samedi 5 novembre 2011

Une crèche de Noël - Extended Cut [Herr Mad Doktor]


1

Monsaigneur l’évêque Sassott était dans tous ses états : il lui manquait une Vierge à l’Enfant et un Christ sur sa croix pour la Traditionnelle Crèche Vivante de Noël. Or pour son humble paroisse il s’agissait de l’évènement de l’année, attirant un nombre record de fidèles... Impossible d’offrir une Crèche au rabais, sous peine de voir ses ouailles déserter la Cathédrale au profit de la Mosquée d’En Face. Avec leurs spectacles son & lumière explosifs (bim ! bam ! BOUM !), les Musulmans faisaient partie des chouchous du grand public. Poudre aux yeux ! se lamenta l’évêque. Aux déluges d’effets pyrotechniques, lui préférait l’authentique simplicité des saintes écritures, respectées à la lettre par de pieux interprètes. La voie du salut se trouve dans le dénuement, non dans le strass et les paillettes. Cela était bel et bon, mais ça ne lui donnait pas pour autant la solution à son épineux problème…
 Nerveux, Sassott fouilla dans ses poches ; victimes d’hypoglycémie, ses neurones pédalaient dans la choucroute. Il devait bien lui rester une ou deux hosties de la dernière messe, non ? Bien qu’ignoré des nutritionnistes, le processus de transsubstantiation n’en demeurait pas moins fort utile en cas de petit coup de mou : de simple pain, l’hostie se transformait en véritable corps du Christ ; autrement dit, d’un point de vue strictement calorique, une hostie consacrée équivalait à une rondelle de saucisson. Sassott finit par mettre la main sur la divine chair et l’engouffra goulûment. Instantanément, il fut comme frappé par l’Esprit Saint ; il y voyait clair, désormais : le temps était venu de mettre son amour propre de côté et d’appeler à la rescousse son mécène et ami de longue date, le mégalomane Pr Kantz.  


2

« Comprenez-moi, répondit poliment Sassott, je n’ai rien contre Martine, mais je crains qu’elle ne soit un peu trop mûre pour interpréter la Sainte-Vierge.
- Eh bien justement mon Père, insista le Pr Kantz, la petite se fait une joie à l’idée de jouer un rôle de composition. Je vous accorde que de menues retouches seront nécessaires, mais rien qui ne saurait résister à mon talent : un coup de bistouri par-ci, une couche de fond de teint par-là, et l’illusion sera parfaite… Son nouveau nez, du reste, est proprement divin, vos ouailles en demeureront béats d’admiration ! Et je ne dis pas cela parce que j’en suis l’auteur…
- Certes Jean-Audouin, je ne doute pas de votre génie plastique, mais tout de même, à soixante-cinq ans, il me semble que Martine devrait songer à laisser place à la jeunesse…    
- Compris, mon Père, je n’insiste pas - au moins la bougresse ne pourra-t-elle point me reprocher de ne pas avoir essayé. Cela dit, vous ne vous imaginez pas combien la petite va m’en rabâcher les oreilles ! »
Chaque année, c’était la même rengaine : Kantz essayait par tous les moyens de refourguer son hideuse secrétaire (et amante) pour un petit rôle, n’importe lequel, dans la Traditionnelle Crèche Vivante de Noël. Et chaque année, Sassott devait déployer des trésors de diplomatie pour repousser la proposition. A la rigueur, Martine aurait pu jouer le rôle de l’âne – et encore…
« Foi de Kantz je ne vous abandonne pas pour autant, Père Sassott ! Pour votre Vierge à l’Enfant, avez-vous songé à écumer les foyers de toxicomanes ? Il y traîne toujours quelque brebis égarée aux mamelles gorgées de lait, capable de n’importe quoi en échange d’une dose de…
- Déjà fait, coupa l’ecclésiastique. Rien en stock pour le moment.
- Quelle tristesse… Savez-vous quel est le fond de votre problème, en réalité ? L’égoïsme de nos contemporains ! Tout ce que l’on demande à ces imbéciles congénitaux qui se prétendent chrétiens, c’est de consacrer une petite soirée de leur malheureuse existence à l’Eglise… Mais que voulez-vous ? Les mots solidarité et sacrifice semblent bannis du vocabulaire moderne ! J’aurais peut-être une solution de secours, cependant je doute qu’elle vous ravisse…
- Dites toujours, je suis aux abois.
- Je tiens d’une source sûre que vos chères sœurs cramélites se trouvent dans une situation des plus délicates : depuis la visite d’un plombier, l’une d’entre elles a été, disons, frappée d’une heureuse bénédiction…
- Les cramélites dépenaillées ? Dieu me le pardonne, Jean-Audouin, mais depuis ma dernière visite dans leur sinistre couvent, j’ai juré de ne plus jamais mettre les pieds chez ces vieilles biques. Jamais plus. »
Ce qu’il s’était passé au Cramel, bien des années auparavant, Sassott préférait l’effacer de sa mémoire ; son corps, lui, ne pourrait jamais l’oublier : il en portait encore les cicatrices.
« Compte-tenu du temps dont vous disposez, je ne pense pas que vous soyez en position de faire la fine bouche, mon Père. Si cela peut vous rassurer, sachez qu’en revanche votre Christ sur la croix ne posera aucun problème, j’ai déjà quelqu’un en vue. Veuillez m’excuser, mais le devoir m’appelle : j’ai laissé Romanus avec ma patiente, et à en croire les hurlements de cette dernière, je crains que cet étourdi n’ait une nouvelle fois omis de l’anesthésier ! »
Il raccrocha. Sassott se retrouva seul face à son reflet contrit, dans l’écran grisâtre du visiophone. Bien que cela ne l’enchantât guère, il n’avait pas le choix : le recrutement de sa Vierge passerait par une plongée en apnée parmi la lie de l’Eglise Catholique. Il s’enfila une dernière hostie consacrée et s’en alla sur-le-champ.

3

De l’extérieur, le Cramel du Saint Ordre des Sœurs Dépenaillées ressemblait fortement à un bunker. « Vos papiers sont en règle » admit la vigile, taillée comme un Golem. Sassott l’avait tout d’abord prise pour un homme (On dirait mon cousin Dvorak), avant de se rappeler que nul représentant de la gent masculine, à de minuscules exceptions près (membres du clergé, médecins et manifestement plombiers), n’était admis en ce saint lieu. Ainsi dut-il convenir que malgré sa stature imposante et sa barbe naissante, l’être qui se dressait en face de lui possédait bel et bien deux chromosomes X. Saigneur !
La Cerbère le fit entrer et lui indiqua la direction, du canon de sa kalachnikov :
« Avancez jusqu’au bout du couloir et frappez cinq coups sur l’air de Tagadatsointsoin. N’oubliez pas votre masque. »
Fichues procédures de sécurité ! pesta Sassott en descendant le boyau sombre et humide, creusé à même la roche. De quoi ont-elles peur ? Qu’un déviant enlève l’une de leurs princesses crasseuses et concupiscentes ? Littéralement folles de Dieu, les cramélites avaient choisi une vie d’ermite pour s’adonner à la Contemplation ; elles entraient dans le couvent avant leurs premières règles et n’en ressortaient jamais, pas même les pieds devant. L’Ordre des sœurs dépenaillées constituait la frange extrémiste du mouvement : au dénuement habituel s’ajoutaient quelques particularités pour le moins atypiques… Elles vivaient nues comme au jour de leur naissance (« tout le monde est nu devant le Saigneur » arguaient-elles) et refusaient toute hygiène, même la plus élémentaire (« à quoi bon frotter ? le péché colle à la peau »), et ce depuis dix générations. Plus inquiétant encore : prônant une autonomie totale, elles refusaient toute livraison de nourriture, mais ne semblaient jamais manquer de rien… Lors de son unique visite dans le couvent troglodyte, Sassott avait pu vérifier de ses propres yeux que les noires rumeurs qui couraient à leur sujet ne faisaient qu’effleurer l’abominable vérité.
Parvenu à la moitié du couloir baigné d’une lumière pâle, Sassott marqua une pause pour admirer une statue de la Vierge, de style néo-naïf. En position gynécologique, toutes mamelles dehors (ses tétons pointus étaient d’un tel réalisme que l’évêque ne put s’empêcher de les suçoter brièvement), celle-ci était en train de donner naissance à un enfant Jésus grimaçant, dont le crâne lisse émergeait d’entre ses cuisses. Ah, si par miracle je pouvais trouver les mêmes… L’évêque ne se faisait toutefois guère d’illusion : dans le meilleur des cas, le Cramel ne pourrait lui offrir que de la viande de second choix. Pensif il reprit sa route, laissant courir ses doigts le long de la paroi humide. A chaque pas, le froid et l’odeur de moisissure se faisaient plus pénétrants, et derrière ce parfum familier se devinait une fragrance indéfinissable, presqu’imperceptible, qui ne lassait pas d’inquiéter l’ecclésiastique. Impossible d’oublier une telle odeur : c’était là la signature olfactive des sœurs elles-mêmes. Progressivement cette effluve méphitique gagna en puissance, jusqu’à couvrir tout le reste, et Sassott n’eut bientôt pas d’autre choix que d’enfiler son masque. Après plus de quatre décennies, strictement rien en ces lieux n’avait changé… En serait-il de même pour les sœurs ? Je ne commettrai pas les mêmes erreurs que la dernière fois, se jura-t-il en serrant son crucifix électrique.
Une paroi de bois marquait la fin du couloir. Conformément au protocole, Sassott frappa cinq coups (ta-ga-da-tsoin-tsoin) et... ôta tous ses vêtements, ne conservant que son masque. Il faisait sacrément frais dans ce tunnel, dites-donc ! Ses genoux et ses dents ne tardèrent pas à donner un concert de castagnettes, phénomène que l’évêque mit sur le compte du froid, bien que la peur n’y fût pas étrangère. Saigneur, guide mes pas dans le repère vicié de tes adoratrices délurées. Notre Père, qui es aux Cieux...    
Après une éternité (ayant épuisé son répertoire de prières, Sassott était passé aux classiques des Beatles), un grincement se fit entendre, celui d’une poulie rouillée que l’on ne sollicitait que très rarement. Alors la paroi de bois, qui en réalité n’était pas un mur, mais une porte, se souleva lentement, un millimètre après l’autre. Et tandis que l’ouverture laissait poindre la lueur des torches, Sassott se signa et arma son crucifix électrique. Amen.

4

Jojo était un collectionneur. Il avait le SIDA, la tuberculose, les hépatites de A à Z, tout un chapelet de bactéries multi-résistantes ainsi qu’un bon nombre de parasites cutanés, sexuels, respiratoires et digestifs. Jojo fumait, sniffait et buvait tout ce qui lui tombait sous la main, se piquait avec des aiguilles rouillées, se prostituait sans la moindre protection et malgré tout, malédiction des temps modernes, Jojo demeurait en vie.
« J’ai pas les couilles de m’  jeter sous un train, se lamentait-il souvent. Pas les couilles de m’ pendre à un arbre, pas les couilles de m’ tailler les veines, pas les couilles d’ donner mon corps à la Science. Chuis pas un héros. Chuis qu’une fiotte. »  
            Aussi, à défaut de passer l’arme à gauche, Jojo collectionnait les maladies. « Y’en a c’est les cartes Panini, moi c’est les microbes. » Ce qu’il aimait par-dessus tout, c’étaient les maladies exotiques. Une fois, il avait réussi à choper une amibiase coréenne qui l’avait fait méchamment dérouiller : vidange cataclysmique par tous les orifices, kystes dans le foie et abcès au cerveau, perte de dix kilos en deux jours, trois mois de coma, son record ! Il avait bien pensé que cette fois-là, c’était la bonne, mais comme d’habitude ses anticorps s’étaient multipliés, ses tissus avaient cicatrisé, et résultat des courses il avait malencontreusement survécu. S’il en avait eu les moyens, Jojo serait parti dare-dare en Afrique Centrale ou en Asie du Sud-Est, du moins ce qu’il en restait, pour boire de l’eau radioactive, ou mieux : coucher avec un autochtone (ah, les chtouilles du bout du monde), mais Jojo était ce que l’on appelait un nécessiteux, et le meilleur voyage qu’il pût espérer, c’était de traverser la rue.
            « Un parasite qui collectionne les parasites » lui avait-on dit un jour, et ma foi, c’était plutôt juste.
Sur sa pancarte en carton, Jojo avait barbouillé de l’écriture typique des écumeurs de trottoir : « aIdEz mOi à CrEveR, mERci ». L’accroche était bonne et attisait la curiosité des passants ; il n’était pas rare que ceux-ci s’arrêtent discuter. Parfois, son histoire les émouvait tant qu’ils lui donnaient la pièce ; d’autres fois, et c’était là où allait sa préférence, les dons étaient en nature : bien empaquetés dans un joli mouchoir de soie, une gentille dame lui avait déposé des pastilles de mort au rat (résultat : dix jours de diarrhées sanglantes, merci du cadeau) ; un autre jour, un gosse de huit ans lui avait filé un cutter, chipé dans la caisse à outils de papa (malheureusement la lame s’était cassée net contre l’os du poignet) ; un homme portant un élégant costume de lin blanc lui avait même apporté un pistolet chargé (quand il avait enfin osé presser la gâchette, Jojo tremblait tellement que la balle était partie se loger dans l’œil de son voisin Robert… connard, c’est pas sympa de piquer la malchance aux copains !). Jojo avait néanmoins été très touché par ces preuves de générosité : peut-être l’humain n’était-il pas si pourri que ça, finalement…
Notre collectionneur était à sa place habituelle, entre la bouche de métro et l’entrée de l’hôpital, lorsqu’un passant s’arrêta à sa hauteur.
« Je vous admire », dit l’homme. Celui-ci était si grand que pour distinguer son visage, Jojo dut pencher la tête en arrière jusqu’à en avoir mal à la nuque. C’était un con de vieillard, large d’épaule et les cheveux d’un blanc éclatant.    
            « Sans doute, ouais, lui répondit Jojo après un crachat. Et moi j’admire les cafards et les rats d’égout. » Tout clochard qu’il fût, il n’appréciait pas tellement que l’on se moque de lui.
« Je suis sincère, mon brave, insista le vieil homme. Je passe tous les jours devant vous et, qu’il pleuve ou qu’il vente, vous brandissez inlassablement la même pancarte. J’admire l’acharnement dont vous faites preuve. Sous réserve que votre message dise vrai, bien entendu.
- Wow, traitez moi pas d’menteur hein ! »
Piqué dans son amour propre, Jojo détailla son curieux fan : loin de paraître gâteux, l’homme était bien conservé et possédait une silhouette athlétique ; d’un bleu sombre, son regard pétillait de vivacité et d’intelligence, et malgré ses cheveux en bataille, une noblesse certaine se dégageait de sa personne. Soudain, Jojo fut pris d’un doute.
« Minute, papillon. ’seriez pas une espèce de bénévole du SAMU Social ou quèque chose comme ça ? J’l’ai d’jà dit à vos collègues : pas question qu’on m’ sorte de la rue et pas besoin qu’on m’aide à m’en tirer. Moi tout c’que je veux, c’est ce qu’est marqué sur ma pancarte. » Tous ces bons samaritains illuminés au sourire tellement compatissant et au regard tellement compréhensif, Jojo ne pouvait plus se les sentir. Et que ça te fourguait une cuillère de soupe dégueulasse dans la bouche, et que ça te donnait des couvertures qui piquent et qui puent… Le pire, c’étaient les rebouteux et autres tripoteurs du dimanche qui voulaient à tout prix le guérir de ses précieuses maladies. Une bande de sales voleurs, oui ! Jojo tenait à sa collection si chèrement acquise...  
« Pas d’inquiétude, sourit l’homme, je n’appartiens point à la racaille des hippies bienfaiteurs de l’humanité : je suis médecin. »
Jojo se détendit. S’il y avait bien en ce monde une profession que l’on ne pouvait pas soupçonner de philanthropie, c’était la médecine.
« Z’êtes quoi, cardiologue ?
- Vous m’insultez, mon brave ! » Le temps d’un battement de cil, une ombre traversa le regard de l’homme, si terrifiante que Jojo faillit en inonder ses guenilles. « Je suis chirurgien, la spécialité la plus noble qui soit ! Chirurgien maxillo-facial pour être exact, et je dois avouer que vous possédez un nez des plus intéressants. » Son visage était redevenu l’amabilité même. Il tendit la main : « Pr Jean-Audouin Kantz.
- Jojo », dit Jojo en acceptant la poignée. Le professeur exerça une pression si forte qu’il en eut les larmes aux yeux ; son petit plaisir solitaire du soir venait de tomber à l’eau. 
« Ben dites-donc, remarqua Jojo en soufflant sur son poignet meurtri, z’êtes dynamique pour votre âge.
- Je m’entretiens. Mon métier exige une certaine poigne.
- Ouais, bon, tout ça c’est bien joli mais qu’est-ce’ vous m’voulez à la fin ?
- Vous aider à réaliser votre rêve. Avez-vous entendu  parler de la Traditionnelle Crèche Vivante de Noël ? »
  
5

La porte retomba derrière Sassott avec un claquement de guillotine, dont l’écho mourut dans l’obscurité du tunnel de pierre. Une torche à la main l’attendait l’Ouvreuse, ersatz rabougri de femelle humaine, portant la tenue séculaire des cramélites : sa peau fripée. En dépit du masque à gaz, elle reconnut instantanément l’émissaire du Saigneur : « Et qu’ça saute ! gueula-t-elle, toute excitée, v’là l’évêque Sassott ! Et qu’ça saute...
- Très spirituel, on ne me l’avait jamais faite, coupa sèchement l’intéressé.
- Fait frisquette hein mon Père ? » le taquina-t-elle, désignant une certaine partie de l’anatomie masculine fortement sensible à la baisse de température ; le nez de la cramélite arrivait précisément à la hauteur de l’organe en question, et Sassott avait la désagréable impression qu’elle louchait dessus avec envie. Haute comme trois pommes (avariées) et pas plus épaisse qu’une enfant de cinq ans, l’Ouvreuse semblait inoffensive, mais l’évêque se méfiait des apparences. La dernière fois, il avait suffi de quelques secondes pour que les choses dégénèrent... Il ne se souvenait que trop bien du tranchant de ses ongles tortueux (qu’elle se vantait n’avoir jamais coupés) et du pointu de ses canines jaunes (qu’elle aiguisait à même la roche) et de la force invraisemblable de ses jambes velues et de la texture poisseuse de ses cheveux sales et de l’odeur d’ail de ses aisselles drues et de sa bouche au goût de pâté pour chat et du rire guttural que lui provoquait la vue du sang…
Afin de prévenir tout débordement, il préféra annoncer tout de suite la couleur et mit son crucifix électrique en action : « Santo Christus 3000. Ce bijou envoie des décharges de 800.000 volts. Au moindre faux pas, vous dégustez. Compris, ma Sœur ?
- Qui t’ dit que j’meurs pas d’envie de tâter d’ ton gourdin, qu’Sassott ? »
L’arc électrique du crucifix jetait une lumière bleue sur le visage ratatiné de la cramélite, et l’évêque distingua les traits contrefaits qui hantaient ses nuits depuis si longtemps : un front haut et ridé, souligné par un unique sourcil broussailleux, de petits yeux porcins et mauvais, sous lesquels frétillait un nez non moins porcin et une bouche large, si large, où se tortillait sans cesse une langue gigantesque… Sassott réprima une érection. « Je vous saurai gré de garder le silence et de me conduire à la Mère Supérieure.
- Oh, et moi qui pensais qu’t’étais revenu exprès pour ma trogne…
- Après vous.
- Et qu’ça saute ! Envie d’mater mon cul, hein ? »
L’Ouvreuse ouvrit la route d’un pas honteusement chaloupé, ses seins flasques et son prolapsus génital se balançant de droite et de gauche comme les babines d’un St-Bernard. Mon Père, ne me soumets pas à la tentation...
Sassott se pressa ; la bougresse marchait à un rythme soutenu, pas question de la perdre de vue ! Dédale de couloirs lugubres et tortueux, l’antre des cramélites avait vite fait d’engloutir le visiteur imprudent.   
Le duo ecclésiastique quitta rapidement le boyau principal pour s’engouffrer dans l’une des innombrables galeries qui s’y abouchaient. L’Ouvreuse portait bien son nom et avançait d’un pas sûr ; ils bifurquèrent tant et tant de fois que Sassott en fut rapidement déboussolé. Sixième à droite, troisième à gauche, première à gauche... Il avait essayé de retenir le parcours, dans l’hypothèse fort probable où une fuite précipitée vînt à s’imposer, mais il avait rapidement perdu le compte. Il s’en remit à la grâce du Tout-Puissant… et à son Santo Christus 3000.
Ils dépassèrent des cellules vides, aux murs desquelles pendaient tristement des chaînes constituées d’os humains, puis traversèrent des chapelles et des salles de prières, manifestement laissés à l’abandon. Partout flottait la même impression de désolation et de décrépitude : nul signe de présence humaine à l’horizon. Or dans les souvenirs de l’évêque, le Cramel fourmillait de sœurs, toutes plus repoussantes les unes que les autres, s’affairant en tous sens à leurs noirs desseins. Autrefois, les murs étaient recouverts d’œuvres sacrées entièrement faites main (Sassott préférait oublier de quelles matières premières les artistes tiraient leur palette...) et l’air était saturé de cantiques dissonants et de chants religieux à vous glacer les sangs. Où les sœurs étaient-elles toutes donc passées ? Peut-être, poussées par la famine, s’étaient-elles entredévorées ? Dans ce cas, quid de sa Vierge à l’Enfant soi-disant engrossée par un plombier malotru ? Et réflexion faite : que viendrait faire un plombier dans un endroit dénué d’eau courante ? Sassott se cramponna de plus belle à son crucifix. Tout cela sentait l’embrouille à plein nez...  
Par deux fois l’Ouvreuse marqua une pause. Elle se pencha en avant et fit mine de retirer un caillou menaçant du chemin (« Faudrait voir  à pô blesser vos jolis petons, hein ? »), mais l’évêque la soupçonnait fortement de chercher un prétexte pour lui exposer sa croupe hirsute et horriblement souillée. Il se félicita de porter un masque à gaz ! Ce dernier, cependant, ne pouvait cacher l’excitation grandissante qui, à son corps défendant, rongeait sa faible chair. Peut-être devrais-je moi-même goûter à la morsure du crucifix électrique... Voilà qui calmerait mes ardeurs. Toute hideuses qu’elles fussent, les cramélites n’en demeurait pas moins femmes, et la fascination des religieux pour la misère, la laideur et la saleté était de notoriété publique depuis la nuit des temps.
« V’là l’ réfectoire, annonça l’Ouvreuse. Un p’tit creux ? » Ils étaient arrivés dans une vaste salle rectangulaire, bien entendu dénuée de tout aménagement, au centre de laquelle se trouvait un amoncellement de détritus recouvert de toiles d’araignées.
« Non merci, dit Sassott. J’ai avalé quelques hosties consacrées avant de venir et je...
- ’pas à toi que j’causais, mon Père, coupa l’Ouvreuse.
- C’est à nous, grinça une petite voix stridente dans son dos.
- A nous, répéta une autre voix, quelque part sur sa droite.
- A nous ! dit une dernière.
- Et c’est toi qu’on va bouffer ! » ricanèrent-elles à l’unisson.   

6

A l’arrière du taxi qui filait à travers la ville se déroulait une scène incongrue : un vieil homme portant une lampe frontale et une loupe binoculaire était assis à califourchon sur un va-nu-pieds et semblait déterminé à plonger à l’intérieur de ses narines. Le chauffeur avait croisé des tas d’excentriques au cours de sa carrière, mais un couple pareil, c’était une première ! A entendre les gémissements enjoués du vieillard, il se demanda s’il s’agissait d’une technique de copulation inédite… Ah elle est belle, l’humanité.  
« Fascinant, murmura l’aïeul pour la énième fois, tout à fait fascinant. Votre nez est une pièce unique ! Cette forme de petit bouddha bedonnant, cette déviation démente de la cloison, ces bubons purulents, cette incroyable pilosité… Foi de nasophile, j’en demeure coi ! Si je n’étais pas si pressé par le temps, j’en tirerais un chef d’œuvre impérissable propre à faire blêmir de jalousie ces ignobles païens de plasticiens Canadiens ! Mais l’heure tourne, mon bon Jojo, et il nous faut vous préparer à la cérémonie… »    
Etonnamment agile pour son âge, l’ancêtre regagna son siège avec souplesse, et l’indigent en parut comme soulagé d’un poids ; il célébra d’ailleurs cette liberté retrouvée par un rot monumental, sans s’excuser le moins du monde. Une fois n’était pas coutume, le chauffeur se félicita d’être dépourvu d’odorat ; malheureusement il avait des yeux : sur la barbe fournie du pauvre hère sautillaient gaiement une colonie de poux, et ses grattages incessants évoquaient à coup sûr une gale bien avancée. Et bien entendu, pas question de lui en faire la remarque : le client est toujours roi. J’en connais un qui va être bon pour récurer les sièges, à la fin du service
Le vieux monsieur prit un air professoral : « Il me faut tout d’abord évaluer les bases de votre éducation catholique, aussi autorisez-moi quelques questions : pour vous, qui était Jésus Christ Notre Saigneur ? »
Le pouilleux élève parut soudain tout embarrassé. Il se trémoussa sur son siège :  « Oh, ben, heu, c’était un gars qui, heu… C’était pas çui qui se baladait à poils dans le désert et qui pour pas se paumer semait des p’tits cailloux sur son chemin ? » Le regard noir du vieil homme indiquait que ce n’était pas tout à fait le cas. « Attendez, ça va me r’venir… Ouais ! Un jour, je crois que vot’Jésus hé bé il est tombé tête la première dans un buisson d’épines et que ça lui a fait vachement mal, et une autre fois il a marché sur des clous comme un fakir, sauf qu’il est passé au travers et que ça l’a horcruxifié. Aussi il avait des tas de copains avec qui y f’sait des grosses bouffes, et parfois, heu, ils s’engueulaient à cause de femmes comme tous les copains, et à la fin, ben, y’en a un qui l’a dénoncé à la gestapo roumaine et il est mort, mais trois jours après il est renaît sur l’Ile de Pâques, le pays du chocolat. Enfin, heu… » Déjà rougeaud, le barbu vira au pourpre. Le chauffeur ne put s’empêcher de ricaner.
« Excusez-moi, mon petit : la foi serait-elle devenue un sujet comique ? s’emporta le vieil homme, qui avait l’ouïe plus fine qu’il n’y semblait. Gaussez-vous tant qu’il vous plaira, mais la spiritualité est ce qui caractérise les êtres évolués. A vous voir, il est évident qu’un tel concept vous échappe : vous êtes la superficialité incarnée, l’exemple type de la froideur mathématique. Gardez donc votre raisonnement binaire et ras-la-moquette ! Comptez sur moi pour signaler ce comportement inacceptable à vos employeurs, et ne vous étonnez pas s’ils décident de vous recycler à des fins moins glamours
- Peu m’importe, Monsieur, répondit le chauffeur d’une voix monocorde. Cela ne sera jamais pire que mon travail actuel. Et je ne suis pas assez sensible pour craindre l’avenir, mon existence fût-elle en jeu.   
- C’est cela, c’est cela. Contentez-vous de nous déposer à la Cathédrale, nous n’allons pas y passer la journée. »
L’esprit pragmatique à l’extrême du chauffeur lui avait souvent joué des tours : tout lui semblait atrocement drôle, à commencer par l’absurde obsession de l’Homme pour son petit nombril. Les délires cosmiques qu’étaient les dieux, les religions et autres balivernes sur la vie après la mort (sic !) ne constituaient-ils pas la preuve accablante de son immense vanité ? Il fallait à tout prix que sa misérable existence possédât un sens ! Des milliers de disques durs contenant plus de connaissances qu’un milliard de cerveaux humains grillent tous les jours, et ils n’en font pas toute une histoire. Jadis, alors qu’il était chauffeur de car, une passagère lui avait raconté la larme à l’œil comment son jeune fils, récemment suicidé, était désormais « dans un monde meilleur », et il n’avait pu s’empêcher d’exploser de rire : « une urne funéraire, vous trouvez ça sympa comme nouveau domicile ? » ; curieusement, la femme ne lui avait pas laissé de pourboire. Autre incident notoire : lassé, au beau milieu d’une sortie spéciale « quatrième âge », d’entendre les passagers se vanter de leurs pathologies respectives (« j’ai eu huit opérations !  - et moi trois cancers ! »), il avait facétieusement demandé au micro si ses aimables clients souhaitaient voir l’autocar filer droit dans le ravin, afin de faire faire de substantielles économies à la société : n’était-ce pas ce que l’on nommait « avoir l’esprit citoyen » ? Pour toute réponse, il avait eu des hurlements (à l’exception d’un ou deux   « oui » timides).  Ces incartades répétées lui avaient valu un lavage de cerveau et une mutation dans la société de taxi la plus miteuse de la ville… L’Homme Moderne n’a vraiment pas d’humour.   Le vieillard s’était retourné vers le parasite ambulant : « N’ayez pas honte, mon ami, ce n’était pas si désastreux. Je vous accorde que l’avènement des Nouveaux Dieux a relégué les religions traditionnelles au second plan et entraîné une certaine confusion ; Romanus, mon élève actuel, pense ainsi que Jésus est une marque de produit pour lustrer les boules de bowling ! Donc vous voyez : votre cas n’est pas désespéré. Par ailleurs, votre rôle ne réclame pas énormément de connaissances, simplement un certain… laisser aller. Vos répliques seront minimes. Un gémissement ici ou là, guère plus. Vous gémissez bien ?
- Ah ça oui : aaaaaaaaahhhhhhh, oooooooooooh, aaaaaaaarrrrrrrghhhhhh…
- Parfait. Quant à la mise en scène, vous n’aurez point à vous en soucier : elle reposera entièrement sur Monsaigneur Sassott et moi-même.
- Qui c’est qu’on va sauter ?
- Le Père Ernst Wolfgang Marcel Sassott est un ami de longue date que vous ne tarderez pas à rencontrer. A l’heure qu’il est il se trouve fort… occupé, si je puis dire. Je pense que vous l’apprécierez. »    
Puis le vieillard se lança dans une nouvelle tirade fougueuse sur les Dieux et les Déesses, l’Origine du Monde et la Finalité Cosmique, mais déjà le chauffeur n’écoutait plus : il se fichait éperdument de ces sottises existentielles ; jamais il ne lui était venu à l’idée de se poser la moindre question sur le sens de la vie, et pour tout dire, il trouvait franchement ridicule que l’on pût s’en faire pour quoi que ce fût en ce bas monde. Comme si ça changeait quelque chose… Mais, ainsi qu'on le lui répétait souvent : qu’en savait-il ? Après tout il n’était qu’un taxi-robot sans cervelle… Et heureux de l’être.


7

L’heure n’était plus à la réflexion : Sassott pivota sur lui-même et balaya l’air de son crucifix électrique. L’arc entra en contact avec une masse molle et collante, qui poussa un bref glapissement avant de s’effondrer au sol. L’évêque distingua vaguement une cramélite aux cheveux blancs, recroquevillée en position fœtale et animée de convulsions ; de la mousse sortait de sa bouche et ses sphincters s’étaient relâchés. Cette brève victoire laissa place à une confusion totale : Sassott sentit une assaillante, pas plus lourde qu’un chat, lui grimper sur le dos et lui étreindre la gorge (l’Ouvreuse ! comprit-il), tandis que des mains lui agrippaient chacune de ses chevilles. Il voulut à nouveau abattre le Santo Christus 3000, mais cette camelote était en train de se recharger, “merci de patienter 15 minutes”, et il se retrouva plaqué au sol. Déjà des doigts crochus le dépouillaient de son masque, et lorsque lui parvint l’odeur nauséabonde qu’il avait tant redoutée, il rendit son repas (mes hosties !) et perdit connaissance.           

Ca sent l’homme ! disait une voix lointaine. Mmm, un homme de foi, rien que pour nous ! C’est moi qui l’ai amené ! Oui, mais c’est moi qui l’ai fait tomber ! Et c’est moi qui lui ai enlevé son masque ! Eh oh, oubliez pas qu’ c’est moi que j’ai reçu la décharge ! Z’inquiétez pas : y’en aura pour tout l’ monde...
A travers les brumes de la semi-conscience, Sassott ne distinguait pas les différentes protagonistes. Seule la puanteur, l’écœurante puanteur qui recouvrait le monde, lui parvenait avec clarté.  
L’a pas trop changé. Si, il a grossi. Et foutrement vieilli ! Moi je l’ préfère comme ça. L’était mieux avant, j’dis. En tout cas l’est toujours au garde-à-vous ! Qui prend la cuisse ? Moi j’veux la tête. Pas touche, les filles, la Mère Supérieure s’ le réserve. Magnez-vous, elle aime pas attendre. Rires gutturaux. Rideau.    

Douleur. Douleur intense au niveau des flancs. Sensation d’aiguilles qui s’enfoncent dans la chair et d’un liquide épais coulant sur la peau. On me bouffe ! se dit Sassott. On me bouffe tout cru ! Mais curieusement cela n’était pas si désagréable, car à la souffrance s’ajoutaient des vagues de plaisir aussi intenses qu’inexpliquées... Où se trouvait-il ? Il devait accomplir une mission de la plus haute importance, mais impossible de s’en rappeler les détails... Un vent de panique irraisonnée le submergea.  Il voulut se lever et crier mais n’y parvint pas ; des liens immobilisaient ses membres et quelque chose de mou et humide et fichtrement salé lui obstruait la bouche.
« Tu veux prendre ma place, Sœur Pied ? demanda une voix sensuelle qui, Sassott en était certain, appartenait à l’Ouvreuse.
- Avec plaisir, Sœur Poil. »
La masse visqueuse qui écrasait son visage se retira et soudain Sassott y vit plus clair : les cramélites l’avaient enchaîné et le dégustaient lentement ! Impression de déjà-vu... A tour de rôle, l’une des dégénérées venait s’asseoir sur son visage, l’étouffant de ses immondes parties intimes, tandis qu’une autre s’amusait avec son petit Jésus (l’Ouvreuse venait justement d’y laisser l’empreinte de ses canines) ; les deux dernières, attendant leur tour, grignotaient ses poignées d’amour et s’échangeaient sa chair sanguinolente dans de langoureux baisers... Pourtant insoutenable, l’odeur de toilettes publiques qui embaumait la pièce ne dérangeait plus tellement l’évêque. Sans doute la nature humaine est-elle de s’habituer au pire…           
Lui dardant un regard coquin, l’Ouvreuse promena son énorme langue rose sur son abdomen, puis sur son torse. Jusqu’alors, Sassott n’avait pas remarqué combien elle ressemblait à sa défunte mère ; quelle similitude troublante… et excitante à la fois ! « On est laides et crades et viciées, mon Père... » lui susurra-t-elle, et bien qu’il luttât de toutes ses forces contre la tentation, l’évêque ne put s’empêcher de lui rendre son sourire aguicheur. «  Vilaine fille, surenchérit-il, oh oui, dangereuse Marie-Madeleine... Surtout ne me faites pas de mal, je suis aussi innocent que l’enfant Jésus ! » Il rit à son tour, un rire dément et irrépressible qui lui donna mal aux côtes. Au même moment, la sœur qu’il avait électrocutée un peu plus tôt l’enfourcha et le monta comme un taureau mécanique, cependant ses cheveux n’étaient plus blancs, mais d’un roux éclatant, et elle portait un maquillage à la Marie-Antoinette. « T’inquiète pas pour d’éventuelles grossesses, le rassura-t-elle, si on te pond des bâtards, on les bouffera ! » Alors sa tête se détacha nonchalamment de son corps et rebondit sur le sol comme un ballon de basket, et Sassott gloussa de plus belle, à en perdre la voix, tandis que l’Ouvreuse lui souhaitait une bonne et douce nuit, avant de l’étouffer avec sa vulve dégoulinant de cyprine, de menstrues et d’excréments.
L’évêque se réveilla en sursaut. D’instinct il porta les mains à ses hanches et à son bâton de pèlerin : il n’y palpa pas la moindre trace de blessure récente, seulement les cicatrices habituelles... et fort anciennes. Mauvais rêve, conclut-il, soulagé. Un écho de sa folle et intrépide jeunesse. Mais où se trouvait-il désormais ? Il lui fallait trouver une vierge à l’enfant, et vite ! Une lumière intense l’empêchait de distinguer la configuration de son cachot… Une lumière intense ? Au Cramel ? Les ténèbres d’une geôle froide et poussiéreuse ne l’auraient pas surpris, mais ça ! Autre incongruité : il reposait sur un lit moelleux fleurant bon la lavande et portait un pyjama satiné. Chouette, se dit Sassott, j’ai fini par fondre un neurone. Voilà qui me facilite la tâche : le Paradis est ouvert aux imbéciles !
Ses yeux s’habituèrent progressivement à la luminosité… Il se trouvait dans une petite pièce immaculée et bien entretenue, éclairée aux néons ; sur une table de chevet, blanche également, reposaient son Santo Christus 3000, son masque à gaz et sa tenue d’évêque, pliée et repassée. La salle ne disposait pas de fenêtre mais à la droite du lit se trouvait... une porte ! Ni une ni deux, Sassott sauta sur le carrelage et se précipita sur la poignée, qui tourna sans résistance… Durant une seconde, il faillit perdre pied. Il se trouvait au milieu d’un long couloir blanc où régnait une folle agitation : de ravissantes jeunes femmes, semblant sortir tout droit d’une sitcom californienne, marchaient d’un pas pressé, qui téléphonant (dans toutes les langues imaginables), qui poussant un chariot ou portant un colis. Lorsqu’elles parvenaient à sa hauteur, elles lui souriaient aimablement et poursuivaient leur route, et toutes avaient un je-ne-sais-quoi de familier. « Mon Père ? » Une quarantenaire en tailleur strict lui touchait l’épaule ; son visage dégageait une même impression de familiarité... « Ou-oui ? bégaya péniblement l’évêque.
- Ravie de constater que vous allez mieux ! Mes excuses pour l’accueil un peu bourru, mais les Anciennes tenaient à vous rappeler le bon vieux temps. Enchantée de faire votre connaissance, je suis la Mère Supérieure. »

8

A chaque fois qu’il La voyait, les larmes lui montaient aux yeux. De forme grossièrement conique et s’élançant jusqu’au ciel, la Cathédrale du Saigneur bouleversait Jean-Audouin Kantz au plus profond de son âme… Sans doute sa ressemblance frappante avec un gigantesque nez n’était-elle pas étrangère au phénomène ! Au-dessus de l’entrée, douze monumentaux saints sculptés accueillaient le visiteur, les bras (ou plutôt les moignons) grands ouverts ; l’action conjointe du temps et des fientes de pigeons avait rongé leurs corps et leurs visages plus sûrement que l’antique syphilis, ce qui leur valait le surnom de « saints zombies ». La façade grisâtre de la Cathédrale avait beau tomber en décrépitude, Kantz persistait à lui trouver du charme - le même charme qu’exerçaient sur lui les nez difformes de ses difformes patientes.  
L’intérieur était à l’avenant… Précédant l’ami Jojo, Kantz poussa l’une des portes de bois (la narine droite, comme il se plaisait à la surnommer par-devers lui) et remonta l’allée centrale, balisée de cierges. Ailleurs, on n’y voyait goutte : les rares vitraux intacts étaient trop poussiéreux pour laisser filtrer le soleil, et le feu de joie des crèches des Noël passés avait laissé son empreinte charbonneuse sur les murs bétonnés. Une bonne partie du salaire (et des weekends) du professeur passaient dans la restauration de la Cathédrale, mais une vie n’aurait pas suffi à lui redonner sa flamboyance d’origine… Et depuis l’avènement des Dieux Modernes, les appels au don ne rapportaient que des clopinettes.      
« Purée de purée, siffla Jojo, c’est ’achement chiadé !
- Style néo-naïf, fin du XXème, début XXIème, précisa Kantz. Admirez les six chapelles en arc-en-ciel où se dérouleront les tableaux vivants de la Crèche.
- Ch’rai dans laquelle ?
- Aucune. Vous trônerez à la place du roi, au-dessus de l’Autel, où vous serez l’objet de tous les regards.
- Ben ça pour une première… »
Kantz était heureux d’apporter une aide modeste à son benoît compagnon. Le bon sens et la spontanéité de ce joyeux suicidaire le changeaient agréablement de la superficialité des bourgeoises lourdement fardées qui venaient le consulter d’ordinaire. Friture, fosse septique, chien mouillé, ainsi classait-il Jojo au sein de sa mémoire olfactive – la seule qu’il possédât jamais. Pour Kantz, le « parfum naturel » du SDF, bien que pestilentiel, était la plus grande des qualités : une marque d’intégrité, quand tant de ses congénères camouflaient leur senteur intime derrière des litres de parfum aussi artificiels que leur personne...    
En marque de sympathie, le professeur décida d’offrir à son nouvel ami une visite guidée du monument. « Les vitraux relatent l’histoire de St-Georges terrassant le Dragon...
- Mon ex avait un dragon tatoué sur le cul, dit Jojo, mais il s’appelait pas Georges…
- …et le plafond en trompe-l’œil illustre la Bataille pour le Paradis…
- Anges contre démons… Ca devait donner ! C’est qui qu’a gagné ?
- …et regardez cette statue : la Vierge pleurant son Saint-Fils, mort pour nos péchés… quel prodigieux nez en trompette !
-  Ah ben c’est marrant dites-donc, quand j’étais gosse j’en jouais…
- Et moi j’étais enfant de chœur dans cette Cathédrale, confia Kantz, les yeux brillants. J’ai collé mes crottes de nez sous ces bancs, et j’ai pissé dans l’eau bénite plus de fois que je ne saurais le dire. Ces murs m’ont vu grandir et m’épanouir : ici est née ma passion pour le nez, c’est également ici que j’ai connu mon premier orgasme et ici que je me suis marié. Dire que je suis attaché à cette Cathédrale est encore loin de la vérité : elle est une part de moi-même, et je ne la regarderai pas dépérir sans rien faire. Par la grâce de la Sainte-Vierge, Jojo, vous allez m’aider à faire revenir les fidèles en ces murs : désirez-vous que je vous crucifie tout de suite ou tout à l’heure ?
- Oh ben va pour maint’nant, au moins ça s’ra fait. »
Alors Kantz sortit son pistolet à clous...

9

Des couloirs immaculés, des bureaux luxueux, des salles informatiques suréquipées, des appareils médicaux, des blocs opératoires… Et partout, une même impression de propreté et de luminosité. « Mais ! bégayait Sassott. Mais ! mais ! » Depuis un moment, rien d’autre ne parvenait à sortir de sa bouche.
« Je comprends votre étonnement, concéda la Mère Supérieure, mais vous devez intégrer que la Terre tourne, même chez les cramélites.
- Mais le bunker, le couloir, les torches, l’odeur pestilentielle, l’Ouvreuse…  
- Du folklore, expliqua-t-elle. Des vaporisateurs diffusent le parfum traditionnel des sœurs dépenaillées, recréé artificiellement : après tout quoi de mieux pour préserver notre entreprise florissante des regards indiscrets ? Par ailleurs, certaines de nos Anciennes se sont révélées incapables de s’adapter aux nouvelles méthodes, aussi leurs permettons-nous de vivre selon leur souhait, et vous reconnaîtrez qu’elles s’avèrent diablement efficaces pour décourager d’éventuels visiteurs. Je ne dis pas cela pour vous bien sûr : votre venue était attendue.
- Mais qui vous a prévenu de…
- D’après vous ? »
Le suspect était tout trouvé : « Kantz ?
- Bingo ! Il est l’une de nos rare personne de confiance à l’Extérieur. Les filles l’adorent, il a gracieusement refait le nez de presque chacune d’entre elles. Il nous a confié voici déjà quelque temps les problèmes d’organisation de votre petite crèche vivante, et nous avons mis au point ce stratagème. Il n’attendait qu’un coup de fil de votre part pour vous aiguiller vers nous…
- Je me suis jeté moi-même dans la gueule du loup, pesta Sassott.
- Pas du tout, les filles avaient hâte de vous rencontrer ! »
L’évêque avait beau se creuser la cervelle, il ne comprenait rien. « Me rencontrer, moi ? Pourquoi donc ? » Des cramélites accueillantes, on aurait tout vu ! « Que s’est-il passé pour provoquer une évolution si radicale de votre ordre ? Une mutinerie ?   
- Non, une simple reconversion professionnelle. Aussi respectable fût-il, l’idéal de nos aïeules n’était pas adapté au monde moderne : courir nues dans des grottes et lécher l’humidité des murs en faisant des grimaces, c’est peut-être rigolo, mais ça ne rapporte pas bézef. En outre, sur le strict plan de la masse salariale, le Cramel d’antan était devenu dangereusement dépendant de facteurs externes ; or les candidates à la Contemplation sous-terraine et la venue de visiteurs mâles se faisant rarissimes, notre Ordre semblait condamné à l’extinction à plus ou moins long terme. La première mesure que prirent les cramélites modernes fut donc celle d’une indépendance totale. A commencer par l’indépendance biologique.
- Pardon ?
- Figurez-vous que nos ancêtres, que vous avez bien connues, avaient une méthode tout à fait originale, quoique rudimentaire, de conserver au frais les gamètes de leurs visiteurs… »
Des scènes de son cauchemar revinrent à Sassott. T’inquiète pas pour d’éventuelles grossesses, si on te pond des bâtards, on les bouffera ! Il pressentait une catastrophe imminente…
« Nous sommes parties sur ces bases et avons bâti un laboratoire autonome de Fécondation In Vitro… dont je suis le premier bébé-éprouvette.
- Et les donneurs mâles, murmura l’évêque, redoutant la terrible vérité, étaient-ils nombreux ?
- Pas vraiment, Papa. »
Alors que le sol s’ouvrait sous ses pieds, Sassott regarda autour de lui : l’air familier que possédaient toutes ces jeunes cramélites, la Mère Supérieure comprise, n’était autre que celui de son propre visage ! Saigneur…
« J’ai… J’ai combien d’enfants ?
- Oh, cela fait bien longtemps que nous avons cessé de compter. Disons seulement que nous en sommes à la troisième génération. » Encore mieux, je suis un arrière-grand-père poly-incestueux. « Bien sûr, nous n’aurions pas eu de mal à trouver d’autres donneurs, mais au fil des ans nous en sommes venues à connaître ton code génétique sur le bout des doigts. Tes spermatozoïdes n’ont plus aucun secret pour nous, Papa ! Pourquoi changer une recette qui marche ? »
Il était venu chercher une Vierge à l’Enfant et se retrouvait à la tête d’une portée de bondieusardes féministes… Il éprouvait la même sensation que le client de librairie désirant acheter un livre de poche et repartant les bras chargés d’une encyclopédie en trente volumes. Moi si j’avais dû avoir un gosse, j’aurais voulu un fils !
« Nous sommes des business-women, poursuivit la Mère (Fille ?) Supérieure, aussi avons-nous mis ces colossales ressources humaines à profit : tout d’abord pour redonner un coup de neuf à nos locaux, puis pour diversifier nos activités. Nous optimisons le profil de nos sœurs-éprouvettes en fonction de nos besoins : tu as rencontré notre imposante Vigile, beau bébé n’est-ce pas ? Les jeunes femmes blondes au visage d’ange ici présentes sont nos secrétaires et nos chargées de relation clientèle ; nous avons également plusieurs Agricultrices bien charpentées pour nos cultures ; quant aux autres, au physique plus cramélien dirais-je, ce sont nos artistes. Laisse-moi te les présenter. »  
Trop accablé pour protester, Sassott suivit docilement la Sœur (Fille ?) dans les couloirs immaculés du Cramel Nouveau.
« Voici nos ateliers de couture où sont conçus les costumes, et par là se trouvent la menuiserie, puis le département chargé des décors et des effets spéciaux, et par ici tu aperçois à l’œuvre nos talentueuses maquilleuses. » De jeunes cramélites, cette fois-ci moches comme le voulait la tradition, les saluèrent de la main ; à la grande horreur de l’évêque, toutes arboraient un même air typique à la Sassott, et sur leurs lèvres silencieuses on pouvait lire : Papa !
« Parce qu’en plus vous faites du cinéma ? finit par demander Sassott, qui n’était plus à une surprise près.
- Pas exactement. Nous possédons une plateforme web : Bible’s boobs online. Tu connais ? »
Nouveau coup au cœur ! Pour sûr, qu’il connaissait, il y passait même toutes ses soirées (comme la plupart des ecclésiastiques). Bible’s boobs online s’était taillé une solide réputation auprès d’un public aux exigences particulières : le site offrait des courts métrages déviants inspirés de la Bible ainsi que des salles de chat regorgeant de nonnes peu farouches… et unanimement laides ! Des cramélites, pauvre buse, comment ne t’en es-tu pas rendu compte ? Tes propres filles, qui plus est… Sassott ne connaissait même pas de mot pour qualifier ce genre de perversion. Cyberpédoincestophile ?
« Bienvenue dans nos modestes studios de production ! lança la Mère Supérieure alors qu’ils traversaient un vaste plateau que n’aurait pas renié Hollywood. Permets-moi de t’offrir un abonnement à vie, en échange de ton silence absolu sur nos secrets. »
Sassott hocha la tête, hébété. Il vit à peine les scènes de tournage où des cramélites courtement vêtues subissaient les pires outrages (démones de l’Enfer, prêtres pédophiles, rottweilers, rien ne leur était épargné...), et n’entendit pas les explications de sa fille sur le montage et la mise en ligne des séquences. Il avait besoin de remettre de l’ordre dans ses idées. Saigneur, aide-moi à me concentrer. Il n’était venu que pour une seule chose : une Vierge à l’Enfant… Qu’importaient les récents (et forts désagréables) coups de théâtre, il devait se focaliser sur cet unique objectif.
« Je présume que vous n’avez aucune femme enceinte à me présenter ? se risqua-t-il. Cette histoire de plombier était un leurre, n’est-ce pas ?
- Si nous avions vécu dans le dénuement le plus total, qu’aurions-nous fait d’un petit moustachu en salopette ?
- Je m’en doutais. La comédie a assez duré, je regagne de ce pas ma…
- Ah, quel caractère de cochon ! Heureusement que nous avons gommé ce trait des gamètes de notre banque ! Sans doute me suis-je mal exprimée : nous sommes toutes disposées à te venir en aide, Papa. Nous sommes ta famille. »
Et sa fille de lui faire un gros câlin. Sassott s’en trouva plus démuni qu’il ne l’avait jamais été. « Notre pool de femmes enceintes est conséquent, tu y trouveras certainement ton bonheur. Personnellement, Sœur Langue me semble être à point pour le rôle… Je vais te la chercher. »
Pour le faire patienter, l’une des sculpturales secrétaires lui apporta un whisky on the rocks : « Tiens Papa, ça va t’aider à te faire passer la pilule ». Et effectivement, il savoura les brumes de l’ivresse lorsque la Mère Supérieure revint en compagnie d’une cramélite trapue et en cloque jusqu’aux yeux, quatorze ans tout au plus, dont le visage était un mélange parfait entre celui de Sassott et de… l’Ouvreuse. De mieux en mieux : une descendante commune ! Il imaginait déjà l’ambiance des repas de famille… Sœur Langue roula un regard timide dans sa direction. « Ne t’offusque pas : elle ne parle pas beaucoup. Mais pour le reste, elle est au poil. » Vu le duvet sous son nez, c’était le terme adéquat. Et si... Un rictus balafra soudain le visage de l’évêque : une idée totalement barrée venait de germer dans son esprit déboussolé !  
« Dis-moi ma fille, penses-tu que toi et tes sœurs pourriez mettre vos compétences au service de la Traditionnelle Crèche Vivante de Noël de votre pauvre père ?
- Nous espérions secrètement que tu nous le demandes ! s’émut la Mère Supérieure, une main sur le cœur. Tu n’as qu’à demander, Papa, et nous satisferons le moindre de tes désirs. Sache en outre que grâce à notre collaboration avec le SPECTRE (Syndicat des Prêtres et Enfants de Chœur Toujours Raides et Extravertis), nous pouvons également te fournir autant de figurants masculins que tu le désires…
- Tope là ! »
Ainsi le marché se conclut-il, dans un immense et dément éclat de rire.
           
Lorsqu’arriva l’heure du retour, Sassott s’était résigné à se faire raccompagner par l’Ouvreuse. Gonflée comme un ballon de baudruche, la peu loquace Sœur Langue le suivait d’un pas traînant et semblait sur le point d’accoucher à tout instant. L’Ancienne cramélite les cueillit à la frontière entre le Cramel Nouveau et le couvent d’origine, adossée à une grille en fer et souriant de toutes ses dents cariées.   
«  Qu’Sassott ! t’ t’es bien marré ? »
            L’évêque désigna Sœur Langue de la tête : « Il semblerait que vous et moi ayons des intérêts communs...
- C’te mocheté, là ? Pfff, son père tout craché ! » La mocheté ne parut pas en prendre ombrage ; avec une étonnante délicatesse, l’Ouvreuse colla une oreille (pointue) contre son ventre rond. « Pis la v’là en cloque, en plus ! Ma pauv’ fille, mais qu’est-ce tu vas fout’ d’un chiard ? Ah, d’mon temps on s’s’rait pas cassé la nénette, un bon coup d’aiguille à tricoter et allez : à table. Laisse-la moi cinq minutes, Sassott, et j’la débarrasse d’son parasite... » La vieille cramélite se mit à secouer le bidon de la parturiente comme un grelot. 
« Pas touche, intervint Sassott, j’ai besoin de la mère et de l’enfant pour ma Crèche.
- A ta guise, l’évêque. Mais faudra pas chialer quand l’drôle ira piquer tes hosties pour les r’vendre au black. » Ses yeux porcins toisaient le globe utérin avec gourmandise. « Gâcher d’la bonne viande comme ça, moi ça m’rend malade. »
En parlant de malade, Sœur Langue n’avait pas l’air dans son assiette : pâle et haletante, elle se tenait les hanches et respirait comme un teckel en chaleur.
« Le chemin est long jusqu’à la surface ? s’inquiéta Sassott. Je crains qu’un effort soutenu ne précipite l’arrivée sur Terre du Divin Enfant...  
            - Ouais, super long ! » gloussa-t-elle. Et pivotant sur elle-même comme une ballerine, elle fit coulisser la grille en fer et poussa un bouton lumineux. « Ping ! » fit l’ascenseur en ouvrant ses portes.
            « Très ingénieux, reconnut Sassott. Et où conduit-il ?
            - C’est un ascenseur qu’il est magique, railla l’Ouvreuse. ’va t’ramener direct chez toi.
- Pardon ?
- T’es vraiment lent à la comprenette hein ? Le cœur du Cramel l’a été construit pile poil sous ta Cathédrale, t’savais pas ? Les copines et moi, on s’faufile souvent chez toi la nuit, en catimini, et on vient t’chatouiller les moustaches et chier dans la Sacristie. »
L’évêque avait mis cela sur le compte des rats... Dire que pendant tout ce temps, ses centaines de filles avaient vécu juste sous ses pieds !
« Comment se peut-il que je ne me sois jamais douté de rien ? Où arrive précisément l’ascenseur ?
- Dans un coin désaffecté d’la Cathédrale : le confessionnal. »




10

« ... et elles possèdent des serres et des champs de culture sous-terrains vastes comme des terrains de football, ainsi qu’une piste cyclable et une piscine olympique et peut-être allez-vous me prendre pour un dingue, Jean-Audouin, mais j’ai même cru apercevoir un zoo ! »
Ecoutant l’évêque d’une oreille distraite, Kantz mettait la touche finale à son œuvre. Il déposa la couronne d’épines sur la tête de Jojo. « Si on m’avait dit qu’un jour j’ finirais Roi ! » s’exclama celui-ci.
Accroupie dans un coin de la nef, Sœur Langue observait tout ce petit monde, l’air hagard. Depuis que Kantz lui avait donné une pilule rose, ses contractions s’étaient arrêtées.
« … et selon mes estimations, j’ai plus de trois cents descendantes et... 
- Comment trouvez-vous votre Christ sur la Croix ? » coupa Kantz.  
Sassott leva les yeux. « Bonté divine, je ne l’avais même pas remarqué ! Quelle tête-en-l’air je fais... Monsaigneur Sassott, dit l’évêque.
- Jojo, dit Jojo. Je vous aurais bien serré la pince, mais là j’ai les mains prises.
- Ne vous dérangez pas ! Vous êtes juste magnifique… La barbe en friche, les poux, la gale, la crasse, l’odeur... je reconnais bien là votre sens du détail, Jean-Audouin ! Mais si je puis me permettre, ne l’avez-vous pas crucifié un peu trop en avance ? La Crèche ne se tiendra que dans trois jours…
- Il me semblait encore un peu épais pour le rôle. J’ai pensé qu’un petit jeun ne lui ferait pas de mal.
- Fort bien. Et pour ma Vierge à l’Enfant pensez-vous que...
- Je déclencherai l’accouchement à l’heure voulue. Chez les Kantz, la ponctualité est la qualité première. 
- Mes saigneurs ? » Jojo avait lui aussi une question, d’ordre liturgique : « Dites, y’a pas d’ risque que j’ résurrectionne trois jours après comme vot’ Zombie-Jésus, c’est sûr ?
- Pas le moindre, certifia Sassott.
- Soyez rassuré, ajouta Kantz. Sur le nez de mon fils, j’y veillerai personnellement. »
Le clochard devenu roi poussa un « ouf ! » de soulagement.
Tout semblait en place… La Traditionnelle Crèche Vivante de Noël s’annonçait sous les meilleurs auspices !

11

De là où il était, Jojo avait une vue imprenable sur la Crèche. Sassott et ses amies moches comme des poux n’avaient pas fait les choses à moitié : chacune des six chapelles avaient été décorées avec un incroyable souci du détail. Aucune plume ne manquait sur les ailes des anges, et la grange où la Vierge mettait bas semblait authentique – jusqu’à la paille et au fumier. Ah, ces sœurs cramélites étaient d’une redoutable efficacité ! Il fallait les voir courir en tous sens, coordonnant le jeu des acteurs, retouchant costumes et maquillages, et prêtant attention au moindre petit accessoire jusqu’à la dernière minute ! Bien qu’il ne pigeât pas grand-chose aux scènes proprement dites, Jojo trouvait ça distrayant...
Côté ouest, les tableaux relataient les jeunes années du Christ, depuis « L’Annonciation » faite à Marie par un Ange Gabriel coquin (« tant que j’touche pas à ton hymen, mon patron m’a filé carte blanche »), en passant par la sanguinolente venue au monde du divin enfant (c’est ici qu’intervenait Sœur Langue, et entre ses contractions, l’âne, le bœuf et les trois black habillés en princes du désert, la pauvre fille n’avait pas le temps de s’ennuyer), jusqu’à son adolescence rebelle (Little Jes’ tabassait des aveugles en leur gueulant « et main’nant tu la vois la lumière ? c’est un putain de MIRACLE ! », puis partait fêter ça au bordel du coin). Bref, un bien beau spectacle pour petits et grands !   
Les chapelles de l’aile est accueillaient en revanche des représentations réservées à un public averti : dans la première, une époustouflante scène d’arts martiaux voyait Jésus affronter le Diable et ses succubes, jouées par les bondissantes cramélites, dans un désert plus vrai que nature. Les dents volaient et le sang coulait à flot ! Puis dans « La Cène » (sans doute une faute d’orthographe) les membres du SPECTRE exposaient leurs talents, à travers la plus grande comédie-musicale-orgiaque-gay que Jojo eût jamais admirée : « Ceci est mon corps, qui qu’en veut ? » chantait un Jésus déchaîné… Enfin, le dernier tableau était clairement orienté SM : en string et en tongs, le Christ charriait une lourde croix sur son dos pendant qu’un soldat romain hurlait en le fouettant : « avoue, racaille, avoue ! », et Jésus avait l’air d’aimer ça car il n’arrêtait pas de tendre l’autre joue, et Jojo en avait mal pour lui.             
Le bon Pr Kantz ne lui avait pas menti : il passait un sacré bon moment, et tout le monde était tellement sympa ! Bambins comme personnes âgées faisaient la queue pour être pris en photo devant ses pieds cloués, et Jojo devait se forcer pour ne pas sourire lorsqu’ils lui crachaient au visage. N’oublie pas ton texte, se répétait-il, c’est le rôle de ta vie. « A vous de jouer ! lui avait lancé Kantz en lui mettant une nouvelle pilule d’anesthésique sous la langue. Les gens viennent à l’église pour voir du sang et de la souffrance - de la Passion, que diable ! – donnez leur-en pour leur argent.
- Pas de problème », avait rétorqué Jojo, et depuis le début de la Crèche il n’avait cessé de pousser de saisissants râles d’agonie qui faisaient le bonheur des spectateurs : « Raaaah, oooooooh, aaaargh… » De temps à autre il les ponctuait de lâchés de bave ou d’urine, toujours accueillis par un tonnerre d’applaudissements.
Tout à coup, des pleurs de nourrisson retentirent dans la nef : l’enfant Jésus était enfin né ! Sœur Langue avait l’air au bout du rouleau, mais Sassott paraissait tout heureux de tenir son petit-fils dans les bras ; il eut toutefois le plus grand mal à persuader les blacks, pendus aux tétons de sa fille, de laisser une petite place au nourrisson.
D’un clin d’œil, Kantz fit signe à Jojo que le grand moment était enfin arrivé. A son signal, les acteurs interrompirent leurs représentations, et tous les regards se tournèrent vers l’Autel. Vers moi. Sassott s’adressa à ses ouailles : « Très chères sœurs, très chers frères, le temps de la Communion est venue. En récompense à sa générosité, je laisse exceptionnellement à notre bien-aimé Pr Kantz l’honneur d’officier ! »  
            Le chirurgien salua la foule silencieuse et monta sur l’Autel, de façon à se tenir à la hauteur de Jojo. « N’oubliez pas de crier ! » lui glissa-t-il, un sourire en coin. L’excitation gagna le clochard ; s’il n’avait pas été crucifié, il en aurait sautillé de joie !
« Gloire au Saigneur » dit solennellement Kantz tandis que Sassott l’aidait à revêtir une blouse chirurgicale. Le recueillement était de mise, on entendait les mouches voler. Nul ne pipa mot lorsque le professeur leva bien haut son bistouri électrique et le plongea dans l’abdomen de Jojo. « Aïe ! cria celui-ci avec un peu de retard. Ouille ouille ouille ! » Dans un crépitement accompagné d’une délicieuse odeur de poulet grillé, la lame traça une ligne verticale en direction de son nombril. « Je souffre, rigola Jojo. Nom de Dieu, je dérouille ! » Puis le chirurgien continua la dissection à la main. « Mon métier exige une certaine poigne », avait-il dit, et il en donna la preuve : il écarta les bords de la plaie avec une facilité déconcertante, comme on ouvre un rideau. « Cette gelée jaunâtre, c’est votre graisse, expliqua-t-il à voix basse. Aussi surprenant soit-il, il vous en reste un peu ! Et voici, vous l’aurez sans doute deviné, vos muscles abdominaux. A l’union de ceux-ci se trouve la ligne blanche, une zone de faiblesse anatomique. Je me propose de la déchirer à la seule force du poignet. » Et Kantz continua à fouiller son ventre, à tirer, triturer, arracher les pans de chair et de muscle, et Jojo, qui était secoué dans tous les sens, avait l’impression d’être un poisson qu’on vidait, et il trouvait ça vachement chouette. « Nous y voici ! » Le professeur essuya la sueur qui perlait à son front. « Cette espèce de membrane s’appelle le péritoine. Il s’agit simplement d’un sac, qui contient des kilomètres et des kilomètres d’intestins – en langage populaire : vos tripes ! Que l’on vienne à le percer et vos boyaux sortent prendre l’air ! »
Dont acte : Jojo vit ses anses intestinales jaillir de son ventre et pendouiller mollement dans le vide, comme (pourquoi pensait-il à cela ?) autant de verges flasques. « J’ai pris soin de contourner vos artères principales pour que vous puissiez profiter pleinement du final », précisa Kantz. Cet homme a vraiment du cœur ! s’ébaubit Jojo.
Alors le chirurgien fit claquer ses doigts, et l’évêque lui apporta une boîte richement décorée… Immédiatement, un murmure d’excitation parcourut l’assemblée de fidèles. Car la boîte contenait des hosties, et le moment était venu de les consacrer. Aidé de Sassott, Kantz les prit par poignées et les fourra dans l’abdomen grand ouvert de Jojo, à la place laissée vacante par ses intestins. « Vous devez trouver que je vous farcis comme une dinde. Mais n’est-ce pas approprié en cette période de l’année ? » Sacré professeur, toujours le mot pour rire ! Un sourire fou aux lèvres, l’évêque bénissait consciencieusement chaque fournée : « Comprenez-vous mieux ce qu’est la transsubstantiation, mon bon Jojo ? Le pain et le vin deviennent le corps et le sang du Christ. Littéralement.
- Et pour une recette réussie, ajouta Kantz, laissez reposer cinq minutes, le temps que le pain se gorge de sang. Le goût n’en sera que plus puissant ! »
La fébrilité du public était désormais palpable : chacun voulait communier ! Mais bien entendu, la première hostie revenait au Pr Kantz.
« Mes hommages, salua dignement ce dernier en retirant le pain azyme rougeoyant du ventre de Jojo.
- Tout le plaisir était pour moi ! dit Jojo, qui n’avait jamais été aussi heureux de sa vie.
- J’aurais aimé vous rencontrer plus tôt, mon ami. Nous partageons la même vision du monde.
- Ouais ?  
- Pour certains, il est nécessaire de construire une cathédrale monumentale pour exposer la gloire de Dieu à tous les regards et s’élever jusqu’à Lui ; pour d’autres, la cathédrale doit être enfouie au plus profond de la terre, et réservée à quelques initiés. Mais vous et moi savons où se trouve la véritable cathédrale. » Du bout du doigt, il lui tapota sur le nez. « Le corps, tel est le plus bel édifice que l’Homme puisse offrir au Saigneur ; vous avez sculpté le vôtre des années durant, à coups d’aiguilles, de gnôle et de bactéries, et l’on ne pourrait rêver célébration plus grandiose de l’œuvre divine. L’auriez-vous cru ? Sous le vernis du statut social, vous et moi sommes identiques : des artistes, dont la matière première est la chair. Votre nez ravagé témoigne de votre virtuosité... J’ignore si moi-même j’aurais su livrer un travail si émouvant !
- Eh bé, merci du compliment ! s'émut le clochard. Z’aurez qu’à récupérer mon pif, si ça vous fait plaisir. Pis quand vous l’regarderez, vous penserez à c’bon vieux Jojo. » Trop ému pour répondre, Kantz se contenta de le remercier de la tête et se retira.
Sassott communia en second (Jojo le surprit en train de planquer quelques hosties supplémentaires dans ses poches), puis un par un les fidèles s’avancèrent et plongèrent tour à tour leur main dans l’abdomen béant du SDF. Mais peu à peu, la frénésie gagna la foule, et l’ordre rangé fit place à la cohue. On se bousculait, on se piétinait pour accéder à Jojo. Chacun voulait un bout de corps du Christ ! Lorsque les hosties vinrent à manquer, toute discipline cessa finalement, et les croyants se rabattirent sur les organes et les vaisseaux de Jojo, et comme des chiens ils se les disputèrent, qui un bout de tripe, qui une veine, qui un rein, et leurs gueules affamées de spiritualité déchiquetaient la chair, et leurs visages illuminés étaient barbouillés de sang, de lymphe et de sucs digestifs, et lorsqu’enfin une branche de l’aorte fut sectionnée la vision de Jojo s’assombrit, et la dernière image qu’il emporta fut le sourire bienveillant de Kantz, assistant de loin à ce carnage, d’un œil brillant et attendri.




12

Au petit matin, l’évêque et le chirurgien étaient assis sur les marches de la Cathédrale, intégralement recouverts de suie et de sang.
« De mémoire d’homme d’Eglise, cela faisait de nombreuses années que la Crèche n’avait connu un aussi franc succès.
            - Grâce en soit rendue à Jojo, murmura Kantz, fixant intensément le flacon de formol où flottait le nez de son défunt ami. Si cela ne vous dérange pas, je me chargerai personnellement de l’empailler pour la procession de Pâques.
            - Entendu. »
Le silence du jour naissant était délicieusement reposant ; l’air sentait bon le bois brûlé et le barbecue. Un enfant de chœur vint troubler le silence : il apportait le journal du jour. « Parle-t-on de nous ? s’enquit Sassott.
            - Seulement en page 2… annonça le jeune d’un air gêné.
            - Et les Musulmans d’En Face ?
- Idem. Leur soirée “guerre des étoiles” était franchement réussie : des gars en djellaba sautaient d’un avion, mais à la place du parachute ils portaient des explosifs. Apparemment, il a plu des morceaux de corps sur des kilomètres à la ronde.
- Pas mal, en effet. Mais dans ce cas qui fait la Une ?
- Ben comme d’hab’… La fête en plein air des Apôtres des Dieux Modernes a attiré des dizaines de milliers de personne. Ils ont mis le paquet : boissons et drogues gratis et distribution à gogo de pilules de méningite et de peste bubonique, rien que ça ! Et même, même ! quelques pilules de mort subite. Les médias en font leurs choux gras ! »
Tout à coup, l’évêque parut désemparé. « Cette surenchère… Des moyens colossaux…
Impossible pour nous de tenir la cadence… Cause… Perdue d’avance.   
- Mais non mon père, ne vous inquiétez pas, le rassura Kantz, stoïque. Les cramélites et moi-même avons quelques idées en tête... Croyez-moi sur parole : pour la prochaine Traditionnelle Crèche Vivante de Noël, nous ferons encore pire ! »
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