Assis sur la banquette arrière, Gavin regardait le paysage défiler tandis que la voiture s'enfonçait à toute vitesse dans la campagne anglaise. Il faisait froid, et les arbres nus tendaient leurs branches griffues haut dans le ciel comme pour tenter d'attraper les premiers rayons du soleil. La silhouette sombre et trapue de l’hôpital était déjà très loin derrière eux. Assis à l'avant, William se retourna et eut un large sourire à l'attention de Gavin. Puis il lui passa la cagoule de velours noir sur la tête.
« Tu n'as pas encore le droit de
voir où on va » dit-il.
La respiration de Gavin se fit plus
lourde sous l'épaisse étoffe. Il n'aimait pas trop ça. Tous ces rituels
initiatiques et ces bizutages n'étaient pour lui que de nouvelles manières de
l'humilier, et pour rien au monde il ne souhaitait subir ou infliger ces
cérémonies vexantes. Mais voilà, il était bien obligé de s'y conformer.
William, l'infirmier en chef de l'hôpital de Gatesborough le lui avait bien
fait comprendre. S'il ne s'y pliait pas, il vivrait l'enfer. Et Gavin s'y était
résigné. Malingre et roux, le regard fuyant comme pour afficher sa faiblesse,
Gavin avait toujours attiré les brimades durant sa scolarité, et il ne
s'étonnait pas que cela continue alors que sa vie professionnelle débutait à
peine. Son caractère n'était pas assez solide pour se révolter et il s'était
contenté d'endurer les vexations en attendant que ça passe.
La voiture s'arrêta. Les deux
infirmiers qui encadraient Gavin sur la banquette l'aidèrent à sortir. La
cagoule glissa et Gavin put apercevoir un paysage de forêt avant que sa vision
ne soit à nouveau occultée. L'air froid du matin traversait le velours et vint
picoter sa peau. Au loin, les bruits de la ville qui commençait à s'animer
perçaient le silence ouaté qui régnait sur la forêt. De temps à autre, un
oiseau timide lançait sa plainte stridente, faisant sursauter Gavin à chaque
fois. Il avait les nerfs à fleur de peau. Les autres le guidaient sur un chemin
en terre qui courait entre les arbres. Gavin pouvait les entendre ricaner et
glousser à chaque fois qu'il manquait de trébucher sur une racine. Au creux de
son ventre, il sentait une inquiétude encore vague qui enflait.
Un bruit de feuilles mortes foulées lui
apprit qu'il avait quitté le chemin. Il fit quelques pas, toujours aveugle, sur
un terrain plat et sans racines, vers ce qu'il devinait être une clairière.
Soudain ses pieds rencontrèrent une pierre. Les autres le stoppèrent. Il sentit
leur prise sur ses bras se raffermir. Ses mains furent tirées en arrière et
attachées grossièrement avec une corde. Gavin pouvait sentir le chanvre rêche
frotter contre sa peau. La cagoule lui fut brutalement arrachée et il fut
obligé de cligner un instant des yeux, aveuglé par la clarté soudaine. Il était
effectivement au milieu d'une large clairière entourée de grands arbres morts
et recouverts d'un lierre épais. Quelques rayons de soleil venaient percer le
couvert de la forêt et de la brume, nimbant la scène d'une atmosphère
religieuse. Face à Gavin se dressait une ruine constituée d'un amas de blocs de
granits envahis par les mousses et le lierre. L'assemblage de pierres
ressemblait à un autel placé au sommet d'une volée de marches. Tout autour de
l'autel, les membres de l'ordre des infirmiers contemplaient leur cadet. Ils
avaient revêtu des robes pourpres sur lesquelles étaient brodés les insignes de
Gatesborough et un caducée. William semblait être le leader de la petite
confrérie. Il invita Gavin à gravir les quelques marches. Il se trouvait
maintenant face à l'autel, au centre du cercle des initiés. Et William commença
à parler d'une voix grave et cérémonieuse : « Nous voici réunis
autour du tombeau de Saint Declan... » ce qui eut pour conséquence de
déclencher l'hilarité chez les autres membres de la confrérie. Il recommença
après avoir intimé le silence à ses compagnons : « Saint Declan
était... »
Sa voix s'était brisée et il riait lui
aussi. Tout le monde riait. Sauf Gavin. Il se sentait mal à l'aise. Les autres
le regardaient avec malice en s'esclaffant. Et soudain il entendit une voix
plus forte que les autres crier « LET'S FUCK ! ». Et avant qu'il
ne puisse comprendre ce que cela signifiait, il fut plaqué en avant. Plusieurs
mains solides lui maintinrent le buste contre la pierre de l'autel, tandis
qu'il sentait d'autres mains lui défaire sa ceinture et abaisser son pantalon.
William se coucha quasiment sur lui. Gavin pouvait sentir son sexe en érection
contre son corps. Le temps s'arrêta. Une violente douleur déchira quelque chose
en lui. Il ferma les yeux pour tenter d'étouffer ses larmes. Et soudain la
paroi de pierre céda devant lui. Comme au ralenti il pouvait voir les blocs de
granit se disjoindre et tomber dans le gouffre qui se creusait devant lui. Les
ténèbres l'engloutirent.
***
Vie,
Légende et Miracles de Monseigneur Saint Declàn (extraits), d’après Edred de Bosworth (1457). Copie
du manuscrit original, exposé dans le Grand Hall d'entrée de l’hôpital de
Gatesborough.
Saint Declàn, glorieux ami de Dieu,
guérisseur des pestilences, naquit en des temps fort anciens à Gatesborough,
autrefois Caerstede.
Ses parents étaient seigneurs terriens,
véritablement nobles de la noblesse du cœur. Ils étaient fort âgés et n'avaient
point d'enfants. Son père s'appelait Jehan. Sa mère, Dame Ansfride, pria le
Seigneur notre Dieu de lui donner un fils qui soit dévoué à sa cause. L'Ange du
Seigneur la visita et lui dit : « Ô Ansfride, sois certaine que tu recevras sa
grâce ». L'enfant eut, à la naissance, une croix rouge empreinte sur le côté
droit de son visage. Il fut baptisé du nom de Declàn.
Il perdit ses parents très jeune. Il
vendit alors tous ses biens, et fonda un monastère non loin de la ville de
Gatesborough. Or celle-ci était ravagée par une épidémie de peste.
Declàn se mit à soigner les malades et
à les guérir par le signe de la croix. De même fit-il à Worcestede qui, par
lui, fut délivrée de la peste. Là, il guérit également un infirme à qui il
redonna sa fonction à une jambe. Ce faisant il s'attira les jalousies de Duncan
de Loncester, évêque de Loncester qui l'accusa de recevoir grâce non pas du
Christ notre Seigneur mais du Malin.
Il fut alors soumis à la question et chassé
par ceux qu'il avait guéris et grande réflexion dut-il faire sur la guérison
véritable qui n'est pas celle du corps, mais de l'âme.
Il se réfugia dans la forêt. Pour
apaiser ses blessures, l'Ange du Seigneur fit jaillir une source.
Les Celtes, qui à ce temps là se
montraient fort belliqueux et avançaient en armes sur les terres du Sud,
trouvèrent Declàn dans la forêt et lui firent subir le martyre en raison de sa
marque à la joue.
L'Ange le réconforta au moment de sa
mort et une grande clarté inonda la forêt. On découvrit la croix rouge sur son
visage. Il fut enseveli solennellement dans un mausolée à l'endroit de sa mort
et un dispensaire fut érigé en son nom et il devint le Saint Patron de l'Ordre
des Infirmiers.
***
Gavin avait le torse couvert
d'écorchures et un goût épais dans la bouche. Il cracha de la terre et du sang
avant d'ouvrir les yeux. Maladroitement il se rhabilla en étouffant sa honte et
en considérant sa nouvelle situation. Il pouvait sentir des planches de bois
vermoulues sous ses mains. Au dessus de lui, les étoiles brillaient et la lune
jetait un éclat pâle jusque dans la cavité où il était tombé. La dalle de granit
qui surplombait l'autel avait finit par céder sous le poids des siècles et des
viols des infirmiers. Elle recouvrait un trou étroit et profond d'environ trois
ou quatre mètres. Gavin ne pourrait jamais atteindre la surface. Il n'avait pas
la force de grimper, et sur les parois la terre semblait friable. Il poussa un
soupir de désespoir. Quelqu'un lui répondit dans le noir. Gavin sursauta. Il
n'était pas seul. Impossible pourtant vu l'étroitesse du puits de tenir à deux
dedans... Gavin paniqua et essaya de grimper. Ses doigts ne réussirent qu'à
détacher des blocs de terre. Et quand il arrivait à s'élever de quelques
dizaines de centimètres, c'était pour retomber durement sur le sol de bois
pourri. C'est alors que ses doigts rencontrèrent une surface lisse et
poisseuse. C'était un visage. Il eut un vif mouvement de recul et sanglota de
peur. Blotti contre la paroi opposée, il n'osait plus respirer. Un instant de
tension extrême passa. Pas un bruit dans la cavité. Gavin reprit ses esprits et
osa un timide « il y a quelqu'un ? » qui ne rencontra pas de
réponse. Ses yeux s'habituant à l'obscurité il put distinguer une forme plus
sombre qui semblait se détacher de la terre. Ce n'était pas une forme humaine.
Cela ressemblait à un gros rectangle grossier planté dans la paroi. « Ce
doit-être un porte ! » pensa-t-il. Sa peur panique se mua en un
espoir fou et il se jeta contre ce qu'il avait pris pour un visage, à la
recherche d'une poignée ou d'une ouverture. Mais ses mains ne rencontrèrent que
du bois ouvragé couvert de moisissures. C'était une statue, et elle avait
effectivement un visage. Taillé grossièrement dans le bois, Gavin put
reconnaître un entaille en guise de bouche, des trous pour les yeux et une
large bande de bois formait le nez tandis que les oreilles étaient réduites à
deux arceaux ridicules. Sur la joue de la statue, l'artiste avait sculpté une
croix en relief. Le corps était réduit à sa plus simple expression. La statue
évoquait à Gavin une effigie funéraire du Moyen Âge qu'il avait un jour vue au
musée. Ce qu'il avait pris pour un autel était en fait un tombe médiévale. Et
tout au font de la tombe, la statue respirait.
Un mince souffle chaud passait au
travers de la fente qui servait de bouche à l'effigie. Comme si, derrière la
statue une autre salle s'ouvrait, avec peut-être une issue. Redoublant
d'énergie, Gavin commença a creuser la terre autour de la statue pour trouver
un passage vers cette autre salle. Ignorant les écorchures et la douleur, il
enfonçait vaillamment ses ongles dans la terre humide, détachant lentement de
larges lopins boueux qui venaient s'écraser à ses pieds.
Après un bon moment de travail acharné,
il avait presque entièrement dégagé la statue mais ne trouvait toujours pas
l'issue espérée. Perdant espoir, il se laissa tomber en arrière et s'assit dans
la boue. Il n'y avait pas de passage. Il avait tout imaginé. Et il était bel et
bien coincé avec cette maudite statue qui ne « respirait » sans doute
même pas. Gavin passa sa main devant la bouche de l'effigie. Le même souffle
d'air chaud. Et pourtant rien derrière. C'est alors que, se détachant avec un
effroyable netteté dans l'obscurité, deux yeux blancs épièrent Gavin. Les yeux
de la statue. Gavin hoqueta de surprise. La simple planche de bois sculptée
avait pu soudain se doter d'un regard. Les yeux, d'un blanc éclatant avec en
leur centre, une pupille d'un noir d'encre irisée de rouge, bougèrent soudain,
suivant les mouvements de Gavin. Un grondement guttural et profond jaillit de
la terre. C'est à cet instant que sa raison vacilla pour sombrer dans un abîme
d'aberration. Mû par un instinct animal qu'il ignorait posséder, Gavin enfonça
ses doigts profondément dans la terre et commença à escalader les parois,
tandis que derrière lui l'effigie poussait un mugissement d'outre tombe. Sa
main atteignit enfin le bord de granit. Encore un effort et il serait sorti de
cet enfer. Il prit appui sur la pierre froide de ses deux mains et commença à
se hisser hors de la tombe. Un bras glacé lui attrapa le mollet. Gavin poussa
un cri. Les doigts de bois de la statue commencèrent à lui labourer cruellement
la chair. N'osant regarder derrière lui, Gavin essaya de se débattre tant bien
que mal. Il donna un coup de talon au bras de bois et la statue lâcha prise.
Avec l'énergie du désespoir, Gavin se hissa complètement hors du trou. Il était
sauvé. A bout de souffle, il se laissa choir sur la pierre. Un rayon de lune
descendit lentement à travers le brouillard pour baigner le visage de Gavin
d'une intense clarté. L'Ange apparut, évanescent et froid.
« Ô Gavin, ne sombre pas dans le
désespoir, car au bout du chemin tu trouveras la grâce de Dieu, dit l'ange.
Gavin ne sut quoi répondre.
- Tu ne meurs pas en vain, car un saint va naître de ton
sang, continua l'Ange.
- Quoi ?
Gavin ne comprenait plus rien. Il s'était sauvé
pourtant.
- C'est le prix de la résurrection.
- Pourquoi moi ?
- Ton âme est pure, ainsi tu sera initié aux secrets de
la guérison, telle est la voie que tu as choisie.
- ...
L'ange disparut en s'estompant jusqu'à
se confondre complètement avec le brouillard, laissant Gavin seul sur le
granit., plongé dans une sorte de rêve brumeux où il essayait de démêler le
vrai du faux dans les récents événements. Trop abasourdi, il ne vit pas
l'atroce main de bois ramper hors de la tombe. Gavin fut brutalement tiré et
tomba à nouveau dans la cavité. Face à lui, la statue se dressait le regardant
intensément. Elle bougeait de manière maladroite, mais rien ne semblait
résister à sa puissance. Les doigts de bois se creusèrent un chemin cruel dans
le torse de Gavin. Il éructa d'horreur. Le sang lui emplit la gorge. La douleur
était insupportable. Il pouvait sentir très distinctement la statue transpercer
sa chair. Les doigts raclèrent contre ses os, percèrent son poumon et enfin
formèrent un étau fatal autour de son cœur. Gavin poussa un cri rauque qui
s'éleva au dessus de la tombe et retentit dans toute la forêt. Puis le silence
retomba, glacial.
L'être qui sortit de la tombe était
maigre et roux comme Gavin, mais ce n'était pas lui. Une croix rouge marquait
sa joue. Au fond de la cavité, les débris de chair de Gavin à peine
reconnaissable commençaient déjà à pourrir.
***
Le lendemain, tous les habitants de
Gatesborough furent malades. Les spécialistes furent bien obligés de convenir
que tous les habitants de la petite ville avaient été contaminés par le virus
de la peste, ce qui n'était plus arrivé dans la région depuis le XIIe siècle.
Pour guérir, il suffisait aux habitants de se rendre dans la forêt, prêt du
tombeau de Saint Declan et de toucher le petit tas de débris humains qui se
trouvait là.
Personne ne le fit.
On ne retrouva jamais Gavin.
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