mercredi 25 mars 2015

La route du travail et la route des vacances [Vinze]



Ça commence par quelques flocons épars. Rien qu’un coup d’essuie-glace de temps en temps ne puisse gérer. Puis le ciel devient encore plus sombre – ce qui ne paraissait pas possible avant –, la neige plus drue complique la tâche des balais sur le pare-brise et la visibilité s’amoindrit un peu plus, ralentissant un peu plus le trafic automobile sur la route du travail – ce qui ne paraissait pas possible avant.
La bouillie d’abord marronâtre sur le bord commence à blanchir et s’épaissir ; on n’y voit plus à cinq mètres et la voiture devant moi, à l’arrêt depuis plus d’une minute, ne semble pas vouloir repartir. Les quelques feux stop qui percent le brouillard sont tous immobiles. Les phares jaunes que j’entraperçois de l’autre côté du terre-plein ne bougent pas plus. Il n’est pas rare que la circulation s’arrête momentanément sur le périph’, mais le phénomène d’accordéon reprend toujours. Il tombe de la neige tous les trois ou quatre ans et à chaque fois c’est la même chose : quelques centimètres et c’est le blocage ; il va falloir s’armer de patience.

Ce spectacle blanc me rappelle ce conte… Il était une fois, dans le royaume boréal, une princesse. Au solstice d’hiver, après sept jours et sept nuits de neige, le château était pris dans les glaces. En ces latitudes, c’était le milieu de la grande nuit et il fallait attendre encore une semaine que le soleil vint percer l’horizon et caresser de ses rayons les pierres de l’édifice. En attendant que la déesse Printemps réchauffât le cœur de son frère-amant le dieu Hiver, la princesse était prisonnière de cette immense statue de glace qu’était devenue sa demeure.


Plus d’une demi-heure : ce n’est plus un bouchon, la circulation est vraiment interrompue. Les panneaux lumineux susceptibles de nous informer sur la situation sont trop loin pour être distingués dans cette purée épaisse qui tombe du ciel. Les congères font désormais presque un mètre de haut et les essuie-glace ne font plus le poids ; je dois ouvrir ma portière pour sortir régulièrement pour ne pas tourner claustrophobe, isolé dans l’habitacle de ma voiture.
La radio ne propose que du statique sur toutes les stations. Parfait comme bande son du spectacle extérieur ; loin d’être idéal pour comprendre ce qu’il se passe. Les antennes doivent être ensevelies sous des centimètres de neige. Il doit en être de même pour celles de téléphonie mobile, c’est la première fois de ma vie que je n’ai pas de réseau sur le périph’ ; pour une fois que téléphoner au volant ne serait pas dangereux… Dommage, je ne pourrai pas contacter le client que je devais rencontrer. Bosser sur Paris c’est être dépendant des conditions de transport saturées ; bosser hors de Paris, ça n’existe pas dans ma branche.

Lors de mes sorties régulières à l’extérieur je croise d’autres naufragés de la route. Certains prennent ça avec fatalisme, d’autres s’énervent… évidemment, il serait trop douloureux pour eux de contredire le cliché de l’automobiliste parisien. Il faut bien trouver un responsable, alors ce sera les autorités qui n’ont pas prévu l’inattendu et qui n’ont pas investi en conséquence – sans augmenter les impôts il va sans dire. Ce serait amusant si ce n’était aussi pathétique.

L’essence commence à manquer. Malgré la chaleur du moteur, une fois déblayé il faut moins d’une minute au pare-brise pour être intégralement recouvert à nouveau. Il fait nuit dans la voiture, seuls les voyants du tableau de bord et la lampe de plafond apportent une lumière lugubre.
L’histoire remonte de ma mémoire, comme si elle prenait l’initiative de se rappeler à moi. Les couloirs du château étaient plongés dans le noir, éclairés uniquement par les flammes tremblantes des bougies. La grande nuit avait pris fin et, quand la mâtinée s’achevait, les rayons du soleil venaient frapper la glace qui recouvrait les fenêtres, ne fournissant qu’une faible lueur bleutée. Ses occupants attendaient que la déesse Printemps poursuive sa cours, elle seule pouvait faire fondre le cœur de glace de son frère.
La princesse avait sculpté dans la glace à sa fenêtre une effigie du dieu Rêve, le façonneur de mondes, le père des quatre saisons ; car c’est lui qui accueillerait son fils en son domaine quand sa fille se détournerait de l’Hiver pour céder aux avances de l’Été ; il en était ainsi dans la fratrie, mais chaque année le père apaisait les jalousies et permettait aux saisons de se succéder. La princesse ne priait pas pour la fin de l’hiver, c’était sa saison préférée, celle où l’art de la glace prenait vie ; elle priait pour que le dieu Hiver ait un sort plus doux.
Je me décide à sortir. Le froid est mordant à l’extérieur, mais l’habitacle ne sera plus un refuge très longtemps. Je pousse avec difficulté la portière, la neige derrière crisse mais finit par céder. Si j’avais attendu plus longtemps je serais sûrement resté coincé ; sans savoir qui de l’épaisseur de neige ou du gel des portes aurait scellé en premier mon cercueil automobile. Je m’enfonce dans la neige jusqu’à mi-mollet ; mes mocassins et mon pantalon sont déjà fichus de toute façon. Mes vêtements ne sont pas adaptés au climat, le froid ne tardera pas à me rattraper. Je ressers ma cravate, ça ne me tiendra pas chaud mais ça empêchera peut-être l’air de rentrer par mon col. Puis je referme jusqu’en haut la doublure de mon blouson.
Je crois que c’est la première fois que je vois le périphérique ainsi : sans la moindre trace de gris. Ce serait un joli décor de carte postale que j’apprécierais beaucoup plus si je ne devais pas me retrouver immobilisé à me geler les extrémités et le reste.

***

Je ne me souviens pas d’un froid pareil à Paris. Je ne me souviens pas d’un froid pareil tout court. Et je ne suis pas habillé pour les sports d’hiver : mocassins en cuir, une chemise et un blouson sur un costume – pas assez épais l’un comme l’autre. Même lors de mon séjour professionnel à Stockholm en février je ne me rappelle pas avoir subi des températures aussi glaciales.
Je ne suis pas le seul à avoir abandonné une voiture en fin de course. Les véhicules ne risquent pas de bouger avant la fin de l’épisode hivernal, il faut trouver un autre moyen de se mettre à l’abri avant même de penser à rentrer chez soi. Nous sommes plusieurs dizaines à grelotter en nous regardant hagards, attendant que quelqu’un trouve la solution miracle. J’espère que personne n’est prisonnier de sa voiture, mais on ne voit plus que des monticules de neige, impossible de savoir.
Tout le monde se met en mouvement sans qu’une origine ne puisse être clairement déterminée ; plusieurs ont probablement eu la même idée, puis le reste a suivi. La rampe d’accès au boulevard circulaire est pentue et glissante, mais sans équipement d’escalade en montagne c’est le seul chemin praticable pour sortir de l’anneau où nous nous trouvons. D’autant qu’une partie non négligeable de la rampe est protégée des tombées par un mini-tunnel : des petites portions de bitume sont visibles par endroit, rappelant si besoin était qu’ici se trouvait auparavant la route que des milliers de gens empruntaient chaque jour. La porte d’Italie n’est qu’à quelques mètres en amont. Les voitures à l’arrêt qui ont glissé et se sont empilées nous fournissent un escalier de fortune sur au moins les deux tiers de la montée, je me dis que dans notre malheur ça aurait pu être pire : qu’est-ce qu’il peut bien arriver à nos homologues bloqués sur une portion aérienne de la route ?
Et cette histoire remonte inlassablement à ma mémoire, comme si je ne pouvais me concentrer sur rien d’autre : Les cheminées du château brûlaient à plein feu, la glace qui l’enfermait commençait à fondre. La princesse observait les stalactites et stalagmites dans lesquels se sculptaient personnages et animaux extraordinaires. Dans cet art résidait la magie de l’Hiver qu’elle admirait tant. Les soldats et les gargouilles de givre qui avaient protégé le palais tout l’hiver se retiraient avec leur maître, rendant ce domaine aux hommes.
Pas moyen de me rappeler d’où je tiens cette histoire qui m’obsède, tandis que notre progression vers la surface se poursuit. La princesse retirée dans sa chambre priait le dieu de rester encore un peu ; que l’hiver se prolonge encore un peu. Il entendit son appel et l’Hiver apparut face à la jeune femme. Il avait l’apparence d’un jeune homme dans la force de l’âge mais avait la perfection d’un dieu, plus beau que dans toutes les fresques le représentant ; ses yeux bleu-gris renfermaient une connaissance et une sagesse qui contredisaient son apparente jeunesse. Il se tenait droit face à elle, enveloppé de voiles de givre qui lui faisaient une ample toge. D’un regard la princesse sut qu’elle ne pourrait plus jamais aimer quiconque ainsi.

Les premiers à arriver sur le rond-point se figent sur place. Ça pousse derrière donc je progresse le plus vite possible, malgré le sol glissant et mes chaussures inadaptées. C’est comme un souvenir d’enfance qui émergerait de mon subconscient : la princesse et le dieu ; mais je ne me souviens pas avoir lu cette histoire, jamais, et personne ne me l’a racontée non plus. Pourtant les mots arrivent limpides dans mon esprit ; ce n’est pas vague, je connais les paroles du conte par cœur. Et comme elles me viennent, je vois les lèvres tremblantes de mon voisin articuler en silence le dialogue qui suit :
« Je peux t’aimer comme tu n’as jamais été aimé. Et jamais je ne te trahirai. Pourquoi pardonner à ta sœur et lui abandonner ton royaume alors que tu sais qu’elle finira par te trahir à nouveau ?
— Pourquoi ? Parce que le monde est ainsi : Automne, ma sœur, ma meilleure amie, se sacrifie pour me délivrer de ma prison, que mon règne puisse venir. Puis j’ouvre mon cœur et la porte du royaume à Printemps. Elle me trahit pour notre frère Été et me fait emprisonner dans le monde de père, dans un songe de neuf mois. Et le cycle revient, ainsi en va ce monde-ci… l’équilibre demande que les saisons se succèdent pour que la vie continue à fleurir.
— Alors ce monde est injuste. Et j’en trouverai un où tu seras libre de m’aimer autant que je t’aime. »

On vit un vrai cauchemar ici et les gens agissent exactement comme on pourrait s’y attendre : pas une trace d’entraide, chacun pour soi. Une fois arrivé en haut, pas un ne s’est retourné pour donner un coup de main à ceux derrière qui continuent l’ascension ; juste quelques pas avant de se figer pour observer le spectacle. On en voit certains d’ici, comme des statues, préférant attendre d’être complètement recouverts de neige. Au début, l’effort physique gardait le corps à une température supportable, maintenant la torture est encore pire avec la transpiration des premières minutes qui semble geler au moindre coup de vent et donne l’impression d’avoir un glaçon glissant dans le dos.
Je finis par atteindre le sommet de notre « Everest » du périphérique parisien. À bout de souffle, j’avance quelques mètres à quatre pattes avant de me redresser. Et là je comprends…
La princesse s’était endormie, car seul dans le royaume du Songe pouvait-elle demander audience à son maître. Elle s’y rendit pour plaider la cause de son bien-aimé auprès de son père. Et bien que réputé inaccessible, il lui accorda quelques minutes de son attention :
« Vous êtes son père !
— Je suis son créateur.
— Et son malheur ne vous touche pas ? Pourquoi le soumettre à telle torture ?
— Pourquoi devrais-je m’en soucier ? Sa tragédie est nécessaire au fonctionnement de ce monde.
— Il est juste nécessaire qu’il laisse la place à sa sœur en temps voulu. Son martyr n’est pas indispensable.
— C’est un dieu, son caractère ne peut pas lui permettre d’accepter le retrait de gré.
— Alors donnez-nous un autre monde. Je saurai le convaincre d’occuper sa tâche ici et le rappeler à moi celle-ci achevée.
— Il faudra remodeler tout le cycle…
— Vous êtes le façonneur de mondes, ce n’est rien pour vous.
— Très bien jeune fille, j’accéderai à votre désir : C’est un défi intéressant. Mais si le cycle venait à se briser je devrais considérer cet accord comme caduc.
— Je vous entends.
— J’ai justement un monde sur le point de péricliter ; il n’a plus sa place dans le Songe et il conviendra parfaitement. »
Le spectacle me coupe le souffle et je m’immobilise immédiatement. Et très rapidement le givre qui prend mes pieds s’assure que je ne repartirai pas, comme mes dizaines de voisins en cours de sédimentation. Nous sommes une armée de statues éberluées par le décor, les mâchoires qui ne peuvent pas tomber plus bas, prises dans la glace.
Le rond-point est une patinoire recouverte de monticules de glace et de neige, là où des véhicules ou des gens se sont retrouvés bloqués. Des deux côtés de l’avenue les immeubles ont laissé place aux falaises blanches de glaciers. Le paysage est irréel, il ressemble à ces images du Groenland qu’on peut voir à la télé, sans les inuits… et à Paris. Comme si quelqu’un avait superposé un autre décor par-dessus l’habituel, recouvrant le gris par le blanc.
Et la princesse s’éveilla dans son nouveau monde. Et à ses côtés se trouvait son bien-aimé.
Je commence à perdre toute mobilité, je ne sens plus mes extrémités. Mon cerveau ne sait plus interpréter les signaux : froid, chaud, douleur… ? Tout s’emmêle, sensations et pensées. Mes yeux se brouillent, le givre a fini de casser mes cils ; mais avant de perdre complètement la vue ils accrochent une dernière image, le seul mouvement alentour.
Sur ma gauche un couple se tient par la main, entre les deux parois glacées qui entourent ce qui fut la nationale 7, la route des vacances. Scène irréelle, peut-être une simple hallucination : mon cerveau n’est probablement plus correctement irrigué par un sang qui doit commencer à transporter quelques glaçons. Le jeune homme et la jeune femme me tournent le dos, main dans la main ; mais surtout ils sont bras nus. On meurt littéralement de froid ici malgré les pulls et les épais blousons et ils se baladent avec d’amples robes guère épaisses. Et ils s’éloignent sur cette route, sans prêter la moindre attention à tous les gens qui se statufient derrière eux.
Ils se marièrent et furent heureux à jamais dans leur nouveau domaine.


FIN

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