vendredi 15 juillet 2011

"Tremble, dit-Il, fils digne de Moi" [Gallinacé Ardent]



    TREMBLE, DIT-IL, FILS DIGNE DE MOI

      ...Quant à moi, je ne puis faire preuve d’indulgence face aux esprits mauvais ; il n’est pas plus grand péché que de laisser son âme se corrompre dans la gesticulation du monde. 
      Abbé de Fontenay


      L’été était venu comme une claque. Jour après jour, la chaleur me peignait de sueur aigre, comme une seconde peau. Ca grattait. Les vêtements se collaient à l’épiderme comme des ventouses, et je devais me contorsionner plusieurs fois par jour pour changer de linge. Cette odeur aigre de sueur m’accompagnait partout.


      L’été était venu, et j’aidais la mère de mon ami à mourir.
      Je regardais D. Les yeux cernés, le regard pâle et tendu, il semblait toujours concentré sur un point au-delà, hors d’atteinte. Sa mère était atteinte d’un cancer en phase terminale, et c’était chaque jour le même protocole : visites à l’hôpital, mots qui avaient la solennité des derniers, douleur, espoir, vacuité. Et attente. On ne faisait qu’attendre, tous les deux, toute la journée. Qu’elle meure, qu’elle vive, qu’elle arrête de souffrir. Le temps était insensibilisé, anesthésié. La vie était blême et pourtant, dehors, les couleurs de l’été éclataient, agressives, tremblantes de colère dans le jour pesant. 
      L’idée m’était venue que le Soleil était, au fond et d’une manière incompréhensible, l’ennemi de la Terre. Pendant les mois estivaux, il l’épuisait, il la harcelait, il la desséchait. Peut-être la Terre aurait-elle voulu qu’on lui foute la paix. Rester un petit atome de boue, intouché et intouchable, dans le noir de l’espace. Mais non : le Soleil la pressait, la pinçait, l’emmenait dans un cycle infernal où elle devait faire sortir les pousses, les germes, de ses pores, les faire griller dans la chaleur, puis tout voir décrépir et mourir... pour recommencer au printemps suivant. Les saisons étaient une danse et le Soleil un cavalier cruel.

      D. me dit : C’est pour ce soir.
      Je restais assis. Je ne savais quoi dire. Cela faisait deux semaines qu’à sa demande expresse, j’étais venu prêter main-forte à mon ami, dans sa maison de Vineuil. J'étais accouru par amitié. Tous les jours nous allions à l’Hôpital de Blois voir sa mère, consulter les docteurs, échanger des paroles embarrassées, qui retombaient par terre à peine lancées. 
      D. me dit ensuite : ce soir, ce sera fini. C’est entre elle et moi maintenant. Je ne veux pas t’infliger cela, après tout ce que tu as fait. Ne viens pas. Ne le prends pas mal, mais c’est entre elle et moi maintenant. Je reviens au milieu de la nuit. 
      Et comme un somnambule, sans un mot il avait pris sa voiture et m’avait laissé tout seul, dans sa grande maison.

      Je ne savais pas quoi dire, faire ou penser. Etais-je vexé de ne pas avoir été convié aux derniers moments de la mère de D. ? Etait-ce là une preuve d’ingratitude ou au contraire de reconnaissance ? Une manière pour D. de dire : pour moi tu as été assez loin, laisse-moi finir le chemin. J’avais fait ce que j’avais pu. Et maintenant, que faire ? Cette maison m’était peu familière, malgré le temps passé. Ma mission était terminée, sans que j’en ressente un début de soulagement. 

      D. habitait seul, depuis des années, ce petit pavillon en bordure de route, en face du cimetière. Sa mère habitait dans une autre demeure en bord de Loire. Relations difficiles. Dans leurs conversations, une série de réajustements systématiques qui tombaient toujours à côté. Ils couraient l’un vers l’autre dans des directions opposées. 
      Et maintenant, la mort.

      Je me mis à la fenêtre. La nuit avançait doucement. Qu’est-ce que D. était en train de faire ? Qu’était-il en train de dire ? Caressait-il doucement les cheveux de sa mère qui partait lentement, petit à petit euthanasiée ? Quelle espèce de sentiment intolérable et cruel devait transpercer mon ami? Je ne pouvais le savoir. J’étais écarté, les bras ballants. Et quelque part : profondément contrarié. D. avait toujours le chic pour être plus fort que moi. Il décrétait quelque chose, et on le suivait. Je n’étais pas le seul affecté : sa copine (son ex-copine plutôt, qui avait tant souffert), ses amis, tous étaient sous son joug subtil. Un charisme difficile à divertir, qui se repaissait de la faiblesse des individus. Dont la mienne. Au fond de moi, je lui en voulais, de m’avoir entraîné dans cette longue épreuve au dénouement prévu, inscrit dans la chair pourrissante de sa mère. Il m’avait jour après jour exposé à un rayonnement intensif de mort, qui restait accroché à la peau plus sûrement que la sueur. Je m’étais perdu dans cette exposition intensive, comme un moucheron dissous par un rai de lumière. Et j’avais été rendu à mon inutilité, privé de la conclusion inéluctable, que D., égoïstement, avait gardé pour lui seul. Lui pouvait trouver l’apaisement ; je restais suspendu en l’air, sans qu’un terme fut proposé à ma détresse qui s’était construite, depuis le premier jour de ma venue à Vineuil, dans cette maison.

      Je pris un verre d’eau et me plantai à la fenêtre, vigie dérisoire face à la nuit.
      De l’autre côté de la route, le cimetière de Vineuil. Un de ces endroits qu’on ne voit plus, qu’on ne sent plus, un décor désuet, oublié, où personne jamais ne vient et que le maire, s’il est un tant soit peu ambitieux, rêve de changer en lotissement. Le muret délimitant l’enceinte était trempé de la lueur débile de la pleine lune. Une grille en fer forgé formait la porte.

      C’est à ce moment qu’une idée, l’idée la plus absurde et la plus choquante que j’eusse jamais formulée, me sauta au visage avec une évidence totale. Je devais aller profaner ce cimetière.

      Pourquoi avais-je pensé cela, je ne pouvais le comprendre. Au moment où la mère de D. mourait... Les tempes me bourdonnaient. J’avais peut-être un début de grippe. J’avalai plusieurs fois ma salive, épaisse comme un bout de chiffon roulé en boule. J’eus une grimace qui aurait voulu être un sourire mais qui s’affala comme si mon visage était à moitié paralysé. 

      Etait-ce un moyen de cracher à la gueule de la Mort ? De lui dire : regarde, les morts sont morts, les vivants vivent, bougent, ils sont supérieurs au poids des cadavres jour après jour accumulé et qui nous tire, tire vers le bas, vers la stagnation minérale ? Etait-ce une manière de dire que j’étais plus fort, entier, une sorte de réaction violente à tout ce défilé morbide que j’avais dû subir par la faute de D. ? Etait-ce une manière de protester contre la rigidité des rites mortuaires, sans signification, accomplis de manière protocolaire ? De remettre les morts à leur place ? De vérifier qu’ils ne bougeaient plus, que toute vie s’était retirée d’eux, qu’ils ne posaient plus de danger, et qu’il n’y avait plus de raison de les laisser vivre en nous ?
      Ou plutôt : une façon, par un coup de pioche définitif, de remettre le temps en marche, de me purger de cette exposition aux particules morbides qui avaient infiltrées mon corps ? Une façon de prendre ma revanche ? Le premier geste de volonté pure après avoir été un témoin navré et endurant ?

      Je ne sais pas. Tout ce que je savais, c’était que tout discours était inutile face à la certitude du Mal. « Les pensées avec lesquelles tu accueilles le Mal ne sont pas les tiennes, mais celles du Mal », et c’est ce qui en fait leur force.

      Cessant de combattre ma résolution par des arguties sans force, j’allai au garage, et pris une pioche. 
Je sortis dehors. La nuit était plus fraîche que l’air surchargé de la maison. Elle bruissait de cricris d’insectes et de frémissements du vent. 
      Rapidement, sans vouloir courir le risque d’être vu, je traversai la route. Je me plaquai au mur. Personne. Vineuil était un grand cimetière, avec juste certains habitants plus morts que d’autres. 
      Je ne me décidais pas à entrer par le portail principal : il grincerait et je pouvais être découvert. Il me fallait longer le mur externe et entrer par la petite porte sur le flanc droit du cimetière, puis choisir une tombe, au hasard, avec la joie de l’arbitraire, puis abattre mon outil sur le marbre, fracasser la pierre, et creuser, creuser... Dieu seul saurait ce que je trouverais. 
      Je ruminais mon plan, pouvant presque le caresser des doigts tellement il semblait réel. Je devais le faire, et c’était tout. 

      On ne voyait pas grand-chose, le long du mur d’enceinte. J’avais un goût de pierre dans la bouche. Le ciel, noir comme une étendue d’eau stagnante, me surplombait. Le ciel était mort, lui aussi : une vaste étendue de pétrole inerte, sans conscience ni mouvement. Les crissements de mes pieds sur le gravier du chemin devenaient la seule réalité. Le sentiment de puissance d’être le seul être vivant alentour me remplissait de joie. Même D., déchiré par la perte de sa mère, était déjà mort pour moi. Ce qu’on ne voit pas, est mort pour nous. Il n’y a rien qui n’existe que ce moment T., du passage de cet homme sur le chemin de la profanation. J’avais presque du mal à marcher, le ventre grouillant de cette réjouissance sauvage : la pensée de la mise en action de mon plan.

      La petite porte du flanc droit du cimetière se tenait devant moi comme un point d’interrogation. Elle était trop mince pour ma volonté. Je la poussai de la main, les gonds tournèrent. Je rentrai dans le cimetière. Les tombes m’attendaient sans passion.

      Ayant fait quelque pas, je sentis que quelque chose se tenait sur ma droite. Quelque chose de massif, monumental. Et lumineux. Lentement, je tournai la tête.

      Une cathédrale. Gigantesque et blanche. Baleine échouée sur le rivage de la nuit. La silhouette élancée du dôme, les contreforts comme les pattes d’un crabe. Des vitraux sans motifs. Et une lumière vert clair qui émanait de l’intérieur. 

      Je secouai la tête. Ce n’était pas possible. Je l’aurais remarquée, de l’extérieur. Mais dans le même temps, je sus qu’elle avait été toujours là, cachée par un angle mort. Elle était là de toute éternité, couvant de sa hauteur les tombes comme une nuée de poussins. Une carcasse géante et habitée, à l’architecture raffinée et imposante, dressée d’une pierre unie, pure, qui ne connaissait ni corruption ni passage du temps. Exhalée sui generis de la terre, nouant avec les morts une relation particulière dont je ne savais rien. C’était l’aboutissement de toutes les rivières. L’ultime rempart, le sanctuaire. Et je sus que Dieu était à l’intérieur. C’était Lui la lumière verte qui illuminait l’intérieur invisible de la cathédrale. Elle était toute remplie de cette irradiation auguste et douce, sans violence, pleine et vide à la fois. Il ne m’était pas permis de rentrer dans l’ édifice. Peut-être était-il nourri de toute la bonté des morts qui s’infusait par le sol dans la coque de pierre, réceptacle et écrin. Un instant, j’eus honte de ce que je m’apprêtais à faire. 

      Comme tirée vers le haut, ma tête fut aspirée vers le ciel. La voûte céleste était devenue un monde d’une richesse infinie, une matrice en perpétuel mouvement. Mais ça, je ne le remarquai pas. Ce que je vis en revanche, et qui me transperça, c’est la Lune. Mais ce n’était plus la Lune : c’était un oeil, un disque de lumière verte, terrible et accusatrice. L’oeil de Dieu. Si la lumière de la cathédrale était douce et maternelle, sur la surface de l’astre lunaire elle était devenue furieuse. Elle me vrillait le regard et le coeur, me renvoyant toute ma vilenie et ma perversité. Un Dieu qui a la haine du Mal, la petite haine sordide d’un sale petit humain sur le point de faire quelque chose qui va contre l’harmonie, la paix et le flux naturel des choses.

      Je voulus bouger. J’étais devant une tombe, peu importe à qui elle appartenait. Dans une rage absurde, je voulus donner un coup de pioche, malgré la toute-puissance du regard braqué sur moi. Je levais l’outil... 

      Et une nuée d’éclairs jaillit du disque vermeil de la lune, s’abattit en une fraction de seconde sur tout mon corps. Multitude de la sidération, déluge d’ouverture. Explosions tous centres. La peau comme tirée simultanément dans des directions opposées par des crochets de boucher, la poitrine implosant, le coeur fondant et l’âme fracassée, je me tordais, tombant lentement en arrière, dans une chute vers le sol, fou de douleur, d’angoisse et de fureur. Avec, tout au fond, oeuf préservé du chaos, petit bourgeon lumineux et palpitant, le soulagement serein de l’apaisement. 

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