samedi 3 novembre 2012

L'insomnie des éléphants [Diane]


L’insomnie des éléphants

« Me souvenir des morts, collecter l’ivoire, ça me tue. »
        
J’associe, à tort ou à raison, mon viol avec la mort de ma mère, dans le temps. Qu’il existe d’autres liens, sur d’autres plans, dans d’autres dimensions, entre ces deux affaires, c’est fort possible. Il m’est déjà difficile de dire ce que je crois savoir.  
         Je suis allée, il n’y a pas très longtemps, sur la tombe de ma mère. J’ai enlevé les vieilles fleurs, certainement posées par mon frère aîné ou par mon père, lors d’une précédente visite familiale à laquelle je n’ai pas été conviée. Mon père, bien que remarié, n’a pas oublié sa première femme. Où se trouvait à présent le corps de sa première femme. Il se trouvait là. Pourri sous terre, les os à vif aussi bien en été qu’en hiver, c’est bien qu’il n’oublie pas. Il ne peut pas, les enfants lui rappellent à son devoir. Les pères oublieraient sinon, même si c’est vrai que certains font des efforts. Mais j’ai nettoyé la tombe, et pour une raison que j’ignore, mon père n’a pas mis sur ce marbre sinistre les dates de naissance et de mort de ma mère, juste son prénom et son nom. Comme j’avais faim, je me suis assise sur la tombe, et j’ai croqué dans le panini que je venais d’acheter juste avant de pousser les grilles du cimetière. Le ciel était bleu avec quelques nuages. Il ne se passait rien de particulier ce jour-là, à part que je me suis rappelée, comment elle était morte. Elle était morte en un éclair. Un claquement de doigts. On avait diagnostiqué chez elle un mal, et ce mal en trois mois à peine l’a emportée, et je n’ai pas eu le temps de la voir partir ou de lui dire au revoir. Quand je dis « on » je parle bien entendu des médecins et des docteurs. Mon panini était bon, même si mon cul avait froid sur la pierre tombale de ma mère. Les fleurs fraîches avaient de l’allure, elles mettaient en valeur son nom, qui en lui portait l’histoire de sa naissance jusqu’à sa mort, histoire dont j’étais moi-même un chapitre vivant. C’est là que deux vieilles femmes qui passaient m’ont interpellée :
         - C’est une honte de voir ça, qu’est-ce que c’est que ça ? Vous n’avez aucun respect !
         Ce à quoi j’ai répondu, la bouche à moitié remplie de panini :
         - C’est ma mère, j’ai autant le droit de m’asseoir dessus que vous d’ignorer sa tombe en passant à côté. Vous devriez avoir honte d’ailleurs, c’était une femme remarquable.
         Les deux vieilles femmes, interloquées, ont poursuivi sans mot dire leur chemin, le long de la rangée F, pour atteindre la G, et d’autres personnes, voire des familles entières, m’ont regardée en train de mâchouiller mon sandwich sur la tombe de ma mère, mais pas une seule de ces personnes n’a osé m’interpeller comme les deux vieilles plus tôt. Plutôt, chez ces gens, c’était un questionnement qui se trouvait dans leurs yeux. Un écureuil est passé le long de la rangée, il fouillait dans les feuilles, et il a pris le reste de panini que je lui ai lancé pour le dévorer immédiatement. 
          En marchant plus tard entre les tombes, et en respirant le grand air froid de l’hiver, j’ai repensé aux larmes de mon père à la maison, et sa sidération en considérant que « maman était morte », il l’avait dit au présent, « maman est morte » et il le disait à ses enfants, et mon petit frère a pleuré, immédiatement, en apprenant la nouvelle, comme s’il avait reçu une gifle, une baffe au travers de la gueule. J’ai eu mal de le voir pleurer, peut-être plus que d’apprendre la mort de ma mère, qui était redoutée d’un instant à l’autre. Voilà, c’était fait. Mon petit frère avait déjà des allures d’homosexuel efféminé à cette époque, et son homosexualité s’est accentuée au cours de son adolescence, mais de manière plus masculine, papa n’était donc qu’à moitié déçu à ce sujet. Mais la sidération sur le visage de mon père, sa peur de nous le dire, « maman est morte », c’est une image qui m’est revenue, aucune déception visible dans ses traits dans le fait que maman était morte. Alors que j’envisageais de sortir du cimetière, ce pays des morts, parce qu’il fallait bien malheureusement que je me reconnecte au monde des vivants, je compris enfin la force colossale qu’il fallut à mon père, pour révéler à ses enfants que leur mère venait de mourir. Par chance, il y avait un monument aux morts pas loin, un horrible obélisque qui s’élevait étrangement bas, et qui avait été douloureusement dressé là en souvenir de quelques hommes qui étaient soi-disant tombés au combat et dont je n’avais aucun moyen de comprendre l’ampleur du sacrifice, même s’il paraissait que ma liberté dans son état actuel leur était entièrement due. J’ai bien ri devant les noms gravés dans la pierre, avec les dates précises de naissance et de mort, parce que, eux, personne ne leur apportait de fleurs fraîches.
         Ce n’est que plus tard, à une fête, après trois verres de whisky coca que l’association de la mort de ma mère avec mon viol s’est davantage précisée. Pour gagner un stupide pari organisé par Nicolas et sa touffe de cheveux bourgeoise, Nicolas la bourgeoise on l’appelait, j’ai roulé une pelle magistrale à Anne-Sophie. Ce fut une longue pelle, pleine, généreuse, offerte, ma poitrine contre sa poitrine, et mes mains baladeuses bientôt à essayer de la peloter dans tous les sens, nos jambes entremêlées. Je voulais voir jusqu’où la situation irait, c’était plutôt ça que de tester mes propres limites. Mes doigts ont tenté de lui ouvrir le pantalon, mais elle a eu un mouvement de recul et a refusé que je caresse son minou. Toutefois, j’ai gagné mon pari. Nicolas m’a traitée de gouine en me filant trois cents euros, le montant du pari. Il était dégoûté. Comme j’étais un peu ivre, j’ai regretté qu’elle ne m’ait pas laissée la doigter. Devant tout le monde, au fond de son pantalon. Sa bouche avait le même goût que le panini au cimetière.
         La mère de Nicolas avait toutes sortes d’objets religieux : des effigies de divinités hindoues, des petits bouddhas sardoniques, des œufs de Fabergé, des crucifiés sur les murs. Une petite statuette blanche de Ganesh sur une étagère me regardait de travers, ses yeux bougeaient littéralement, quelqu’un avait certainement rajouté quelque chose dans mon whisky coca. C’est là que j’ai monté des escaliers, la vision trouble, que j’ai ouvert la première porte qui se trouvait devant moi, que je suis entrée dans la pièce et que je me suis écroulée sur un lit recouvert de vestes. J’ai fouillé les poches, il y avait des portables et des clés. J’ai mélangé toutes les affaires des uns et des autres pour me détendre un peu, en les imaginant découvrir plus tard que leurs clés de voiture dans leur poche n’était en fait pas leurs clés de voiture.
         En riant, j’ai pensé que je devrais faire comme toutes ces jeunes femmes de mon âge à Paris, toutes ces petites, qui écrivent, et qui rêvent de révolutionner la littérature érotique. Les hommes d’un certain âge, dans leurs fraternités à siroter tous les alcools qui passent, adorent lire ces niaiseries, entre deux Michel Houellebecq ou deux albums d’Alizée. Anne-Sophie avait bien aimé ma langue contre la sienne, ma salive, mes seins contre les siens. Ses pointes se sont durcies bien plus vite que les miennes, ce qui prouvait bien que je n’étais pas lesbienne, comme mon petit frère qui lui était homosexuel à cent pour cent. Mais Anne-So… Cela ne faisait plus aucun doute, elle était faite pour brouter les femmes sur Terre, qu’elle l’accepte ou non. Sur ce tas de vestes, allongée sur le ventre, avec une nausée qui montait graduellement le long de mon œsophage, des milliers de pensées de cet ordre, absurde, me sont venues, lorsque je sentis des mains me caresser. Si deux petites vieilles étaient passées à ce moment-là, elles auraient été purement scandalisées. Les doigts caressaient mon sexe à travers mon pantalon. Des lèvres se déposaient délicatement sur ma nuque, et un poids, comme un corps, un autre corps que le mien, s’est fait sentir. J’ai tenté de me retourner, mais l’autre corps n’a pas voulu. Les mains ont appuyé sur ma tête, mon visage dans un manteau. C’était un corps masculin, des mains fortes. Alors dans un murmure, je lui ai dit de mettre un préservatif. « Au moins tu peux faire ça. » Sa petite voix comme un murmure a répondu : « ne t’inquiète pas j’ai pensé à tout ». Il a baissé mon pantalon, ma culotte, a mis son visage sur mon sexe et mon derrière. J’ai sursauté. C’était inhabituel. A visiter, un monument aux morts l’était moins.
         Il m’a pénétrée avec une infinie douceur, et j’ai bien entendu au bruit de frottement qu’il avait mis un préservatif. Dire que j’ai ressenti quelque chose de particulier serait mentir. Et je n’aime pas mentir, ma mère, qui par ailleurs me faisait des paninis le week-end, ainsi que des tartes aux pommes, je m’en souviens à présent, m’avait appris à dire la vérité, lorsque celle-ci était requise, avec la personne adéquate. C’est là qu’il s’est brusquement retiré pour tout décharger sur mes fesses, en visant à l’aide d’un mouvement de son bassin, que j’ai parfaitement senti. Je n’ai pas aimé, j’ai essayé de me retourner pour voir son visage mais il m’a mis une gifle en me disant de ne pas bouger. Alors je n’ai pas bougé, j’ai attendu qu’il parte, sans rien dire. Je me suis essuyée sur le caban noir très cher d’un des amis de Nicolas la Bourgeoise. Des larmes de crocodiles plein les yeux, j’ai quand même bien rigolé en imaginant le propriétaire du caban découvrir plus tard une grande tache suspecte d’un résidu inconnu et malodorant.  
         Dans la rue en rentrant chez moi, les fesses collantes, j’ai eu faim, je me suis donc arrêtée à une sandwicherie tenue par un arabe en bas de chez moi. L’arabe qui a demandé « mademoiselle je vous sers un kébab » avait le nez crochu d’un juif, les yeux bleus d’un norvégien, et une étrange coupe afro. Il avait un accent anglais très pincé, c’était très étrange, son corps, le mélange. Il semblait venir d’ailleurs, et par ailleurs, je veux sous-entendre fortement d’un autre système solaire que le nôtre. J’ai failli lui rire au nez, mais j’ai compris que c’était certainement la drogue dans mon whisky coca que j’avais ingurgité qui faisait encore effet. Et qui déformait son visage. Pour preuves, toutes les voitures dans la rue étaient de la même marque allemande, et toutes étaient noires, avec les mêmes sièges rouges à l’intérieur. Comme si le IIIème Reich investissait les rues où se trouvaient des Apple Store.
         Une fois dans mon studio je me suis promis de ne plus mettre les pieds au cimetière. Cela m’entraînait trop loin, trop loin dans mes pensées, même si au final, un bon kébab réconfortait toujours plus qu’un roman de Victor Hugo. J’ai pris une douche, en me rappelant que ma mère mettait de la cannelle sur ses tartes aux pommes. Et qu’elle aimait se promener, aller au cinéma, ou regarder la télévision avec moi. Des paninis pour une fringale entre deux, mais arrivée je ne sais pas comment sous la douche, je compris que me laisser abuser pendant la soirée de Nicolas la bourgeoise, découlait de ce qui s’était produit juste après l’horrible visage sidéré de mon père, lorsqu’il avait appris la nouvelle à ses enfants. Cela remontait à des années. Encore sous l’effet de la drogue, une peinture de gargouille dans ma chambre s’anima, sortit de son cadre blanc. Elle laissait tomber sur le sol de la peinture grise boueuse à chacun de ses pas. Dans le noir seuls ses yeux rouges incandescents étaient perceptibles, ainsi que l’esquisse de ses sourcils diaboliques et son nez crochu. Elle vint s’allonger à côté de moi dans mon lit, en me regardant calmement, je pleurais de fatigue, le sommeil ne venait pas après des heures. Pleurer, j’ai toujours considéré que c’était mieux de le faire tout au fond de son lit, ou alors dans un texte à vocation érotique pour que les pleurs ne se voient pas réellement, qu’ils se ressentent plus, comme un appel tacite avec le lecteur, qu’ils comprennent sans l’avoir lu que la personne qui écrit possède un système nerveux et un système sanguin tout comme lui. Les cimetières ne sont pas les meilleurs endroits pour pleurer. Ils sont assez comparables à la restauration rapide, pour casser la croûte avant de retourner au boulot, ou alors donner de la nourriture aux écureuils pour ne pas choquer les vieilles dames attristées qui passent, la tête un peu basse, et la mine concernée, respecter le jour des morts.

****

         J’étais bien jeune en réalité, bien trop jeune, pour connaître cela, et par jeune j’entends évidemment autre chose que ma date de naissance, ou la date à laquelle la chose s’est produite, j’étais juste trop jeune dans ma tête pour pouvoir résister, et par tête j’entends bien sûr autre chose que cerveau, cerveau qui a d’ailleurs connu quelques dérèglements durant l’enfance, avec à l’âge de quatre ans toutes ces convulsions qu’on n’arrivait pas à comprendre, dont on ne parvenait pas à en saisir la cause. Quand je dis « on » je parle bien entendu des médecins et des docteurs. Qui m’ont fait subir une batterie d’examens. Mais tout ce que je peux dire, c’est qu’il était bien plus fort que moi, qu’il a mis ma tête entre ses mains, qu’il a appuyé fort, de tout son poids, et que j’ai pensé que j’allais mourir sur le coup, et que j’ai eu très peur. Et je me souviens parfaitement, très clairement, de ces pensées qui m’ont traversée alors. J’ai toujours eu une très bonne mémoire, surtout des visages, et des mains. Des années avant cet événement, lorsque mon père est rentré, livide, avec la sidération, cette sidération sur le visage, avant qu’il nous apprenne que maman venait de mourir, je n’ai pas eu peur. J’ai eu un sentiment qui a provoqué une sensation de vertige et de chute, et ensuite de libération. Enfin, c’était arrivé. Enfin, c’était fait. On pouvait arrêter de retenir notre respiration maintenant. Ce fut long. C’est arrivé si vite.
         De l’argile recouvrait le côté du lit où je ne dors jamais. Le cadre était entièrement blanc. Les traces de pas menaient jusqu’au balcon. La gargouille était perchée sur mon balcon, elle prenait le soleil les yeux mi-clos, elle semblait décontractée. J’ai immédiatement cherché dans Google les conséquences d’un mauvais trip qui dure, et aussi sur la folie comment elle se déclarait chez les jeunes femmes de mon âge. Je n’ai obtenu que des résultats absurdes sur l’érotomanie mystique, alors j’ai végété devant mon écran en avalant une tablette entière de chocolat Poulain Noir Framboises.
  
         Je me souviens surtout de ses mains, énormes, gigantesques, qui semblaient pouvoir recouvrir tout mon visage, voire plus, et de sa réputation de Zorro dans son travail, d’ailleurs c’était un travail social, en contact avec ce qu’il appelait d’un ton de Monseigneur « les gens », personne n’a envie dans la vie de devenir un cas social, les cas sociaux ont eux-mêmes leurs têtes pour désigner des cas sociaux qui se trouvent en dessous d’eux dans l’échelle de la caserie sociale. Dans l’échelle des valeurs, ma gargouille à qui j’avais donné la vie faisait de moi une chose à ranger dans une case sociale, celle des dégénérés à enfermer, on enfermait des personnes pour moins que leur folie parfois. Un peu effrayée, j’ai observé ma gargouille sur mon balcon prendre le soleil encore. Elle tournait la tête très lentement, à droite, à gauche. Regardait le temps passer. Une mésange avec une brindille dans le bec s’est posée juste à côté de cette créature. Elle agitait la tête dans tous les sens, très vite, par à-coups, typique des oiseaux. Curieuse du monstre. Le petit oiseau n’avait pas peur de ma peinture qui prenait vie au soleil, comme si elle se cuisait davantage, par nécessité.
        
         J’ai rejoint plus tard Hervé dans un café où ils servaient de succulents chocolats chauds. Beaucoup de gens buvaient des bières en revanche. Il avait le nez plongé dans son portable, tapait quelque chose sur l’écran tout sale. Je lui ai parlé de mes souvenirs, provoqués par ma dernière visite à ma mère au cimetière, sur sa pierre tombale me recueillir, histoire de lui dire bonjour. Je lui ai demandé s’il trouvait indécent d’avoir mangé un panini sur la tombe de ma mère, il m’a répondu que non, que c’était la réaction des vieilles dames qui avait été indécente. J’étais pleinement d’accord et donc soulagée de ne pas avoir été en tort sur le coup. Hervé continuait d’avoir son nez immense dans son écran, son fond d’écran d’ailleurs c’était un loup qui hurlait à la pleine lune. Mais il m’écoutait, tout en regardant ses mails, son Facebook, son Twitter, les dernières nouveautés sur Youtube, Instagram, son compte sur Evernote aussi. Je lui ai dit à moitié en pleurs que ma peinture avait pris vie, qu’elle s’était allongée à côté de moi, et qu’ensuite elle s’était fait dorer les steaks sur mon balcon. Il m’a regardée, effaré, en me demandant si j’étais réellement sérieuse. C’était un problème récurrent, personne ne me prenait au sérieux, ou alors on me prenait trop au sérieux. C’était frustrant et assez injuste. Pas loin de nous, Lille, Place du Général-de-Gaulle, sous l’œil estomaqué de la colonne de la Déesse, ils avaient cru bon d’accrocher des arbres à l’envers, quelqu’un m’avait dit que c’était de l’art, j’avais répondu que les balayeurs de rue allaient avoir des extras. J’ai dit à Hervé que j’étais sérieuse à cent pour cent, que j’aimerais ne pas l’être, sérieuse, mais que je n’ai pas ce luxe en général, que je ne parviens pas à l’avoir, même lorsque je suis ironique avec les choses en réalité mon noyau central est on ne peut plus sérieux, l’arrogance d’une déesse justement, l’arrogance de ce qui ne peut mourir. Hervé m’a scrutée une vingtaine de secondes et m’a demandée finalement : « Attends reprends depuis le début… de quoi est-ce que tu parles ? »

         Je n’ai pas été la seule. D’autres jeunes filles aussi ont été signées dans leur peau par les mains et le sexe de Zorro. Signées d’un Z qui voulait dire zinzin, leur avenir tout tracé dans cette voie, assurément. Un bandit, une canaille de bas étage qui travaillait dans le social. Au contact des gens. Pour les aider, leur apporter une aide. Sociale, cadrée. Avec des règles, extrêmement précises selon les situations, avec des procédures. Supposées faire de leur mieux. Zorro son masque, son visage, avec ses grosses mains. Le sauveur, le héros, contre la loi mais avec à deux cent pour cent, la répression. Ses grosses mains qui écrasaient ma tête pendant qu’il se frayait une issue dans mon entrejambe de jeune fille, personne ne lui avait donné la permission, Google Map n’existait pas encore à l’époque ou alors il n’était pas publique, l’endroit n’était pas localisé, je ne l’avais pas encore localisé moi-même, il s’était dit oui à lui-même. Son GPS détraqué. Trompé de route. De temps. Pendant que je disais non il prenait son pied. Il se disait oui. Ils se disent toujours oui devant le miroir, tellement ils sont bons, comme Al Pacino quand il s’entraîne pour jouer un rôle. Pendant que j’allais mourir, il s’amusait. De l’autre côté du miroir je lui ai arraché le cœur et j’ai pressé jusqu’à ce qu’il disparaisse. J’ai fait ça un nombre incalculable de fois, honnêtement je le fais encore. Les potions ça se travaille.
  
         Cette autre jeune fille, une blonde, un an plus jeune que moi a eu de la chance de mon point de vue, il l’a forcée à lui faire une seule fellation. Ce qui est toujours bon à prendre. Quand je l’ai vue la première fois, elle était blonde donc, toute rose, les yeux bleus, les cheveux courts, le regard constamment baissé, le dos voûté, un gros blouson bleu clair sur elle. C’était le parfait cliché de la jeune victime de viol, et elle n’arrivait plus à suivre sa scolarité désormais, elle avait peur de sortir de chez elle. Et ne se brossait plus les dents non plus depuis ce qui lui était arrivé. Elle ne parlait pas beaucoup mais pour prévenir je lui ai proposé quelques pastilles Freedent Fusion.
         Alors nous sommes allées au zoo, j’avais deux tickets. Lorsqu’ils ont fait entrer les éléphants (les lionnes rugissaient dans les cages), le clown sur scène a levé les bras en l’air vers le public, en disant que les éléphants, ça trompait énormément. Les enfants ont ri. Leur rire a provoqué le mien. L’autre victime a souri. Son visage se détendait lentement. Mais le clown a pris un air plus sinistre. Limite macabre. Saviez-vous, les enfants, que les éléphants ont, comme les hommes, beaucoup de mémoire ? Qu’ils possèdent des souvenirs ? Qu’ils n’oublient pas leurs morts ? Qu’ils reconnaissent les visages humains pendant des années ? Oh non bien sûr, tout ça ne se fait pas exactement comme chez nous, sous-entendu que chez nous c’est mieux. Mais chez eux, la trompe, c’est en images que ça se passe. Des pensées sous forme d’images, des souvenirs qui remontent à la surface, je devrais faire, vraiment, comme toutes ces jeunes signées sur le ventre de mon âge à Paris, toutes ces petites, qui écrivent, et qui rêvent de révolutionner la littérature érotique en racontant leurs expériences forcées, qu’elles n’ont pas vraiment voulues mais peut-être que si finalement, ambiance je t’aime moi non plus. Dommage que les éléphantes n’écrivent pas. Les éléphants d’un certain âge, dans leurs fraternités à siroter tous les alcools qui passent en agitant leurs esprits politiques, adorent lire ces niaiseries avant d’aller au lit, en état de transe, parfois dormir debout, comme le font les éléphants, c’est à se taper le ventre par terre quand on y pense. Et quand on y pense, on n’a jamais vu de mémoire d’homme un éléphant se rendre dans un cimetière le jour de la Toussaint.

         C’est là que j’associe la mort de ma mère avec mon viol. La sidération de mon père, je l’ai revue des années plus tard, après ma rencontre avec Zorro. Le sauveur des cas désespérés. Car après l’avoir rencontré, je me suis vue dans le miroir, avant que je ne passe de l’autre côté pour toujours, et j’ai vu la même sidération sur mon visage. Que dans le visage de mon père, le jour de la mort de ma mère. Maman est morte. Mon petit frère qui pleure. La même. Cette espèce de chose grave qui s’installe dans votre être pour ne plus jamais vous quitter et qui vous donne l’arrogance de l’expérience, comme si vue de la colonne de la Déesse, des arbres accrochés à l’envers à Lille pour l’exposition, ç’allait ravir les balayeurs de rue, issus de cas sociaux qui ont réussi à se démerder seuls, sans Zorro pour leur enseigner quelque chose derrière. Cette espèce de chose grave vous dégoûte profondément, mais ce n’est rien comparé au dégoût qu’elle inspire aux autres, qui vous le font bien sentir. Hervé pense que c’est d’ailleurs ainsi qu’on peut jouir, provoquer le dégoût, sans qu’il y ait de rationalité à la chose. L’autre jour je l’ai vu main dans la main avec une personne, étrange, très malsaine, androgyne, mais je ne savais pas exactement dans quel sens. Garçon version fille ? Fille version garçon ? Peut-être les deux en même temps. Ils passaient dans ma rue en bas de chez moi, alors que je faisais une croûte en regardant par la fenêtre, car je sais faire deux choses en même temps sans en avoir l’air. A ma nièce, mon neveu ou pendant que je garde des enfants d’étrangers, j’ai toujours su leur raconter deux histoires en une seule par exemple, sans qu’ils s’en aperçoivent. A Hervé, je lui ai immédiatement envoyé un message, pour lui demander c’était qui, c’était quoi, la créature accrochée à son bras. Il m’a répondu que cette créature était son amour du moment, et que cet amour s’appelait Dominique.
        
         A mon retour dans mon studio, la gargouille n’était plus là. Des ailes avaient dû lui pousser dans le dos, elle avait dû en profiter pour s’enfuir. Plus tard, j’ai croqué un panini en ouvrant pour la première fois de ma vie un compte Facebook. Mon prof d’art a publié une vidéo de lui, en train de peindre une vaste étendue, qui s’offrait à son regard. Mais la vidéo a été bloquée ensuite parce qu’il avait utilisé une bande sonore non libre de droits. Sur Facebook, je n’y suis pas retournée depuis. Hervé a raconté la mort d’un de ses amis au téléphone. Un drogué. Un cas social. Beaucoup de gens biens aident les cas sociaux. Personne n’a aidé ce garçon. Qui a été retrouvé dans son appartement mort. Il était mort nu, debout, contre un mur. Mais complètement mort, rigide, et son corps sentait la pourriture, une flaque marron/verdâtre à ses pieds, ça dégoulinait le long de ses cuisses. C’était à cause de l’odeur que les voisins ont alerté la police. Mourir debout, même si c’est la tête face à un mur, le front qui touche, c’est moche. Quelques temps plus tard, j’ai rencontré Paul à Strasbourg, j’ai vu ma gargouille voler dans le ciel alsacien, et s’accrocher à la cathédrale, car j’aime beaucoup les cathédrales, et j’en ai visité beaucoup de par le monde, avec Google Map c’est pratique. Paul n’est pas dégoûté par la gravité qui s’est installée en moi, je crois même que c’est une chose qu’il apprécie. De ne pas savoir vraiment si je suis dans le camp de la vérité ou dans celui du mensonge. En revanche, il n’aime pas trop mes paninis. Je n’ai pas osé lui parler de l’épisode de la gargouille, je garde des cartouches pour plus tard. J’ai refait sa garde-robe, qui était un parfait désastre. Faut dire qu’il vient d’un milieu social plus populaire que le mien. Personne ne lui avait dit qu’il était autorisé d’avoir des goûts superficiels. Ce n’est pas de sa faute, ni de la mienne. Quand je lui montre des photos de ma mère, il me dit que je lui ressemble, qu’elle est très belle. Je me sens alors nostalgique et loin d’être à la hauteur de ma maman, que je chérissais tant quand j’étais enfant comme la plupart des enfants chérissent leur maman, pour ceux qui ont eu la chance d’en avoir une bien. Me souvenir des morts, collecter l’ivoire, ça me tue. Pour me reprendre, je lui signale qu’il a raison, que j’apprécie qu’il ait fait attention, elle était très belle. Ma mère mettait de la cannelle sur ses tartes aux pommes. Elle aimait se promener, aller au cinéma, ou regarder la télévision avec moi. C’était une femme remarquable.







NB : le début du texte reprend et détourne pour son propre intérêt l’incipit de Premier Amour de Samuel Beckett.


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