Un
bruit mou retentit dans le noir. La lumière verte d'une enseigne au néon baigne
les murs de la chambre au travers de la fenêtre, et vient ramper jusque sur les
draps humides. Les jambes entortillées dans les draps et la peau luisante de
sueur, l'homme se redresse dans la pâle lueur. Tout autour de lui, l'obscurité.
Seule sa respiration haletante vient troubler le silence. Ses yeux scrutent la
nuit. L'oreille aux aguets, il tente de percevoir à nouveau le bruit qui l'a réveillé.
Rien ne se passe. L'homme se recouche.
Il tourne sur lui même, ce qui a pour effet d'emprisonner un peu plus ses
jambes, bouge encore un peu, puis se rendort.
Nouveau
bruit. Un claquement mou. Comme si un gros morceau de viande heurtait une
surface dure après une longue chute.
L'homme
se réveille à nouveau en sursaut. Cette fois il est bel et bien éveillé. Il se
débat un instant pour libérer ses jambes, puis pose ses pieds nus sur le sol.
Mal assuré, il se lève et regarde autour de lui. La pièce ne lui est pas
familière. Ses contours, noyés dans l'obscurité, le désorientent. Il envoie sa
main à la recherche du mur et d'un interrupteur, mais ne rencontre que du vide.
Il fait alors un pas maladroit sur le côté, puis un autre, jusqu'à ce qu'enfin
sa main rencontre le mur. Ses doigts heurtent la surface rugueuse d'un mur de
briques. Où est passé son papier-peint lisse et régulier ? Quelle est cette
chambre ? Où est-il ? Il ne peut répondre.
Le
bruit recommence soudain, plus fort, suivi d'autres bruits similaires.
A
force de tâtonnements l'homme parvient à trouver la poignée d'une porte.
Derrière
la porte, un couloir, plongé dans la même obscurité moite et verdâtre que la
chambre. Sur le mur, un interrupteur.
L'ampoule
nue éclabousse les murs de sa lumière crue. L'homme plisse les yeux et grimace.
Il attend que les taches lumineuses cessent de danser devant ses paupières.
Torse
nu, l'homme se trouve dans un couloir plutôt dégueulasse. Il ne sait pas où il
est, comment il est arrivé ici, ni même qui il est vraiment en fait. Mais ses
sens sont encore trop émoussés par le sommeil pour prendre en compte la
situation dans son ensemble. Tout ce qui importe, c'est identifier et faire
cesser le bruit pour pouvoir dormir à nouveau.
«
Dormir à nouveau », les mots sonnent
comme une promesse dans l'esprit de l'homme, et il sourit à cette idée.
Mais
les bruits repartent de plus belle et son visage se renfrogne.
Cela
semble venir de la porte à sa droite.
L'homme
colle son oreille contre le bois. Le bruit lui parvient, plus fort. Plus écœurant aussi. C'est un bruit presque
organique, un bruit d'animal nu qui se cogne. L'homme n'aime pas ce bruit.
Il ouvre la porte,
tâtonne le mur, trouve l'interrupteur et allume. La lumière envahit la pièce, c'est
une salle de bain. Le long d'un mur un évier et des toilettes en piteux état
font face à une grande baignoire. Au fond, deux grosses lampes en fonte
dispensent une lumière chiche et hésitante. Le carrelage, vert et blanc, est
émaillé et par endroit des plaques entières manquent. L'évier est couvert de
rouille et de calcaire. Et le miroir, flou et trompeur, renvoie à l'homme le
reflet d'une pauvre créature maigrichonne et blême.
Pendant
un instant, rien ne bouge.
Puis,
en même temps que le bruit recommence, le rideau de la baignoire s'agite par à-coups secs. Comme si quelque chose, ou quelqu'un tentait de l'arracher depuis
le fond de la baignoire.
L'homme s'approche et
tente de le tirer vers lui. Sans succès, le rideau semble comme bloqué par une
masse. L'homme tire plus fort, mais rien n'y fait. Les soubresauts du rideau
deviennent si violents qu'ils se transmettent à son bras. Et soudain, alors
qu'il s’apprêtait à le lâcher, le rideau cède. Les anneaux qui le soutiennent
claquent l'un après l'autre, et il tombe mollement.
Au
fond de la baignoire, plongé dans un liquide noir et huileux, quelque chose
s'agite.
L'homme n'a jamais
rien vu de tel.
La
créature est grosse et rose comme un porc. Elle prend toute la place disponible
dans la baignoire et s'agite sans cesse, si bien qu'il est difficile d'en voir
avec précision la forme. Elle est composée d'un corps oblong, prolongé en haut
et en bas de tentacules boursouflés, de la même largeur que le corps, de telle
manière qu'on ne peut déterminer exactement où commencent les tentacules et où
s’arrête le corps. Deux autres tentacules plus petits sont disposés
perpendiculairement au corps. De sorte que la bête a la forme d'une épaisse
croix de chair. Sa peau est entièrement lisse et l'homme n'aperçoit ni œil ni
bouche ni aucun autre orifice sur toute la créature.
La
chose paraît si anormale et malsaine, avec ses extrémités de chair adipeuse qui
s'agitent en désordre au fond de la baignoire, que l'homme ne peut s'empêcher
d'étouffer un violent haut-le-cœur. Plié en deux de dégoût, un filet de bile
pendant à ses lèvres, il détourne les yeux et écarte les bras pour tenter de
conserver son équilibre. Sa main heurte alors le pied d'une des lampes. L'homme
s'en saisit instinctivement et tire dessus, jusqu'à faire claquer le câble et
tomber l'abat-jour. Dans sa main, le pied en fonte paraît lourd et juste assez
contondant pour la tâche qu'il lui réserve. Sans hésiter, l'homme abat avec
violence son arme de fortune sur la créature. Le coup provoque un bruit
écœurant. Un hématome violacé apparaît rapidement sur la peau de la bête.
L'homme frappe, encore et encore. A chaque coup, la créature s'agite un peu plus.
Elle n’émet aucun cri. La peau ne tarde pas à céder pour laisser s'échapper du
sang très sombre et très épais. Les coups pleuvent sur la bête, qui finit par
ne plus bouger.
Haletant,
l'homme laisse tomber au sol son arme. Il fait peur à voir. Son corps est zébré
de longues projections noires. Son visage est déformé par le dégoût et la
haine. Ses yeux, perdus au fonds d'orbites creusées de fatigue, contemplent le
carnage. Au fond de la baignoire, la créature gît, enfin inanimée, le corps
parcouru de plaies béantes d'où suinte du sang huileux.
Les
tentacules se redressent dans un dernier soubresaut avant de retomber mollement
contre le carrelage, et commencent à s'estomper lentement. Incrédule, l'homme
assiste à la disparition progressive de la créature, qui semble prendre la
forme d'un léger voile de brume, avant de se confondre peu à peu avec l'air.
Jusqu'à son entière dissipation. Ne reste au fond de la baignoire que le sang,
qui achève de se mélanger avec l'espèce d'huile dans laquelle baignait la
chose. Mais déjà voici que ces liquides s'enfuient par la bonde rouillée.
Plus
rien ne subsiste de l'affrontement qui permette à l'homme de croire à sa
réalité. Abasourdi et ensommeillé, il renonce à comprendre et tourne déjà le
dos à la baignoire pour regagner le lit.
Mais voici qu'un autre bruit survient.
Une sorte de bouillonnement liquide et rauque, nauséabond, pire encore que les
chocs mous des tentacules. Un bruit de plomberie, qui ressemble à celui d'une
immense baignoire qui se vide de son eau. Mais curieusement le bruit ne
provient pas de la bonde de la baignoire, mais du plafond.
L'homme
n'a que le temps de se retourner pour voir tomber dans la baignoire un ignoble
arachnide, encore plus répugnant que la créature tentaculaire. Fait de la même
chair pâle et d'à peu près la même taille, cette nouvelle créature peine à
trouver appui sur le carrelage glissant. Ses huit pattes glissent dans le
désordre le plus complet, et la créature, complètement désorientée, s'écroule
au fond de la baignoire. Mais l'homme ne la regarde pas. Ce qui captive son
attention c'est l'immense orifice noir en plein milieu du plafond, d'où est
tombée la créature. Ça ressemble à un gros tuyau, encore suintant d'huile
noirâtre. Comme une sorte de passage qui permettrait aux créatures de l'étage
au dessus de tomber ici.
Étrangement,
ce tuyau paraît familier à l'homme. Comme s'il l'avait déjà vu, ou s'il était à
l'origine de sa venue ici.
Poussé
par la curiosité, l'homme sort de la salle de bain laissant derrière lui
l'énorme araignée de chair glisser dans la baignoire. Il est bien décidé à se
rendre à l'étage supérieur pour tenter de comprendre d'où viennent ces
monstres.
De
retour dans le couloir, il ouvre chacune des portes dans l'espoir de tomber sur
un escalier. Il y parvient à la dernière porte, qui donne sur une sorte de
palier. La cage d'escalier, tout en bois miteux et en papier-peint jaunâtre
gonflé d'humidité n'est guère en meilleur état que l'appartement dans lequel se
trouvait l'homme. Mais, pas découragé par la décrépitude ambiante, l'homme
grimpe les marches quatre à quatre.
L'étage
supérieur est en bien meilleur état, et son aspect clinique et fraîchement
nettoyé jure nettement avec le niveau inférieur.
L'homme
se dirige vers la porte de l'appartement situé au-dessus de celui d'où il
vient. La porte est ouverte, l'appartement semble désert. Mais, en lieu et
place de la salle de bain, l'homme ne trouve qu'une pièce vide, traversée de
part en part par l'énorme tuyau.
Sans
attendre il retourne sur le palier et grimpe à l'étage supérieur.
Après
trois étages identiques, où à chaque fois il constate que le tuyau continue de
monter, il parvient enfin au dernier niveau. La propreté y est à présent
irréprochable, et avec ses murs bleus et ses portes en aluminium brossé, cet
étage à tout de l’hôpital.
L'homme
se sent fébrile. Il sent que la vérité est toute proche, et que l'explication
de la provenance de ces monstres est là, juste derrière cette porte.
La
main sur la poignée, il attend de reprendre son souffle avant d'ouvrir. Son
cœur bat la chamade. Prenant son courage à deux mains, il ouvre la porte et
entre dans la pièce.
Une
lumière crue baigne l'appartement. Aucune cloison ne vient délimiter l'une ou
l'autre pièce. Sur toute la longueur de l'appartement s'étend une machinerie
compliquée qui entoure le tuyau avant de le laisser s'enfoncer dans le sol. La
machine émet des clignotement et des cliquètements bruyants comme dans un film
de science fiction. Elle ne ressemble à rien de ce que l'homme connaît.
Tout
au bout de la machine, une jeune fille est allongée sur un lit d’hôpital. Des
électrodes relient son crâne à la machine.
Elle
est très belle et semble complètement vulnérable. Sans qu'il ne se l'explique,
l'homme est soudainement pris d'une incoercible envie de l'effrayer.
Il
s'approche alors vers elle, lentement. Il tend devant lui ses longs bras
malingres et griffus, et se compose un visage d'horreur. Ce n'est pas très
difficile pour lui avec ses yeux jaunes, ses profondes orbites de zombie et son
teint blafard. Savourant l'effet qu'il est sûr de produire, il continue son
approche.
C'est
à cet instant que le jeune fille se réveille. Elle n'aperçoit pas tout de suite
l'homme qui s'avance vers elle. Quand il est très proche, elle tourne la tête.
Son visage se décompose alors en une expression de pure terreur et elle pousse
un hurlement strident.
Un
scientifique entre soudainement dans la pièce et, d'un geste rapide, appuie sur
le bouton qui éteint la machine.
L'homme
qui effrayait la jeune fille disparaît alors, ne laissant derrière lui qu'un
peu de cette huile noire, qui rejoindra la bonde de la baignoire.
«
Ce n'est pas au point, il y en a encore un qui a réussi à remonter ! » dit
alors le scientifique à la petite fille « encore quelques réglages et tu pourra
dormir sans cauchemars ! ».
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