jeudi 3 novembre 2011

Le Secret des elfes [Herr Mad Doktor]


            Il était une fois, dans le lointain et méconnu Royaume du Rek’Thüm, un elfe qui faisait caca. Tout du moins, qui essayait… Parce qu’elle était bien gentille, Mère Nature, d’avoir filé à son peuple le don de Communication Universelle, mais franchement, sans vouloir la vexer, ça ne facilitait franchement pas l’intimité.
« Un don, un don, maugréa l’intéressé en bouchant vainement ses oreilles pointues, une saleté de fléau, ouais ! »   
A son corps défendant, l’elfe Sylvain (c’était là son petit nom) comprenait en effet le doux chant des oiseaux, le dur langage des pierres, et même le vert parler des mauvaises herbes. Du matin au soir, leurs voix imbéciles s’infiltraient impudemment dans sa caboche, et vous savez quoi ? Tous autant qu’ils étaient, les enfants de Mère Nature se fendaient la poire : « L’elfe fait popo ! l’elfe fait popo ! », voilà ce qu’ils chantonnaient à tue-tête. Difficile, dans ces conditions, de trouver un coin où déposer tranquillement ses petites affaires…

 Ce matin là, ballonné par les pintes de Nectar Pur qu’il s’était sifflé la veille au soir à l’occasion du Bal des Nymphettes, Sylvain avait commencé par se chercher un petit coin moussu et ombragé, au cœur de la Forêt Noire. Les vieux chênes de la région, des glandeurs complètement séniles, ne lui prêtaient généralement aucune attention. Avec ces foutues fougères, en revanche, c’était une autre paire de manches ! Et d’un, il fallait les flatter sur la magnificence de leur ramure pour qu’elles n’alertent point leurs copines à dix kilomètres à la ronde. Et de deux, elles ne daignaient céder l’une de leurs misérables feuilles qu’au prix d’âpres négociations – comment s’essuyer, sinon ? Malheureusement, en ce sinistre lendemain de fête, rien n’y avait fait : Zonzinette la fougère avait ri comme une bécasse dès la mention du mot « déféquer », et tous les éléments des parages, gouttes de rosée comprises, s’étaient invités à la fête. « Oreille Pointue veut faire popo ! Oreille pointue veut faire popo ! » On avait persécuté l’elfe jusqu’à la lisière de la Forêt Noire, où un Aigle de l’Est – un pigeon voyageur, corrigea Sylvain – lui avait déféqué sur la tête en signe de mépris ultime. Le peuple elfique avait encore été la risée de la Création ! Cela ne pouvait plus durer…    
Au fond, se dit Sylvain, à bout de souffle, tout cela n’est qu’une vilaine affaire de jalousie. Nul ne raillait les mâles humains leveurs de pattes ou ces couillons de nains pétomanes… Chanceux êtres inférieurs qui, du fin fond de leur médiocrité, avaient le droit d’assouvir librement leurs besoins biologiques ! Mais les elfes, ah, les elfes… Personne n’avalait qu’ils fussent les bambins préférés de Mère Nature. Quelle injustice ! Etait-ce donc de leur faute s’ils étaient les créatures les plus belles, les plus pures, les plus gracieuses, bref, les plus parfaitement parfaites ayant jamais foulé le Rek’Thüm ? « C’est de la ségrégation elfique, décréta Sylvain, rien de moins ! » Un elfe noir n’aurait pas dit mieux.
    
Chassé de sa forêt natale, Sylvain avait pris la clé des champs. Sa course effrénée n’avait pas arrangé son ballonnement, et il craignait sérieusement de souiller ses froques dans la minute (pauvre de lui, les tuniques en mithril était si difficiles à nettoyer…). « Grouille-toi ! protestèrent ses intestins. On va pas tenir très longtemps ! » Bien que cela ne lui plût guère, le fugitif n’avait pas d’autre alternative que de gagner les cultures du Père Magrotte, le fermier fou. Cela n’était pas sans risque – le Père Magrotte tirant à vue –, mais la récompense en valait la peine… Car nulle fleur, voyez-vous, n’était plus benoîte qu’un tournesol. Ces faces jaunes, littéralement hypnotisées par l’Astre de Vie, ne prêtaient aucune attention au reste. Une pensée unique tournait en boucle dans leurs pétales simplettes : « Je vois la lumière ! », tandis qu’elles fixaient l’objet de leur adoration jusqu’à la plus totale crémation. Adoptant la position du crabe, l’elfe se faufila entre elles, gratta le sol du pied et vérifia si le périmètre était sécurisé. C’était là le point crucial de l’opération.
Sylvain s’assura tout d’abord de l’absence d’Invisible dans les parages. Créatures aussi pacifiques que facétieuses, les Invisibles n’aimaient rien tant que surprendre les elfes au beau milieu de leur grosse commission, ce qui était chose aisée puisque comme leur nom l’indique, les Invisibles étaient... invisibles. Une douce brise, la sensation d’être épié, un silence inquiétant, étaient autant d’indices de leur présence, volatile il est vrai ; à tel point que certains esprits chagrins niaient leur existence, les qualifiant de chimères destinées à effrayer les enfants, voire d’expressions maladives d’un délire paranoïaque – foutaises. L’elfe Sylvain, grand baroudeur devant l’Eternel, avait eu maintes fois affaire à eux. De par son expérience séculaire, il savait que les Invisibles laissaient dans leur sillage une imperceptible odeur de crevette-mayonnaise. Or, accroupi parmi les tournesols, les narines frétillantes, l’elfe humait certes de vomitives fragrances d’engrais – le Père Magrotte avait toujours eu la main lourde –, mais point de fumet crustacé. Et zou, un problème de moins !
Etape suivante : éliminer les nains, ennemis ancestraux de son peuple. Pour cela, Sylvain colla son oreille contre le sol. Un nain, c’était comme un ver de terre, mais en plus gros, plus poilu, et beaucoup plus crétin. Dépourvus de sens de l’orientation, ils jaillissaient du sol à l’improviste… Ce qui était le meilleur moyen de se recevoir une crotte elfique sur le coin de la figure. Notre elfe ballonné étant peu enclin à la bagarre, il préférait éviter ce genre d’incident. Son ouïe surnaturelle ne perçut aucun signe de machouillage – petit rappel anatomique : les nains grignotent la terre entre leurs dents avant de la recracher par vous-devinez-où –, aussi en fut-il fort soulagé. Moralement, s’entend.
            Ne restait plus qu’à convaincre le carré de terre d’accepter son offrande. Coup de pot, les petits cailloux du champ appréciaient tant le fumier du Père Magrotte qu’ils furent ravis de recevoir une nouvelle tournée !          
Pour une fois, tout se déroulait étonnamment bien. Etrangement bien. En fait, cette perfection était bien inquiétante ! Oh, pas que les elfes fussent paranos, pensez-vous, mais on n’était jamais trop prudent. Aussi, entre deux crampes intestinales insoutenables, le colopathe à l’ouïe affûtée contrôla une dernière fois l’air alentour : ni abeille, ni mouche trop curieuse à l’horizon… Puis il interrogea de nouveau le sol, qui jura n’avoir vu passer aucune fourmi de la journée… Et brusquement, il ôta ses collants.
« Jolies fesses blanches, Oreille Pointue ! 
            - Qui me parle ? » s’indigna Sylvain en remontant sa culotte. Aussi mécontent que flatulent, il leva son nez en trompette… Nom d’une crotte de hobbit, il n’avait pas contrôlé les cieux ! Un petit nuage goguenard se tenait pile au-dessus de sa tête.
            « Tu fais caca ! tu fais caca ! ricanait le nuage, seul dans le ciel bleu bébé.  
            - Et alors ? rétorqua l’elfe. Toi tu pisses bien sur la tête des honnêtes gens ! »
            Cette marque de vulgarité heurta vivement le nuage – qui était une femelle. Et quitte à se faire traiter de pisseuse, autant faire honneur à sa réputation : elle vida ses fluides sur l’elfe moqueur. Non mais !
            « Tu m’as manqué ! » ricana Sylvain.
            Le nuage femelle ne répondit rien, et pour cause : elle avait tant uriné de mécontentement qu’elle était passée de vie à trépas. L’elfe s’en félicita ; ces volutes tête en l’air tombaient toujours dans le panneau !
            Après mille et une re-vérifications, notre héros sous pression se remit à l’ouvrage, lequel réclamait d’ailleurs une bonne dose de concentration. A ne pas confondre, comme ces dyslexiques de nains, avec de la constipation ! Devoir professionnel oblige, ces inlassables foreurs de galerie étaient forcés de déféquer à même leurs chantiers souterrains, dans le stress et l’empressement… Bref, rien de tel pour induire un blocage intestinal carabiné. Pas étonnant que les accidents de travail fussent en inflation chez le peuple nain ! Mais ces indécrottables nabots étant aussi têtus que malodorants, ils refusaient obstinément de modifier leurs coutumes. Les elfes, eux, avaient pigé le truc : autant que faire se pût, il fallait trouver un endroit calme et retiré, propice à la méditation. Et surtout, surtout, en cas de problème, ils disposaient des feuilles de thé libératrices de Dame Fort-Lacs, voire des lavements magiques de Sœur Micro-Lacs.
Cependant, là, rien ne venait. Les railleries des autres abrutis avaient tant stressé Sylvain que son gros côlon s’était mis en grève !
« Alors, Mister Elfe, on est constipé ? » chantonnèrent deux voix, en léger décalage.
Un couple de molécules d’oxygène, d’ordinaire blasées, était sorti du rang.
            « Hé-ho, vous vous unissez bien à du carbone pour former les pets, alors pouët-pouët, hein ! contra Sylvain.
            - Ouah l’inculte ! railla la première molécule.
            - J’en connais un qu’a fait l’école buissonnière ! enchaîna la seconde.
            - Les gaz humains sont essentiellement constitués de méthane ! récitèrent-elles, en chœur.
            - Et alors ? rétorqua l’elfe, qui ne comprenait strictement rien à ce charabia.
            - Si tu avais mieux appris ta chimie, Oreille Pointue, tu saurais que le méthane est exclusivement formé de carbone et d’hydrogène… Sache que nous autres, les atomes d’oxygène, ne trempons pas dans les associations pétomanes !  
            - Et le trou dans la couche d’ozone,  z’y êtes pour rien p’t-être ? » piqua Sylvain, vexé.    
            Les molécules d’oxygène marquèrent un silence choqué. L’immigration était un sujet explosif. « Calmos amigos… vibrèrent-elles. Tu sais combien on est, dans la famille ? Si tu nous enquiquines on passe le message à nos cousins, et en moins de deux ce sera l’univers entier qui se moquera de toi !
            - Bien, concéda l’elfe, que puis-je faire pour m’excuser ?
            - Révèle-nous le secret… dit la première molécule.
            - … de la vie éternelle, compléta la seconde.
            - Rien de plus simple, expliqua l’elfe. Il suffit d’aller à la selle tous les jours, à heures fixes. Ce faisant, l’organisme excrète tous ses déchets et ne vieillit pas.
            - Tu rigoles ? s’exclamèrent de concert les molécules, incrédules.
            - Ben ouais », répondit l’elfe, avant de les inspirer toutes deux. Tapies au cœur de ses cellules, ses mitochondries voraces les dévorèrent sans sommation.
            Enfin, plus d’enquiquineurs ! Sylvain se remit en position et attendit que son côlon daignât reprendre le travail… En vérité, il attendit si longtemps que le Soleil partit se coucher avant la levée du piquet de grève. Et c’est ainsi qu’au milieu du champ de tournesols endormis, sous le regard amusé de la Lune, des Etoiles et d’une soucoupe volante égarée, l’elfe Sylvain fit ce qu’il avait à faire… tandis que le Rek’Thüm vibrait d’un sinistre refrain :

« Ho-hisse, ho-hisse, ho-hisse, l’elfe fait popo !
Des fils de Mère Nature, c’est bien lui le plus beau,
Blanches sont ses dents et si lisse est sa peau,
Mais quand vient l’heure de passer sur le pot
Alors, sans artifice, nous sommes tous égaux.
L’elfe fait popo ! Ho-hisse, ho-hisse, ho-hisse… »
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