lundi 23 décembre 2013

Un grand bol de morceaux de viande [Maniak]

Lumière.
J'essaye de fabriquer des poupées à partir de bandes celluloïd de films pornographiques des années 70. Il faut trouver la température idéale pour transformer le nitrate de cellulose surchargé de fantasmes en une pâte souple et lisse sans le brûler. Mes mains ne sont plus qu'un amas de crevasses et de cloques. Comme il m'en faut une énorme quantité, je harcèle les cinéma de quartier et les collectionneurs sans leur révéler le sort que je réserve aux précieuses bandes. Ils sont durs en affaires. L'odeur du celluloïd brûlé est ignoble.
Dans le four, le visage de Linda Lovelace avec une immense bite dans la bouche se transforme peu à peu en jouet pour enfants.
Fondu au noir.

Lumière.
Les indiens gagnent toujours à la fin. C'est parce que le cinéma que je fréquente est construit au dessus d'un vieux cimetière indien qui possède encore une aura suffisamment maléfique pour influencer le déroulement des films. John Wayne meurt. Clint Eastwood meurt. Tous les cow-boys de tous les westerns sont systématiquement massacrés par des indiens vengeurs. En allant voir un film romantique avec ma copine, j'ai eu la surprise de voir un guerrier commanche aux cheveux longs et au visage creusé de rides planter une flèche dans l’œil de Hugh Grant et le scalper avant de s'enfuir avec la fille.
Le projectionniste et la fille du guichet ont le visage typé et les cheveux noirs. Je suis sûr qu'un jour il vont me trancher la gorge avec un couteau en silex avant la fin du film.
Fondu au noir.

Lumière.
Le fantôme du projectionniste suicidaire est toujours pendu dans la cabine au dessus de la salle. Quand on allume le projecteur, le faisceau lumineux traverse le fantôme et pare le film d'une teinte glauque et déprimante.
Plus personne ne rit dans la salle.
Fondu au noir.


Lumière.
Sur la table d'opération, une bobine de film est à moitié déroulée. C'est un film d'amour. Le chirurgien ampute méthodiquement toutes les scènes de dialogues. Il laisse des cicatrices bien visibles en greffant des morceaux de bobine d'un autre corps. Le résultat est un étalage obscène de sentiments muets. Cela possède la même beauté tragique qu'un mutilé de guerre. Quand il aura terminé sa tâche, le chirurgien vendra le film au marché noir où les acrotomocinéphiles se l'arracheront à prix d'or.
Le film amputé sera regardé avec ce mélange de fascination et de dégoût propre au voyeurisme.
Fondu au noir.

Lumière.
Une bobine de film blessée se cache dans les toilettes du cinéma Palace. Plusieurs flèches sont plantées dans le celluloïd. Les portes à battants grincent tandis qu'un bruit d'éperons métallique martèle le sol.
La bobine de film tremble.
Fondu au noir.

Lumière.
L'attentat du cinéma Multiplexxx a fait 54 victimes, dont 13 morts. Il a été revendiqué par un mouvement extrémiste apolitique dénommé S.C.U.M., en guerre contre l'industrie du cinéma pornographique. Le S.C.U.M. était déjà responsable de plusieurs assassinats de stars du porno. Parmi les victimes de l'attentat se trouvaient plusieurs notables de la ville. Le gouvernement a étouffé l'affaire en accusant les islamistes radicaux et en organisant un deuxième attentat dans un hôpital récemment inauguré. Le cinéma est resté ouvert. Le sang constelle encore les fauteuils rouges quand je m'assois sur ce que je crois être un morceau de chair humaine.
Dès que le film commence, j'appuie sur le détonateur.
Fondu au noir.

Lumière.
C'est un film d'horreur. Le maniaque à la hache rôde dans la ville. Une maison isolée. La blonde est dans la salle de bain, elle enlève son peignoir sous les sifflements du public. Le sadique à la hache s'approche. Elle ne se doute de rien. Dans le salon, un enfant joue avec des cubes alphabétiques. Sans le savoir il forme le mot M U R D E R en empilant ses cubes. La blonde sort du bain, nue et ruisselante. Elle a entendu du bruit. Ce n'est que le chat. La blonde ne voit pas l'ombre de la hache qui s'approche de l'enfant. Elle retourne dans la salle de bain. La main du maniaque brise la vitre de la petite fenêtre derrière la baignoire. La main du maniaque saisit la gorge de la blonde qui se débat. L'eau du bain devient rouge. La blonde a une hache dans la tête. Dans le salon, l'enfant a les lettres T H E E N et D enfoncées dans les yeux et la bouche. L'image saute. L'écran devient blanc, puis rouge. Le projectionniste vient d'être assassiné.
Je suis la seule femme dans la salle et j'ai peur.
Fondu au noir.

Lumière.
J'ai rigolé et pleuré pendant toute la séance. On est le 24 décembre et l'esprit de noël existe. Ce film est merveilleux. Je n'ai pas utilisé ma ceinture d'explosif et deux rues plus loin les spectateurs sortent sain et sauf du cinéma porno et jettent leur mouchoirs. Ils viennent d'être sauvés par la père noël mais ils ne le savent pas encore. De retour chez moi je trouve un paquet cadeau sur le pas de ma porte. Il s'agit de deux poupées. Je n'avais rien commandé mais mes filles seront heureuses cette année à noël.
Les poupées sont rudement jolies, mais elles ont une odeur étrange.
Fondu au noir.

Lumière.
Le sadique à la hache passe sous un lampadaire. La lumière orange éclaire brutalement son visage creusé de rides. Il a les cheveux noirs et porte une plume à son chapeau.
Fondu au noir.

Lumière.
J'ai trouvé une bobine de film particulière. Il s'agit d'un de ces films amputés. Vu son état d'usage, elle a été visionnée des dizaines de fois. Je déroule la bande et la fourre dans le moule « Brigitte », puis j'allume le four sur 83°c. L'odeur particulière du celluloïd envahit la pièce.
Elle imprègne mes vêtements et ma peau.
Fondu au noir.

Lumière.
Je suis sapeur pompier volontaire. Les murs sont noircis par la fumée et le sol est recouvert d'une épaisse couche de cendre. Quelques endroits rougeoient encore. Un corps calciné gît au milieu des bobines de films tordues par la chaleur. L'homme avait plusieurs membres artificiels qui ont miraculeusement échappés à la voracité des flammes et qui donnent à son corps l'apparence d'une poupée.
Dans le four on a retrouvé un engin explosif de fabrication indienne.
Fondu au noir.

Lumière.
Un petit bonhomme envoie son piolet dans l'écran. Une fille suce un bâtonnet de glace phallique. Les publicités annoncent la fin des bandes annonces. Je plonge ma main dans le bol et avale une grosse poignée de viande crue en attendant le début du film.
Fondu au noir.


Noir.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire