vendredi 23 septembre 2011

MANALI [Gallinacé Ardent]


MANALI

                                                                                  A Pierre Gascar.

Le soleil s’était levé très vite, se décollant de la petite montagne comme un œuf au plat gluant. Juste là, devant nous, à portée. Il suffisait de tendre la main pour caresser la surface onctueuse et brûlante de l’astre.
C’était la récompense d’une chevauchée de toute une nuit, en moto, pour atteindre Manali, petit bourg de l’Himachal Pradesh. Nous étions quelque part au milieu de 2005, et j’étais encore vivant.
Mohan Aggarwal Kumar, grand escogriffe, mon conducteur, mon ami, mon frère, ancien fou, fumait sa première cigarette de la journée, veillant à entretenir l’état pré-cancereux de ses gencives.

Puis, sautant les clôtures, nous étions allés dans la montagne. Immenses forêts sauvages, étonnament douces, pins gigantesques. La lumière trouait les arbres en stylets poussiéreux. Au-delà de ce paysage de végétation tranquille, la calotte neigeuse du Triund, notre but. 2827 mètres, les premiers frémissements de l’Himalaya. Loin des hommes, loin des Indiens aux yeux noirs comme des cailloux, des Isräéliens défoncés au haschich, qui contemplaient les coins de table d’un œil vaseux, retourné sur lui-même.

Dans la vallée, en contrebas, il y avait un champ. Et dans ce champ, une chèvre, attachée par un long licol à un chêne. Deux présences solitaires dans un enclos.
Nous descendîmes la montagne. Elle était raide et glissante : il fallait faire attention. Mohan avait le pas lent et sûr. Il me jetait de temps en temps un échantillon de son regard las de bouledogue.
Tout en bas, la chèvre, qui jusqu’alors broutait tranquillement, s’était mise en mouvement, et manifestait le désir d’aller vers l’extrémité du champ opposée au chêne. Mais la longue corde reliée à l’arbre la retenait en arriere. A chaque fois que l’animal tendait la tête vers l’extérieur, le monde et la corde se refermaient sur son cou. Irritée par les petites strangulations répétées du chanvre sur sa gorge, la chèvre faisait maintenant de grands cercles autour du chêne. Elle en avait pris son parti : elle marchait, la tête haute et décidée, poussée par une envie d’animal, indéchiffrable pour nous. Volonté d’ épuiser la terre par ses pas, de marteler sa présence avec ses sabots. Ou simplement le désir d’aller paître plus loin. L’arbre la retenait, la guidait comme un cheval de manège. Et plus la chèvre tournait, plus la corde, s’enroulant autour de l’écorce, se resserrait. On aurait dit que le chêne, impavide et fixe, s’amusait à faire tourner la chèvre comme une petite planète folle.

Nous nous étions arrêtés, Mohan et moi, à mi-pente, amusés par ce spectacle.
« Si elle continue » dit Mohan avec son petit accent indien, « elle va finir par se trouver ficelée ».
Le vent s’ était levé. L’animal dans le champ continuait son voyage circulaire, au rayon décroissant. Qu’est-ce qui pouvait bien se passer dans la tête de cette chèvre ? nous demandions-nous. Elle remuait la tête comiquement, sûre de son bon droit, tendue dans sa trajectoire d’enfermement. Elle pensait peut-être, là, d’un seule geste puissant, arracher l’arbre, arracher le monde, s’imposer comme seul centre de son univers, enfin maître d’elle-même, sans être assujettie à la limitation absurde qu’on lui avait imposée. Hypnotisée par le rythme de ses sabots et la valse lente du paysage, elle marchait placidement vers son destin, en héroïne tragique, sans hésiter, droite. Son espace se réduisait petit à petit.

Quand nous arrivâmes enfin au chêne, la chèvre s’était entièrement enroulée contre celui-ci. Elle était debout, plaquée au tronc, totalement entravée par ses propres efforts. La corde, s’étant faite fin tentacule, la garottait avec amour. On eût dit que l’arbre, après des années de veille de sa proie, avait enfin pu l’avaler, l’enserrer tendrement, comme d’un enfant. Car il y a parfois, dans un éclair suspendu de cruauté, une parodie de dévotion maternelle dans la danse du prédateur et du prédaté. Les deux corps n’en faisait qu’un maintenant, entrelas grotesque et complexe. L’animal se débattait faiblement, la gorge ligotée. Avec l’atroce sentiment d’oppression qui frappe toute bête privée de sa liberté, entamée dans son être, dans son territoire vivant, amputée de cette part invisible qui pourtant constitue tout.

Ce qui nous frappa plus que tout, ce fut l’œil de la chèvre. C’était un bout de réglisse acidulé flottant sur une surface lisse et marron. Exorbité, l’œil était absorbé dans une angoisse absolue, dévorante, sans Dieu, sans espoir. D’un seul coup, le monde était devenu un espace de vide écrasant. La chèvre était tétanisée, obnubilée par ce trou qui se rétrécissait, se ratatinait sur un noyau d’épouvante : la certitude de sa propre disparition.

Et cependant, derrière cette particule hallucinée qui flottait au centre de l’œil, il y avait comme une prise de conscience d’un autre espace. Le regard était tourné vers l’azur. Connaissance de l’infini : peut-être n’est-ce qu’au moment de sa mort imminente que la chèvre faisait connaissance avec l’immensité du ciel et du soleil. Elle aura passé son existence à leur tourner le dos, chauffée par leurs rayons. Et maintenant elle réalisait qu’il n’y avait pas là de terrain rassurant ou poser ses pattes : rien qu’un espace ouvert, sans cordes, sans herbe, privée de la pesanteur de ses quatre pattes. Une grande chute inversée dans le cosmos. L’animal entravé était tendu vers un point au-delà de l’imaginable, et nous étions bien loin derrière lui alors que nous tentions de déméler le câble. Mais la chèvre tirait encore et encore, elle avait si bien manœuvré qu’elle était inextricablement liée au chêne. Nous essayâmes pendant de longues minutes. Mais nous n’avions pas de couteau sur nous. Nous tentions de tirer d’un côté, mais l’étau se resserrait autour du caprin qui remuait faiblement la tête. Nous nous écorchions les ongles à tirer, nous irritant, criant l’un sur l’autre, docteurs incompétents et maladroits s’affolant autour du patient mourant.

Mais il n’y avait rien à faire.

Alors, laissant la chèvre crucifiée, pitoyable et sereine, dans l’hallucination de son agonie, nous reprîmes notre chemin, sales. Nous jetions de fréquents regards en arrière, sur cette espèce d’installation artistique contemporaine que la Nature avait confectionnée elle-même. Nous avions le feu de la culpabilité au ventre, comme si nous étions les auteurs du suicide de la chèvre. Mohan marchait à grands pas, perdu dans ses pensées, suçant nerveusement sa cigarette. Il fallait s’éloigner le plus vite possible, de peur que l’on ne nous accuse de cette mise en scène morbide. Nous irions signaler ce qui s’ était passé au plus proche village, mais il était déjà à deux heures de marche et nous devions continuer.

Le soleil bâillait comme un lion, la rivière électrique lançait des éclairs de lumière, les roseaux dansaient doucement au vent. Tout était beau, et parfait ; et pourtant, le goût des choses avait été retiré. Le monde continuait sa route, insensible à tout, et nous nous y agitions mollement, comme la pointe émoussée d’un couteau crisse contre un mur.


Nous partions épuiser, encore, un peu plus, la surface de la terre sous notre piétinement incessant.


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