La petite bulle de morve n’a cessé de gonfler et dégonfler. Elle a
fini par crever, dégageant le naseau, trou noir cerclé de croûtes séchées. Tête
en arrière, corps affalé.
Un temps incalculable s’est écoulé depuis la dernière prise de nourriture.
Le tuyau a été enfoncé d’un seul coup jusqu’au larynx, et la purée vitaminée a été
violemment déversée à l’intérieur, à pleine puissance, pendant quelques
secondes d’asphyxie. La femelle AA n’a pu reprendre sa respiration qu’une fois
l’embout retiré. Elle est restée prostrée, éclaboussée, l’estomac brûlant,
comme récuré à la chaux. Elle a lâché des chapelets de rots douloureux, acides,
mouillés de bave et de poix. Comme à chaque fois, elle a cru qu’elle allait
vomir. Plusieurs fois, elle a essayé de se forcer : elle s’est mise à
quatre pattes, le ventre énorme touchant le foin humide, elle s’est penchée, sa
bouche sans dents grande ouverte, et a craché, suinté la salive. Son ventre s’est
contracté rythmiquement. Pour rien. A chaque fois, les antivomitifs présents
dans la bouillie empêchaient de rendre. Rien n’est sorti de sa gueule, à part
quelques flocons d’avoine jaunâtres.
La femelle AA est alors demeuré appuyée dans un coin, contre le mur en
métal. Elle a étendu ses pattes sur la paille sale. La bête avait la face
noire, recouverte de crasse, avec comme seul espace blanc ses yeux révulsés qui
demeuraient fixes, jusqu’à l’aveuglement, sur le grand soleil du plafonnier.
Chevelure jamais peignée, mains sans doigts, bouche craquelée. Tétons dégouttant
de lait. Abdomen protubérant, dur. Nombril pointant, obscène.
AA n’a jamais vu le soleil. Toute sa vie a été passée dans un hangar, dans
une cellule d’un mètre sur un mètre. Le monde était délimité par le halo de la
lampe circulaire, au-dessus d’elle, lumière crue, mordante, arrêtant l’obscurité.
Le hangar était comme d’habitude saturé de cris, de meuglements, de feulements,
de couinements, mais la femelle AA ne les entend plus. Elle s’est concentrée
sur sa vie intérieure.
Ça bouge, là-dedans. Ça bouge derrière
la peau bombée et distendue.
Une longue étendue de temps auparavant, elle avait reçu la visite d’un Murabito. Il avait ouvert la porte de la
cage. Silhouette imposante, immense, pieds de caoutchouc, uniforme. AA : réaction
instinctive de peur. Il l’avait empoignée, renversée sur le dos, garottée par
des menottes plombées, lui avait écarté les jambes de force, les avaient également
garottées. Vulnérable, gigotante, glapissante, paniquée et ayant déféqué sous
elle, AA avait son sexe femelle exposé au Murabito. Alors le Murabito avait
fourré d’un seul coup son doigt ganté dans l’anus. Le col de l’utérus ainsi
immobilisé, il avait pu ainsi de l’autre main introduire sa seringue dans
la vulve de AA. L’inséminateur avait ensuite injecté au plus profond de la
matrice de la paillette de semence, encore chaude, tout juste décongelée au
bain-marie. Le Murabito avait ensuite retiré la grosse aiguille, l’avait essuyée,
avait détaché sa proie, l’avait projeté d’une bourrade dans un coin. La force des Murabito. Immense. Elle avait heurté le métal, et était
restée abasourdie, bavante, la conscience ankylosée, reprenant ancre par
cercles de douleur. Le Murabito avait claqué la porte de l’enclos.
Par la suite, le ventre de AA s’est arrondi. Elle était enceinte. Mais ce
qui grandissait dans son utérus n’était pas
de sa race, elle le sentait. Un foetus fortement charpenté, nerveux, noueux
comme un cep. Ce que les Murabito appelait la variété BBB : du bétail de
concours, des bêtes formidablement musculeuses et qui avaient peine à se
mouvoir. Merveilles de la sélection et de la manipulation génétiques, elles
donnaient de grandes quantités de chair consommable, bien plus que la femelle
AA n’aurait jamais pu fournir sur sa carcasse étique. AA, elle, ne servait que
de mère porteuse. Le foetus était gigantesque, elle sentait ses formes comme un
moule sous la peau, tête, bras, torse, chacun des coups de pieds du foetus BBB
crucifiait la femelle. Elle sentait que le petit être était prêt à déchirer le
nombril, ouvrir les chairs en deux comme une coquille de noix, arrachant la
pulpe et les organes... Jamais il ne pourrait naître de son sexe. Jamais. C’était impossible, l’outre de
son ventre était pleine à craquer. Elle avait par moment l’impression qu’elle allait
exploser, s’éparpiller, et qu’un bébé monstrueux, dense et noir allait atterrir
ensanglanté sur la paille, ses petits muscles palpitants sous la peau
visqueuse... Le parasite allait la crever.
Des pas. Un Murabito
revient. La femelle AA s’agite. Le géant est déjà à la porte, les gonds
grincent, la barrière pivote, AA veut fuir, mais elle est déjà saisie, plaquée
sur le dos, menottes plombées, piqûre dans le ventre. Anesthésiant. Avec célérité,
l’éleveur pratique une large incision directement dans l’abdomen. La peau se
fend d’un immense sourire qui saigne, vertical. Pas de douleur, mais AA hurle. Son bébé. Il n’est pas fini. Ils vont le
tuer ! Et elle veut retenir en elle l’être qu’elle avait voulu à toute
force rejeter de son corps l’instant d’avant. Mais c’est déjà trop tard :
le sang et le liquide amniotique mélangés giclent en bouillons par l’incision,
le Murabito plonge son énorme main dans le ventre ouvert, fouaille, agrippe et
tire. Du ventre béant il tire un morceau de chair secoué de spasmes. Une odeur âcre
et basique envahit l’air, elle contamine jusqu’à la lumière. La bouche de AA
est un gouffre, un cercle de nuit, sans dent, sa langue recourbée comme celle d’un
chat, palpite, les mains sans doigts gigotent comme des moufles. Le foetus est
déposé dans une couveuse transparente qui le gardera jusqu’à maturité. Ses bras
sont déjà enflés, prémisses d’un gonflement exponentiel des biceps. Ses jambes
sont tordues et galbées, son cou puissant, aussi large que la tête.
Hypertrophie. La marque des BBB.
Le Murabito à présent manie l’aiguille. Il recoud. Son visage est près de
celui de la femelle AA. Des yeux bleus, plissés, concentrés. Des yeux humains, à n’en pas douter. Une
goutte de sueur tombe sur le poitrail de la bête opérée. Il s’active à sa
besogne : l’aiguille recoud la césarienne, les doigts de l’éleveur
glissent un peu, la paille est humide de sang. La plaie est refermée. Deuxième
piqure.
Mon bébé. Mon bébé. Un affolement,
un cri primitifs saisissent la femelle. Le Murabito a défait les menottes. AA,
couverte de sanies et de sang, se précipite en avant. Mon bébé. Soudain, le ciel se déchire en une immensité de
douleur, excrucifiante, la chair grille, AA tombe à la renverse. Le bâton de foudre. Le Murabito a utilisé
le bâton de foudre. AA convulse. Ses mains de phoque s’ouvrent et se replient mécaniquement.
Mais par un horrible effort, elle se redresse et se jette contre la barrière.
De l’autre côté, le Murabito s’est déjà éloigné, poussant un chariot avec la couveuse
du petit BBB.
AA hurle. Elle ne peut pas parler, elle n’a pas l’usage du langage. Elle
secoue les barreaux de toutes ses forces, elle tend le cou pour tenter d’apercevoir
son enfant emporté.
Elle ne l’a pas vu, mais il frappe. Le deuxième Murabito abat sa matraque
de toutes ses forces sur les deux mains à découvert, broyant les phalanges. AA
a à peine le temps de réagir, un talon botté la frappe à la tempe. Elle s’écroule
dans son box, dans la paille souillée des restes de l’opération et de ses propres
déjections. La douleur irradie en concert ses métacarpiens brisés. Elle saigne
du front. Le deuxième Murabito est déjà parti.
La femelle AA gît, cuite de douleur. Mais cela n’est rien en comparaison de
la torture qui lentement monte de son ventre déchiré, recousu au gros fil, douleur
éblouissante, totalitaire. Elle se tordra, elle se tordra pendant des heures, mêlant
ses ululements de douleur à la symphonie des 1800 femelles AA parquées dans le
grand hangar. Avec un peu de chance et l’aide massive des antibiotiques, elle échappera
à la septicémie.
La nouvelle insémination BBB reste prévue pour elle dans 5 semaines.
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