme, et il sourit à cette idée.
Mais les bruits repartent de plus belle et son visage se renfrogne.
Cela semble venir de la porte à sa droite.
L'homme colle son oreille contre le bois. Le bruit lui parvient, plus fort.  Plus écœurant aussi. C'est un bruit presque organique, un bruit d'animal nu qui se cogne. L'homme n'aime pas ce bruit.
Il ouvre la porte, tâtonne le mur, trouve l'interrupteur et allume. La lumière envahit la pièce, c'est une salle de bain. Le long d'un mur un évier et des toilettes en piteux état font face à une grande baignoire. Au fond, deux grosses lampes en fonte dispensent une lumière chiche et hésitante. Le carrelage, vert et blanc, est émaillé et par endroit des plaques entières manquent. L'évier est couvert de rouille et de calcaire. Et le miroir, flou et trompeur, renvoie à l'homme le reflet d'une pauvre créature maigrichonne et blême.
Pendant un instant, rien ne bouge.
Puis, en même temps que le bruit recommence, le rideau de la baignoire s'agite par à-coups secs. Comme si quelque chose, ou quelqu'un tentait de l'arracher depuis le fond de la baignoire.
L'homme s'approche et tente de le tirer vers lui. Sans succès, le rideau semble comme bloqué par une masse. L'homme tire plus fort, mais rien n'y fait. Les soubresauts du rideau deviennent si violents qu'ils se transmettent à son bras. Et soudain, alors qu'il s’apprêtait à le lâcher, le rideau cède. Les anneaux qui le soutiennent claquent l'un après l'autre, et il tombe mollement.
Au fond de la baignoire, plongé dans un liquide noir et huileux, quelque chose s'agite.
L'homme n'a jamais rien vu de tel.
  
La créature est grosse et rose comme un porc. Elle prend toute la place disponible dans la baignoire et s'agite sans cesse, si bien qu'il est difficile d'en voir avec précision la forme. Elle est composée d'un corps oblong, prolongé en haut et en bas de tentacules boursouflés, de la même largeur que le corps, de telle manière qu'on ne peut déterminer exactement où commencent les tentacules et où s’arrête le corps. Deux autres tentacules plus petits sont disposés perpendiculairement au corps. De sorte que la bête a la forme d'une épaisse croix de chair. Sa peau est entièrement lisse et l'homme n'aperçoit ni œil ni bouche ni aucun autre orifice sur toute la créature.
La chose paraît si anormale et malsaine, avec ses extrémités de chair adipeuse qui s'agitent en désordre au fond de la baignoire, que l'homme ne peut s'empêcher d'étouffer un violent haut-le-cœur. Plié en deux de dégoût, un filet de bile pendant à ses lèvres, il détourne les yeux et écarte les bras pour tenter de conserver son équilibre. Sa main heurte alors le pied d'une des lampes. L'homme s'en saisit instinctivement et tire dessus, jusqu'à faire claquer le câble et tomber l'abat-jour. Dans sa main, le pied en fonte paraît lourd et juste assez contondant pour la tâche qu'il lui réserve. Sans hésiter, l'homme abat avec violence son arme de fortune sur la créature. Le coup provoque un bruit écœurant. Un hématome violacé apparaît rapidement sur la peau de la bête. L'homme frappe, encore et encore. A chaque coup, la créature s'agite un peu plus. Elle n’émet aucun cri. La peau ne tarde pas à céder pour laisser s'échapper du sang très sombre et très épais. Les coups pleuvent sur la bête, qui finit par ne plus bouger.
Haletant, l'homme laisse tomber au sol son arme. Il fait peur à voir. Son corps est zébré de longues projections noires. Son visage est déformé par le dégoût et la haine. Ses yeux, perdus au fonds d'orbites creusées de fatigue, contemplent le carnage. Au fond de la baignoire, la créature gît, enfin inanimée, le corps parcouru de plaies béantes d'où suinte du sang huileux.

Les tentacules se redressent dans un dernier soubresaut avant de retomber mollement contre le carrelage, et commencent à s'estomper lentement. Incrédule, l'homme assiste à la disparition progressive de la créature, qui semble prendre la forme d'un léger voile de brume, avant de se confondre peu à peu avec l'air. Jusqu'à son entière dissipation. Ne reste au fond de la baignoire que le sang, qui achève de se mélanger avec l'espèce d'huile dans laquelle baignait la chose. Mais déjà voici que ces liquides s'enfuient par la bonde rouillée.
Plus rien ne subsiste de l'affrontement qui permette à l'homme de croire à sa réalité. Abasourdi et ensommeillé, il renonce à comprendre et tourne déjà le dos à la baignoire pour regagner le lit.
  
       Mais voici qu'un autre bruit survient. Une sorte de bouillonnement liquide et rauque, nauséabond, pire encore que les chocs mous des tentacules. Un bruit de plomberie, qui ressemble à celui d'une immense baignoire qui se vide de son eau. Mais curieusement le bruit ne provient pas de la bonde de la baignoire, mais du plafond.
L'homme n'a que le temps de se retourner pour voir tomber dans la baignoire un ignoble arachnide, encore plus répugnant que la créature tentaculaire. Fait de la même chair pâle et d'à peu près la même taille, cette nouvelle créature peine à trouver appui sur le carrelage glissant. Ses huit pattes glissent dans le désordre le plus complet, et la créature, complètement désorientée, s'écroule au fond de la baignoire. Mais l'homme ne la regarde pas. Ce qui captive son attention c'est l'immense orifice noir en plein milieu du plafond, d'où est tombée la créature. Ça ressemble à un gros tuyau, encore suintant d'huile noirâtre. Comme une sorte de passage qui permettrait aux créatures de l'étage au dessus de tomber ici.
Étrangement, ce tuyau paraît familier à l'homme. Comme s'il l'avait déjà vu, ou s'il était à l'origine de sa venue ici.
Poussé par la curiosité, l'homme sort de la salle de bain laissant derrière lui l'énorme araignée de chair glisser dans la baignoire. Il est bien décidé à se rendre à l'étage supérieur pour tenter de comprendre d'où viennent ces monstres.
De retour dans le couloir, il ouvre chacune des portes dans l'espoir de tomber sur un escalier. Il y parvient à la dernière porte, qui donne sur une sorte de palier. La cage d'escalier, tout en bois miteux et en papier-peint jaunâtre gonflé d'humidité n'est guère en meilleur état que l'appartement dans lequel se trouvait l'homme. Mais, pas découragé par la décrépitude ambiante, l'homme grimpe les marches quatre à quatre.
L'étage supérieur est en bien meilleur état, et son aspect clinique et fraîchement nettoyé jure nettement avec le niveau inférieur.
L'homme se dirige vers la porte de l'appartement situé au-dessus de celui d'où il vient. La porte est ouverte, l'appartement semble désert. Mais, en lieu et place de la salle de bain, l'homme ne trouve qu'une pièce vide, traversée de part en part par l'énorme tuyau.
Sans attendre il retourne sur le palier et grimpe à l'étage supérieur.
Après trois étages identiques, où à chaque fois il constate que le tuyau continue de monter, il parvient enfin au dernier niveau. La propreté y est à présent irréprochable, et avec ses murs bleus et ses portes en aluminium brossé, cet étage à tout de l’hôpital.
L'homme se sent fébrile. Il sent que la vérité est toute proche, et que l'explication de la provenance de ces monstres est là, juste derrière cette porte.
La main sur la poignée, il attend de reprendre son souffle avant d'ouvrir. Son cœur bat la chamade. Prenant son courage à deux mains, il ouvre la porte et entre dans la pièce.
Une lumière crue baigne l'appartement. Aucune cloison ne vient délimiter l'une ou l'autre pièce. Sur toute la longueur de l'appartement s'étend une machinerie compliquée qui entoure le tuyau avant de le laisser s'enfoncer dans le sol. La machine émet des clignotement et des cliquètements bruyants comme dans un film de science fiction. Elle ne ressemble à rien de ce que l'homme connaît.
Tout au bout de la machine, une jeune fille est allongée sur un lit d’hôpital. Des électrodes relient son crâne à la machine.
Elle est très belle et semble complètement vulnérable. Sans qu'il ne se l'explique, l'homme est soudainement pris d'une incoercible envie de l'effrayer. 
Il s'approche alors vers elle, lentement. Il tend devant lui ses longs bras malingres et griffus, et se compose un visage d'horreur. Ce n'est pas très difficile pour lui avec ses yeux jaunes, ses profondes orbites de zombie et son teint blafard. Savourant l'effet qu'il est sûr de produire, il continue son approche.
C'est à cet instant que le jeune fille se réveille. Elle n'aperçoit pas tout de suite l'homme qui s'avance vers elle. Quand il est très proche, elle tourne la tête. Son visage se décompose alors en une expression de pure terreur et elle pousse un hurlement strident.
Un scientifique entre soudainement dans la pièce et, d'un geste rapide, appuie sur le bouton qui éteint la machine.

L'homme qui effrayait la jeune fille disparaît alors, ne laissant derrière lui qu'un peu de cette huile noire, qui rejoindra la bonde de la baignoire.

« Ce n'est pas au point, il y en a encore un qui a réussi à remonter ! » dit alors le scientifique à la petite fille « encore quelques réglages et tu pourra dormir sans cauchemars ! ».

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