dimanche 23 août 2015

Forever Sands [Nosfé]



Sables Éternels

(Forever Sands)
by
Avery Fletcher

traduction par Nosfé Reverso.

Il n'y eut d'abord qu'une bourrasque, puis le vent se leva complètement. Et le bleu du ciel le céda à des teintes de safran, avant de disparaître et de se confondre avec les dunes.
Pris dans la tempête de sables, la caravane avançait, à l'aveugle. Les chameaux marchaient, imperturbables, de leur allure hautaine et nonchalante. Les hommes à leurs côtés évoluaient avec difficultés, les visages enfouis sous d'épaisses couches de tissus.
Le temps s'égrenait. La tempête ne s'apaisait pas et, pas après pas, bêtes et caravaniers s'éloignèrent sensiblement de ce qui était leur piste, cette route que normalement, ils suivaient d'instinct.
Le chameau de tête blatéra soudain, et stoppa. A sa suite, les autres l'imitèrent. Un homme se porta à sa hauteur et, parmi les suages de poussière orangés, comprit.
Il sentit le sable se dérober sous ses pieds, céder sous lui, et l'avaler bientôt jusqu'au genou. Le camélidé laissait échapper de nouveaux cris, rauques et pitoyables. Ses pattes avait déjà disparues sous la surface. L'homme appela ses compagnons, prit l'animal à la brides, tenta de l'amener à un sol plus ferme. Mais ceux-ci, comme les autres animaux derrière, s'enfonçaient également, pris dans le même piège.
Il poussa un cri. Une sensation glacée contre son mollet. Il lâcha l'animal qui, se débattant de plus belle, avait maintenant du sable jusqu'à garrot, et il enfonça ses bras dans la pâte mouvante qui l'engloutissait lentement.
La sensation de froid fut plus prégnante encore, et quand il ressortit ses mains, celles-ci étaient couverte d'une boue brune. De la vase, le limon d'un fleuve tout proche, peut-être même là, juste à côté, perdu derrière l'uniforme rideau jaune soulevé par la tempête. Et soudain, une sensation de piqûre, comme un aiguillon de feu parmi la viscosité glacée. Puis une autre, puis des dizaines, sur tout son corps, et des fourmillements, partout, leur succédant.
L'homme était maintenant enfoui jusqu'à la poitrine, tenant dans sa main une corde qui allait se perdre dans le sol. Il entendait les cris de ses compagnons, derrière, sans doute à se battre eux aussi avec ses sables mouvants, les râles des animaux, sentant le danger, mais déjà empêtrer dedans, et incapable de s'en dégager. Le froid de la vase prit le pas sur la chaleur du désert sur sa tête. L'homme dégagea sa bouche, sa poitrine oppressée. Il pris une dernière inspiration, une goulée d'air chaud, chargé de ce sable fin, grains minuscules et intrusifs, et se laissa avaler par le sol.


Un soleil rasant dardait les toits de la cité de ses rayons rougeoyants. Agum s'éveilla, repoussant la couverture à ses pieds, se leva, et enfila sa tunique, bordée de franges filées d'argent et ornée de plates de cuivre, symboles de son statut. Il asséna des coups de pieds à ses compagnons, encore allongés sur leurs paillasses de fortune. Bugash et Enlil se dressèrent à leurs tours, et, sans un mot, les trois jeunes hommes descendirent le raide escalier qui donnait directement sur la venelle en contrebas.
Les ruelles sales et poussiéreuses étaient encore plongées dans l'obscurité, abritées par les hautes murailles qui enserraient la cité, mais la population s'éveillait et commençait à les emplir d'une vie grouillante et puante, tant chacun en profitait également pour déverser son pot de la nuit. Agum et ses amis marchaient parmi la foule grossissante, et atteignirent bientôt une large place, plantée de palmiers, et entourée des mêmes sempiternels bâtiments de brique sèches, couverts d'une couche de bitume noirâtre. Des marchands installaient leurs étals, déroulant des nattes couvertes de victuailles. Les trois jeune hommes achetèrent une jarre de bière et, y plongeant chacun une paille de roseau, en sirotèrent le contenu, assis en tailleur à même le sol. 
«Prince Agum!»
La voix forte du vieux Mushezib portait toujours autant. Elle avait bien souvent effrayé Agum autrefois, quand celui-ci était encore son percepteur, mais là où le garçon avait gagné en courage et en confiance, le vieil homme s'évertuait à le considérer en enfant.
«Nous avons passé la nuit à vous chercher, dit-il en traversant la place, encadré de lanciers de la garde du palais. Sa majesté s'inquiète pour vous.»
«Dites à mon père que tant que les dieux fourniront à notre cité ce qu'il faut d'eau claire et de grains d'orge, j'aurai de la bière pour apaiser ma soif, et il n'aura pas à s'inquiéter pour moi!» répondit Agum, provoquant les rires de ses compagnons.
Mushezib se renfrogna.
«C'est n'est pas là l'attitude d'une personne de sang royal! Vous ne pouvez passer votre existence à jouer ainsi aux soudards!»
Le termes ne plu guère aux trois jeunes hommes, et Agum se leva pour faire face à son ancien maître.
«C'est à mon père que je dois d'être devenu un soldat, et d'avoir trouvé sur le champ de bataille des frères comme Bugash et Enlil! Si cela lui déplaît, il ne peut s'en prendre qu'à lui-même!»
C'était il y a quelques lunes. Ils avaient remontés la route du nord pour combattre les assyriens, qui menaçait toujours plus les routes commerciales de Babylone. Son père avait la tête des armées, et Agum combattait pour la première fois. Très vite, la cavalerie assyrienne avait défait la tête du l'armée babylonienne, et Agum se retrouva isolé, seul aux rennes de son char à deux chevaux. Défaisant les lanciers et frondeurs qui l'encerclaient, souillant la lame dorée du kopesh d'apparat qui lui avait été offert juste avant, Agum fut secourut par deux archers, deux jeunes hommes qui faisaient là leur service militaire, et, l'escortant à travers la cohue, ramenèrent le prince auprès des officiers qui s'étaient retranchés. Dès lors Bugash et Enlil lui étaient liés, ils étaient ses frères, et désertant les palais royaux, Agum passait le plus clair de son temps en leurs compagnies. Tous deux étaient grands de taille, mais là où Bugash était puissant, musculeux et large d'épaule, Enlil était fin, nerveux, élancé et agile comme une antilope.
Une manière pour lui de leur rendre hommage, là où son père, ce roi qui se réclamait de la générosité du dieu Marduk, ne les avait remercié que par une audience privée et un maigre supplément de solde.
Mushezib insista.
«Sa Majesté apprécierait également que vous participiez à la gouvernance. Vous voir présent aux cérémonie religieuses et aux audiences publiques...»
«Je n'ai que faire des dévots et des réclameurs de doléance!» lui répondit Agum
Les lanciers encerclaient maintenant les trois compagnons. Le percepteur semblait décidé à ce que le prince le suive, dut-il l'y forcer. 
Il y eut soudain une clameur, des cris.
D'instinct, tous s'étaient tournés vers l'angle opposé de la place. Là, un tumulte nouveau agitait la foule, qui s'ouvrit en deux devant un nuage de poussière. De celui-ci, affolé et écumant, tricotant en désordre sur ses longues pattes, déboula un dromadaire. L'animal s'arrêta, paniqué, pris dans la nasse de la population. Il blatérait sans cesse, comme enragé, mordant et ruant quiconque l'approchait. Nul ne parvenait à saisir ses rênes, ou à défaire son harnachement auquel était attaché un corps, pendu par le pied.
Bugash, sans crainte, écarta du revers de la main les lanciers, et s'approcha du camélidé. Le long cou de l'animal pivota, sa tête fonçant en direction du jeune soldat, le regard fou et prêt à mordre. Le soldat esquiva, la mâchoire claqua dans le vide. Un violent coup de poing saisit d'animal au menton. La tête chancela, comme en équilibre précaire et, immobile un instant, tout le dromadaire finit par s'effondrer, tel un pantin lâché par son marionnettiste. 
L'attroupement se referma sur l'animal inerte, et Bugash, toisant chacun de sa haute stature et affichant un sourire satisfait, rejoignit ses compagnons.
On libéra de corps inerte de son entrave. Le mot passa à travers la foule, et on appela après un guérisseur. Très vite, la tunique blanche, le crâne rasé et l’œil unique d'Ashemdeh apparurent. C'était un Asû, un apothicaire à la réputation peu enviable, qui était d'ailleurs devenu borgne par jugement, suite à la mort d'une patiente.  Il se pencha sur le corps empoussiéré du chamelier. 
«Par Gula!» s'écria-t-il en posant son regard sur les jambes nues de l'homme. Celles-ci étaient d'une maigreur étique, et couvertes de veinules brunes. Des veinules qui s'avérèrent être les sillages emplies de déjections laissés par de minuscules vers blancs qui circulaient là, dans l'épaisseur de la peau.
Ashemdeh détailla le corps sans vie, l'ausculta plus en détail. Puis il fit de même concernant le chameau, observant le pelage de ses pattes, englués de boue séchée, et parcourues, elles aussi, de ces mêmes vers blancs.
Puis il se redressa, épousseta ses genoux et apercevant Mushezib, vint dans sa direction pour lui souffler son diagnostic.
Il n'eut prononcer la moindre syllabe que le cadavre, derrière lui, s'anima soudain. Pris de convulsions, atteint de la même rage que sa monture avant lui, il se mit debout et, pantelant, de se jeter les badauds l'entourant, hurlant, griffant et mordant.
Bugash, de nouveau, avec une célérité que seul un long entraînement militaire avait pu lui donner, s'interposa, et saisissant de force la hampes qu'un des lanciers gardait pendante, il mit en garde l'homme. Dément, celui-ci se jeta sur lui, et vint s'empaler sur la lance. Le sang coula de son poitrail transpercé, trempant ses habits, dégoulinant jusqu'à la poussière du sol, mais l'homme demeurait conscient, et pire, sa rage en semblait redoubler. Ses pieds poussait encore sur le sol, et le fer perça son dos. A leurs tours, sous les cris effarés de la foule, les lanciers attaquèrent l'homme, et après de longues minutes d'agonie, prisonnier de ces épieux, il tomba à genoux, et expira.
«Il était mort, souffla Ashemdeh. il était mort! Le chameau a dû traîné son cadavre toute la nuit, guidé jusqu'ici par son seul instinct, mais l'homme... Je n'ai pas trouvé de plaie, ni de blessure, mais il était mort lorsqu'il est arrivé ici.»
Agum ne suivit pas la suite des échanges entre l’apothicaire et le percepteur. Une fascination malsaine le pris, et il ne put détacher son regard du cadavre hérissé de lances. Un mouvement, le poids du sang imprégnant le tissu, et le bras inerte se déplia. Les doigts crispés par la mort libérèrent un objet, qu'Agum ramassa.
C'était un petit cylindre de pierre, à la surface gravée. Un sceau. Agum exécuta une pression sur le rouleau et, le poussant, en imprima le motif sur le sable baigné de sang. Des dessins, et des inscriptions en cunéiformes.
Enlil vint au-dessus de lui. «C'est un contrat, lui indiqua le prince. Le sceau-cylindre détaille ce que transportait la caravane...»
Le jeune soldat lit à son tour l'empreinte sanglante, et écarquilla des yeux ronds.
«Un vrai trésor.» explicita Agum.

Les trois hommes remontaient la large artère que constituait la voie processionnelle. Parmi piétons, esclaves, marchands, prêtres aux cranes rasés ou soldats en armes, parmi chèvres se nourrissant d'immondices, moutons en troupeaux, mules et chameaux, ils marchaient en direction de l'enceinte extérieure de la ville, et ils atteignirent la porte nord, celle consacrée à Ishtar.
La muraille ornée de carreaux d'émail bleu brillait sous le soleil matinal en des reflets multiples, sa couleur se confondant avec le ciel d'un azur lourd, dénué de nuage. Les arches rondes se décoraient de figures jaunes, de bas-reliefs, d'alignements de roseaux stylisés, de lions, de taureaux, et du dragon Mushkhushu.
Il passèrent la première porte. Entre les deux arches successives, un espace, protégé des ardeurs du soleil, et où s'entassaient mendiants et infirmes, tendant la main à chaque passant, bénissant Marduk à chaque aumône.
Agum et ses compagnons les ignorèrent, et continuant leur chemin, passèrent la porte extérieure.Ils dépassèrent les environs du fleuve, là où celui-ci venait abreuver la cité. Les marécages et leur labyrinthe des canaux, accolés jusque sous les remparts. Des dizaines d'îlots, environnement luxuriant de palmiers dattiers, sous lesquels des huttes de roseaux, grandes nefs graciles, abritaient pécheurs et cultivateurs. Puis ils débouchèrent sur l'espace brûlant, vide, minéral, stérile du désert.
«Vous souhaitez me voir participer à la régence de la cité? Avait lancé le prince à Mushezib. Alors laissez-moi partir à la recherche de cette caravane que le désert à volé à mon père!»
Et les trois jeunes hommes s'étaient donc préparés, à la hâte, se chargeant d'outres d'eau en peau de chèvre, de quelques galettes d'épeautre et de dates sèches acheté sur le marché. Chacun avait harnaché son cheval, et s'était équipé d'un cheich et d'un bournou, en plus de leurs tuniques, pour se protéger tantôt de la brûlure du soleil, tantôt du froid des nuits désertiques.
Ils chevauchèrent tout le jour. Agum ressortait sans cesse le sceau-cylindre, le faisait jouer dans ses doigts, le détaillait du regard en pensant à tous les trésors dont il était garant: de l'or et de l'argent venant de la cité d'Assur, au nord, des turquoises, du lapi-lazuli et des spinelles des montagnes du Pamir...
Tandis qu'ils avançaient, la piste disparut sous leurs pas. Ici passaient traditionnellement quantité de caravanes, mais c'était pourtant comme si cette partie du monde était demeurée vierge de tout passage, comme si aucun marchand, aucun chamelier n'avait jamais ouvert de voie ici. Le vent soufflait, couvrant le monde d'un tapis de sables sans cesse renouvelé, les dunes bougeaient, montagnes nomades changeant le paysage...
Et puis il y avait le fleuve. Ils en apercevaient par moment les serpentements bordés de verdure, sillages au loin. Lui aussi bougeait. La nuit tombant, ils arrivèrent ainsi à un point où la piste fantôme disparaissait sous un oued. Bugash partit en éclaireur, en recherche de quelque trace au- delà de la ravine, en vain.
Ce fleuve nourricier, qui fertilisait le désert aride, était un dieu capricieux. Saisons après saisons, il s'asséchait pour renaître en d'autres lieux, en un torrent furieux dévorant le sol pour s'y creuser un nouveau lit, délaissant son ancien cour et les hommes qui avait pu construire leurs cités éphémères le long de celui-ci. Ainsi Uruk, au nord, n'était plus que spectres et ruines de briques crues depuis des siècles...
«Marduk veuille que cela n'arrive pas à Babylone.» pria Agum.
Bugash revenu, ils installèrent leur bivouac pour la nuit. On réunit quelques herbes à chameaux et du crottin séché en vue d'allumer un feu, mais à peine Agum avait-il heurté deux silex qu'un bruit sourd l'interrompit, faisant vibrer l'air comme le sol.
«Le fleuve...» souffla Enlil.
La nuit avait bleuit le désert, comme un reflet du monde au travers d'un saphir, et les formes qui s'y mouvaient étaient sombres et mal définies. Enlil s'était élancé en direction du grondement, et avait disparu parmi elles.
En toute hâte, Agum avait confectionné une torche, morceau d'étoffe bitumé au bout d'une masse, et l'avait allumée. A la lueur de celle-ci, les trois hommes se retrouvèrent, côtes à côtes, face à l'oued.
Le lit du fleuve était emplis, et mouvant. Mais en lieu et place d'une eau claire et courante rampait 
un amalgame gras et gluant.
«Par Tiamet» fit Enlil qui, signe de son angoisse, tenait son Kopesh au clair. Mêlés à la boue épaisse, des pièces de vêtements et d'armements, et des corps. Hommes, chameaux, chevaux, desséchés par la mort, os nus ou à peine couverts de parchemins de peau, entrailles noirs et secs comme des racines hors de terre. Une armée entière, figurines désarticulées charriées par le torrent.
«Des assyriens, constata Bugash d'une voix grave. Morts depuis longtemps.»
Puis, la vague macabre faiblit, se târit, laissant l'oued au désert et au silence de la nuit. Seul signe de son passage, une rigole figées et alluvionneuse, dans laquelle surnageait par dizaines de minuscules vers, couleur d'albâtre.

Les prémices d'une tempête les cueillirent au matin, avant même que le soleil se soit levé. Des bourrasques rasantes, soufflant bas le sable, faisant piaffer les chevaux d'anxiété.
«Nous allons remonter le cour du fleuve, annonça Agum. Si la caravane à été victime du même mal que l'armée que nous avons vu cette nuit, nous la trouverons.»
Ils longèrent donc le fleuve tari, marchant auprès de leurs montures, et ne voulant manquer le moindre indice.
Une boue, chargée des même larves livides, là était le lien. Là était le signe funeste qu'ils devaient rechercher.
Le Shamal soufflait, toujours plus puissant.
Au loin, émergeant du titanesque mur de poussière soulevé par la tempête, volutes de sables fermant tout horizon, on devinait de hautes formation noires. Des falaises rocheuses, semblables à de colossales colonnes, qui s'élevait au-dessus du désert. Le vent, s'insinuant au travers de ces rochers, sifflait et hurlait comme quelque monstre de légende.
Bientôt, la trace du fleuve disparut. Son lit s'estompa, comme absorbé, confondu avec le sol dans une même uniformité de poussière jaune. Les trois hommes stoppèrent, là s'arrêtant leur piste. D'instinct, Bugash avait porté la main à son épée. Certes, il y avait cette tempête approchante, mais la façon dont le cour d'eau s'évanouissait dans le sable n'avait rien de naturel, et tous ressentaient dans l'atmosphère quelque pesanteur maléfique, la menace latente d'un démon à l'affût...
Enlil jura soudain. Le sol se dérobait sous leurs pieds. Ils suffisait aux trois hommes et à leurs montures de rester quelques instants immobiles pour qu'ils s'enfoncent. Les chevaux piétinaient, soufflaient, naseaux et œil dilatés par une peur animale. Ils frappaient, et balançaient leurs sabots pour les débarrasser d'un sable étrangement collant.
Ils bougèrent donc, sentant sous leurs pas un sol toujours plus meuble et mouvant. Le désert, ici, n'était plus qu'un voile couvrant un limon chargé d'humidité.
«Le fleuve est sous terre» comprit Agum, et de deviner, se tortillant parmi les minuscule grains de silice, de nouveau, ces vers blancs qui parasitaient le corps du caravanier.
Alors, avant même qu'Agum puisse ordonner à ses compagnons de bouger, les chevaux ruèrent de concert. Dans un même hennissement, ils démontèrent leurs cavaliers et, Enlil s'accrochant encore à ses rênes, ils foncèrent au galop, fuyant la tempête et cet autre péril, indicible, qui  régnait en ce lieu.
Pied à terre, Agum et Bugash rassemblèrent leur affaires, ce qu'ils avaient sur eux et ce que leurs montures, dans leur fuite, avaient semés. Enlil revint, boitillant et tenant la précieuse outre d'eau.
Un éclair d'horreur traversa son regard.
Ce sol instable qu'ils piétinaient depuis plusieurs minutes, ces sables mouvants qui cachaient sans doute quelque marais et desquels semblaient issus les mystérieux vers qui avaient rendu fous chameau et chamelier, ce sol bougeait maintenant, comme si il était pris d'une vie propre. Des remous, des ondes, semblables aux vagues des lointaines mers, l'agitait, et évoluaient en se rapprochant des trois hommes. Tous avaient maintenant la lame au clair et, dos à dos, se préparait à l'assaut, quel qu'il soit.
La couche mêlé de sable et d'alluvion se perça de cent trous, et en émergea autant de figures hideuses. Des cadavres mouvants, revenus à la vie, équipés de casques coniques, de mailles épaisses, de hautes bottes, d'épées, de boucliers, de lances, d'arcs qu'Agum et ses compagnons ne connaissaient que trop bien. Des soldats assyriens. Exhalant de leurs corps décharnés les relents de viscères pourrissants, leurs visages ravagés par la mort, leurs blessures ouvertes suant de pus et couvertes de larves blanches, ils sortaient du sol, toujours plus nombreux, et resserraient leur étreinte sur les trois babyloniens, les encerclant.
La lame courbe du kopesh de Bugash fendit l'air, taillant de biais un premier corps. La bataille était lancé. Le bronze heurtait le bronze, s'enfonçait au travers des chairs décomposés. Les trois hommes se démenaient, leurs forces décuplés par la terreur, frappant avec rage sur ces êtres de toute manière déjà morts. Ils venaient en désordre, se fracassant sur la défense des babyloniens, retombant au sol d'où ils étaient venu en os et membres épars, plein de la pâte brune qui avait autrefois été leur sang. Des cris muets naissaient dans les gueules des créatures d'outre-tombe, et comme en réponse, d'autres sortaient des sables. Et partout, baignant dans ce sol gluant de sable, d'eau et de sang, sortant des corps mutilés pour regrimper sur d'autres, des milliers de vermisseaux blancs.. Enlil porta un coup vertical sur l'épaule d'un de ces assaillant qui avait été, dans une autre vie, un archer. La lame s'enfonça, fit tomber le bras puis, ricochant sur un os, s'y coinça. Le jeune homme se débattit, poussant toujours plus ses assaillants. Son kopesh disparut à sa vue, et il en fut réduit à prendre la lance d'un assyrien déjà tomber pour se défendre. De cette arme, il transperça corps après corps, voyant bientôt son épée courbe, là-bas, toujours plantée en travers de ce corps débile qui tibubait. Tout à l'idée de la récupérer, il s'enfonçait toujours plus loin dans la cohue de cadavre belliqueux, et ne se rendait pas compte du péril que représentait le fait de s'éloigner ainsi de ses deux compagnons.

«Enlil! Enlil!»
Tout en défaisant ennemi après ennemi après ennemi, Bugash recherchait son frère d'arme. Mais
la tempête était désormais sur eux, tout n'était que sable, et ses appels se perdaient parmi les bourrasques.
Agum, resté auprès du puissant soldat, cherchait une issue au combat. Les cadavres étaient toujours plus nombreux, et même si ils se battaient comme des lions, ils ne pouvaient les contenir ainsi indéfiniment. «les morts sont lents, et dénués de réflexes. Cette tempête les handicapent autant sinon plus que nous, peut-être n'y survivront-ils pas. Ils nous faut trouver un refuge, un asile...»
Il fit par de ces pensées à Bugash, mais celui-ci se refusait à fuir, voulant retrouver Enlil.
De longues minutes passèrent. Ils combattaient à l'aveugle, tranchant dans des lames oxydés qui semblait voler face à eux, des bras rongés par la putréfaction qui traversaient le rideau de poussière les entourant.
«Les roches noirs! Lança Agum à son compagnon. Allons nous y abriter en attendant que la tempête se calme!»
Bugash céda et, se frayant un chemin parmi la horde de mort-vivants, les deux hommes se dirigèrent, pas à pas, en direction des colonnes de pierres sombres. Ils longèrent une première falaise, pris dans des vents tourbillonnant, déviés par chaque fissures et anfractuosités, mais où, si les soldats cadavres commençaient à espacer leurs assauts, ils n'avaient nul abri.
Agum et Bugash marchèrent donc encore, jusque dan le goulet que formait les deux parois, et où la tempête semblait plus forte encore. A leurs pieds, le sable était ici étrangement frais, presque froid.
La roche noire, alors, s'ouvrait en une cavité, à l'abri des vents, comme un salle. Agum y entra, et sentit soudain le sol se dérober sous lui. Le sable coulait, poussé par son poids, et l'emportant lui et Bugash dans sa chute, les deux hommes se retrouvèrent dans la pénombre, et ce qui était l'entrée d'une caverne.
De la tempête qui régnait au dehors, il n'y avait plus que l'écho. Agum se saisit de la torche confectionné la veille, qu'il avait encore sur lui, et se mit au devoir de l'allumer.
Bugash, tel un fauve en cage, faisait les cent pas.
«Qu'est-ce donc que ces créatures? Demanda-t-il. A quelle sorcellerie a-t-on à faire? Comment Enlil va nous retrouver, ici? Agum!»
«Du calme, lui répondit le prince, des étincelles ayant rallumer l'étoupe. Je m'inquiète aussi pour Enlil, mais on ne peut risquer nos vies à tous les trois. Quant à cette armée... Il n'y a nulle sorcellerie là-dedans, j'en suis certain. Ce sont ces vers blancs, là...»
Tout en parlant, il promena sa torche près des parois de pierre. A la lueur des flammes apparurent des gravures. De grossiers caractères cunéiformes, semble-t-il taillés dans l'urgence, et dont le sens échappait en partie à Agum
«Ici règnent... les Démons des Sables Eternels.» interpréta-t-il.
«Que Marduk nous protège!» jura Bugash pour toute réponse. Il y eut un bruit de plongeon, d'éclaboussure. Agum tendit sa flamme dans sa direction, et trouva son compagnon barbotant dans un trou d'eau.
Le sol de la caverne formait là un creux en forme de marmite, assez grand pour contenir le solide guerrier dans son entier.
«J'ai vu quelqu'un! reprit-il en essuyant l'eau sur son visage. Il y a un homme...»
Bugash s'interrompit, auscultant ses bras. A la lueur des flammes, il se vit palpitant de toutes parts,  couvert de grouillantes petites larves livides. Il s'en débarrassa avec précipitation, mais de nouveaux vers apparaissaient sans cesse, grimpant sur lui avec obstination. Agum n'y prit pas garde, mais il était assailli de la même façon et, à peine avait-il repéré le premier de ces parasites qu'il en ressenti la morsure.
Il entrevit le ver s'insinuer dans sa peau, le ressentit passer dans ses chairs, y tracer son sillon, comme un fil de soie circulant là, malsain et doucereux. Il le perdit, paniqua. Bugash hurlait au milieu de gerbes d'eau. Les petites créatures blanches étaient sur lui, par milliers, elles le couvraient jusqu'aux épaules, le dévoraient de piqûres. Bientôt, elles pénétraient en lui par la gorge, le nez, les oreilles...
A son tour, Agum vit le visage. Des traits fins et augustes, impassibles parmi la pénombre. Il s'approcha, voulut dire quelques mots en direction de l'homme, mais se surprit à ne pas parvenir à articuler. Bugash, soudain, semblait loin, bien loin, trop loin, et ses cris, emplis de douleur et de rage, s'éteignaient lentement. La torche dans la main du prince pesait plus lourd, et sa flamme était glacée. Mais il le vit, clairement.
Ce qu'il avait pris pour un visage, noyé dans la pénombre, était un masque de pierre. Dans le grès lisse se dessinaient une face figé, des yeux vides, une barbe qui n'était qu'alignement de spirales pétrifiés, comme autant de nattes. Un masque funéraire, ainsi que les rites de certaines cités les imposaient.
Mais l'homme portant ce visage se déployait maintenant devant lui, avec une envergure colossale et une hauteur propre à lui faire heurter la voûte de la caverne, Ca n'était par un corps unique, mais un amas bouillonnant, sans cesse mouvant, sans cesse renouvelé, de ces vers blancs. Les larves bougeaient, s'accrochaient les unes aux autres, s'aggloméraient et, de concert, comme liées par une volonté empirique, constituaient bras et jambes, pattes et tentacules, autant de membres monstrueux que leur multitude leur permettait, et faisaient leurs ce visage de pierre.
Face à cette abomination qui s'élevait face à lui comme un géant menaçant, Agum ne put que tendre un bras maladroit, un kopesh tenu d'une main denuée de force, et tout en même temps, il laissa tomber torche et arme. Dans le claquement du métal contre la pierre, les ténèbres emplirent la caverne. Il s'était évanoui.

Il dormait, du sommeil d'un millier de vies. Prisonnier d'un corps perclus de douleurs, souffrant d'une soif inextinguible.
Cela ne dura qu'un instant, un éclair semblable à ceux que les dieux, dans leurs colères soudaines, faisaient naître. Mais la sensation marqua Agum.
Il était un de ces vers. Recroquevillé sur lui-même, inerte, momie à demi-vivante, couché parmi la multitude de son peuple. Tous, desséchés et minuscules, leurs chairs blanchâtres contractées, rigides, leur blancheur virant au jaunâtre.
Autant de grains de sables, hibernant dans l'obscurité.
Une éternité passa, et puis l'éveil.
De l'eau. Un mince filet de vie liquide, réanimant ses semblables, les gonflant d'une force nouvelle, leur redonnant souplesse, vigueur, et appétit.
Et puis de l'agitation. De hautes ombres. Les silhouettes de colosses, évoluant au-dessus d'eux, porteurs de flambeaux maléfiques, les foulant au pied.
Bientôt, les vers prirent possession de ces corps qui n'étaient pas leurs. Alors les géants se bâttèrent s'entretuèrent, et Agum sentit le goût de leur sang, mêlé à l'eau qui abreuvait les larves. L'un d'eux frappa la paroi de pierre, y gravant des signes qu'Agum ne reconnut plus.
Puis l'eau disparut, les corps devinrent squelettes, et une nouvelle éternité passa.
Il n'y avait plus que la colonie de vers. Infimes démons en attente , immortels sables vivants.

Enlil avait d'abord cru que ses yeux le trompait, qu'il était victime de quelque  mirage ou d'une illusion produite par son esprit harassé. Mais plus il avançait, plus sa vision se précisait, provoquant bientôt en lui une angoisse folle. Et, malgré son épuisement, malgré la chaleur écrasante, il se mit à courir.
Devant lui, l'horizon découpait le profil familier de Babylone, ses ombres dorés sur fond d'azur. Les créneaux fins des remparts, le bleu de la Porte d'Ishtar, Les hauteurs des palais royaux, les angles massifs de la ziggourat Etemenanki, le temple de Marduk, tutoyant le ciel...
Il était parvenu à contenir les assauts de l'armée de morts-vivants, et la tempête croissant en puissance, il n'avait plus eu qu'à se protéger des vents et à attendre.
Quand les vents se furent essoufflés, il ne trouva rien ni personne. Seul quelques vieux cadavres ensevelis, mais aucune trace du Prince ni de Bugash.
Il avait pensé, apercevant la ville devant lui, ne voir que les nuées stagnantes de quelques offrandes aux temples, ou de brûlis des paysans vivant en périphérie. Mais les panaches noirs qui s'élevaient encore étaient autrement plus épais et nombreux, et il prenaient naissance au cœur même de la ville.
«La cité est en feu.» ne cessait de se répéter le jeune homme. «La cité est en feu.»
Ses sandales heurtaient le sol, la sueur lui trempait le front. «La guerre, pensa-t-il. Les assyriens, ou les hittites. Ils ont attaqué la cité de mon père.»
Soudain, un mouvement, sur sa droite. Il était arrivé à ce point de la voie caravanière où celle-ci, s'approchant des marais bordant la cité, longeait le fleuve. Un mouvement... Enlil ralentit sa course. Un nuage noir et bourdonnant, au dessus du fleuve. Dans un vrombissement terrifiant, il se dispersa  en des millions de mouches qui voletèrent, tournèrent, et revinrent à leur point de départ.
La puanteur, jusque là écrasé par la chaleur du désert, parvint au jeune soldat en même temps que la vision.
Le lit du fleuve, comme ses abords, était parsemé de cadavres. Des corps allongés, massacrés, pour certains éventrés ou démembrés, dévorés de mouches et baignant dans une boue de sang séché ou traîné au bout d'un sillage de même humeur.
Des gens de Babylone, tous. Déchiquetés par quelque force barbare, par quelque entité sauvage et destructrice.
Enlil comprit en voyant certains des corps. Ils avaient tout les aspect de la mort, pourtant ils gesticulaient, rampaient piteusement, râlaient d'une voix muette. Et du limon figé qui tapissait les berges émergeaient d'autres corps, plus anciens, qu'il reconnut. Les cadavres assyriens qu'ils avaient vu passer, charrier par le fleuve, deux nuits plutôt.
La vague de boue macabre avait atteint la ville et avec elle, ses légions de petits vers corrupteurs.


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