mardi 16 juillet 2013

La vengeance du XIXe siècle [Maniak]

C'est la guerre. Je suis au milieu de l'immense champ de bataille hérissé de métal sanglant. Sur l'océan de décombres, des scènes de violence pure éclatent. Les soldats tuent et meurent, leurs visages crispés dans une expression de rage et de terreur. Les armes rudimentaires des ennemis pointent vers moi, mais il suffit que j'appuie sur un petit bouton de mon engin perfectionné et plusieurs éclairs de lumière colorée balayent tous les ennemis. J'avance lentement au milieu du chaos en projetant mes flashs mortels. Ça marche bien. Les types crèvent par centaines, projetant des gerbes de sang partout. Et moi j'avance toujours. C'est facile la guerre quand on a un engin perfectionné qui lance des éclairs. La preuve : même une fille peut le faire. Et je suis douée à ce jeu ! Mais évidemment ça ne pouvait pas durer. Un rebelle tenace me repère. Il a fabriqué une bombe spéciale exprès pour les engins comme le mien. Un truc vicieux et artisanal, avec de la colle, de l'acide, de l'essence et de la ferraille. Le type surgit comme ça de derrière les ruines et il lance sa bombe vers moi. Je riposte immédiatement en balançant mes rayons. Pleine puissance. Du bleu, du vert et du jaune atteignent le rebelle en plein dans la tête. Le type se décompose en un éclair. Il devient entièrement sanglant, et l'instant d'après, plein de petits morceaux de rebelle dégoulinent partout sur les gravats. Mais pendant ce temps sa bombe continue à tournoyer dans l'air. Elle décrit une courbe parfaite. Guidée par la haine et le désespoir. Une bombe comme celle-là ne peut pas rater sa cible.
Quand ça explose, je sens l'acide bouffer mon engin. Les flammes carbonisent ma peau et des clous rouillées et des petits éclats de fer creusent leur chemin de douleur dans ma chair. Je gueule. Ça fait un mal de chien. Je veux fuir la douleur et la guerre, mais je suis coincé dans la carcasse perfectionnée qui me broie. Et quand je décide de faire un pas en avant pour quitter mon linceul technologique, un bout entier de ma jambe reste derrière moi. Je tombe en avant, en plein sur la pointe d'os qui dépasse de ma chair déchiquetée. La douleur est tellement incroyable que des rayons mauves éclatent dans ma tête.
Je reprends connaissance sur les dalles en porcelaine, dans l'arrière boutique de la boucherie-hôpital. J'ai envie de me rebeller contre ma jambe, contre le boucher, contre la guerre. Mais les employés me tiennent bien et mettent leur main sur ma bouche. Le chirurgien-boucher m'examine. Il a une drôle de tête avec ses engrenages et ses courroies qui dépassent partout. Un couteau suisse médical dernier-cri est fixé au bout de chacun de ses bras mécaniques. Il suffit de dire « pince, scalpel, compresse » comme dans les films et le couteau sort automatiquement le bon outil : ciseaux, lime à ongle, scie ; le couteau me charcute tout le corps, plongeant dans ma féminité pour en extraire tous les shrapnels et les éclats de métal ; petite lame, loupe, tire bouchon ; il rabote le bout d'os qui dépasse de ma jambe, pour faire un moignon bien net et bien joli ; décapsuleur, grande lame, ouvre-boîte ; un petit jet d'eau vient à chaque fois nettoyer la douleur qui perle des plaies. Tout est très bien calculé et je n'ai qu'à rester couchée sur le carrelage. Au bout d'un moment l'opération se termine et le couteau suisse me tend deux béquilles.

***

La guerre est terminée et elle me laisse infirme. Dans la rue tout le monde a du fer dans la bouche et dans les mains. Moi on m'a enlevé tout le métal présent dans mon corps et je me sens toute nue. A la place de la jambe, j'ai une prothèse en plastique moche. Elle est rose et écœurante. C'est un pied moulé à la hâte surmonté d'une hampe qui se fixe à mon genou au moyen de bandes scratch, enserrant mon moignon d'une gangue de résine couleur bonbon. Il annihile ma silhouette et ma démarche, me condamnant à la pitié. Je n'ai plus de travail, plus d'amis, plus de mari. J'ai envie de balancer mes rayons sur le monde entier, mais je n'ai plus de machine de guerre.
Et un jour je la vois. Une jambe splendide qui trône fièrement en plein milieu de la petite vitrine d'un antiquaire. C'est une prothèse ancienne, patinée par le temps. Elle est en bois et en métal. Complètement articulée. L'artiste qui l'a créée a pris la peine de sculpter les orteils et les ongles. C'est du bel ouvrage. Les petites vis qui dépassent des articulations et les lanières de cuir qui permettent de la fixer lui donnent un look terrible. Sans attendre je rentre dans la boutique. L'intérieur est vaste comme la nef d'une cathédrale. Sur plusieurs étages, un amoncellement labyrinthique d'objets incroyables s'entasse dans le désordre le plus parfait. Coincé entre une gigantesque mite empaillée dans laquelle un oiseau a construit son nid et un ventilateur mécanique actionné par un petit automate en forme de singe de Bornéo, un petit vieillard parcheminé mais encore en assez bon état, dont l'étiquette annonce qu'il coûte assez cher, s'adresse à moi :
- Puis-je vous renseigner mademoiselle ?
Je lui parle de la prothèse de bois que j'ai aperçue dans la vitrine. Le petit vieillard commence à me sortir son boniment de vendeur. Il s'agit d'une pièce de collection, datant du XIXe siècle, dont la valeur est inestimable. Après plusieurs minutes de marchandage et de tractation, il consent à me vendre l'objet contre un bon tiers de ma pension d'invalidité.
De retour chez moi et heureuse de mon acquisition, je déballe fébrilement l'emballage de papier japon et sors la jambe du paquet. Elle est splendide. Le bois lustré donne une impression de luxe, tandis que les nombreuses petites fentes qui entaillent sa surface créent un fin réseau de rides qui semble donner à l'objet un surcroît de sagesse. J'ôte mon pantalon et je me hâte de me débarrasser de ma prothèse de plastique pour la remplacer par mon achat. Je glisse mon moignon dans l'écrin de bois et j'enroule autour de mon genou et de ma cuisse la ceinture de cuir qui maintient la prothèse. Je passe la lanière dans la boucle et je serre bien fort.. Satisfaite de l'effet que produit ce nouveau membre sur mon corps, j'ose faire quelques pas dans mon appartement, pleine d'aisance. Je me regarde dans la glace, la jambe de bois prolonge mon corps d'une exquise façon, redonnant à ma silhouette tout son galbe et son harmonie. Je suis à nouveau aux commandes, prête à affronter le monde et à lui envoyer mes rayons de féminité.

***

Une semaine passe et je n'ôte plus ma nouvelle prothèse. J'ai même recommencé à porter des jupes. Je remarque que dans la rue personne ne marche plus vite que moi. La transformation a commencé. Sur ma prothèse, de petites veines sont apparues. Les lanières de cuir qui zèbrent la peau de ma cuisse fusionnent petit à petit avec ma chair. Comparativement, le reste de mon corps m’apparaît faible.
Le déclic se produit quand je passe à nouveau devant la boutique d'antiquités. En plein milieu de la vitrine, une prothèse de la main droite trône sur un présentoir de velours. Les doigts sont finement ciselés dans un bois noble. Ils ont tous deux points d'articulations qui séparent les phalanges. De minuscules vis de bronzes les maintiennent en place. Le reste de la main est composé d'une pièce d'acier allégée par des trous réguliers. En dessous, des petites lanières permettent de la fixer. Les doigts semblent bouger tous seuls. Ils m’appellent. L'objet est trop beau, je n'y résiste pas et je rentre. Depuis que le vieil antiquaire parcheminé a été vendu c'est un perroquet mécanique qui est chargé des ventes. Il égrène les prix de sa voix artificielle. Impossible de marchander avec le perroquet mécanique, je dois payer le prix fort.
De retour chez moi, je déballe l'objet qui frétille. La main artificielle s'anime et prend vie sous mes yeux. Elle se promène toute seule, rampant avec ses doigts sur la table de la cuisine. Je sais ce qu'il me reste à faire. Je me saisis d'un couteau suisse médical. Tourne-vis, lame crantée, bistouri : j'enfonce profondément le tranchant de la lame entre le radius et les os de la main. Un aiguillon de douleur atroce fonce dans tout mon bras. Je deviens blanche et de grosses gouttes de sueur perlent à mon front. Je tourne la lame. Le craquement des os résonne dans ma tête. Je manque de défaillir. Avec la lame scie, je sectionne les ligaments. Je découpe dans les muscles. Mes dents grincent. La sensation est ignoble. Ma main n'est plus retenue que par des lambeaux de peau. Vision horrible d'un membre dérisoire qui pendouille ridiculement et qui n'est déjà plus mien. Je termine le travail et sciant méthodiquement la peau, les nerfs et les veines. Un sentiment de houle glacée me parcourt le corps. Mon estomac se retourne. Je manque de cracher toute ma bile. Mon corps m'est insupportable. Organique, sale, gluant et plein de fluides. Je me dégoûte. La panique me gagne. La vie s'échappe à grands jets rouges vif de mon bras sectionné. D'une main faible et tremblante je saisis ma nouvelle prothèse qui attend et l'applique directement sur la plaie. Avec les dents, je tire les lanières de cuir tandis que mes doigts tentent de fermer les petites boucles. Voilà. J'ai une nouvelle main. Le sang afflue et la souille. Le bois se gorge du liquide carmin. Et déjà, la chair meurtrie colle au métal. La fusion s'accélère et la prothèse vorace s'empare de moi. Les doigts de bois bougent, indépendamment de ma volonté.

***

À présent, je suis composée à 90% de prothèses du XIXe siècle. Être de bois, d'acier et de chair, je suis assise au milieu de la route et j'attends. J'attends quoi ? Je ne sais pas exactement, mais les prothèses du XIXe siècle savent. Ce sont elles qui contrôlent les mouvements. Moi je ne suis plus que des fragments de chairs épars, qui ont tissé leurs veines et leurs nerfs à l'intérieur du bois et de l'acier. Moi, je suis le sang qui coule dans les membres artificiels. Moi, je suis une femme-mannequin à la terrifiante beauté rétro. Moi, j'attends, seule sur cette route au milieu de nulle part...

Mon attente ne dure pas. Au loin, un insecte noir et brillant fonce vers moi. Les prothèses cliquettent et se mettent debout. Mon œil de verre observe. L'insecte est en métal et de fabrication allemande. Il possède un moteur géré électroniquement composé de douze cylindres en V qui développent une puissance de quatre-cent cinquante chevaux. L'intérieur de l'insecte est tapissé de cuir couleur crème et certaines parties sont en bois d'acajou, notamment les éléments décoratifs du tableau de bord. Celui-ci est garni de nombreuses diodes électroluminescentes qui indiquent en temps réel à peu près toutes les données que l'on souhaite. Relié au fauteuil et au volant par un enchevêtrement de câbles électriques se trouve un homme vêtu d'un complet gris argent, cousu à même la peau. L'un de ses bras est truffé d'éléments électroniques dont les capteurs permettent d'appréhender le monde moderne. Entre ses jambes se trouve un organe génital amélioré génétiquement et mécaniquement. Il possède des lunettes spéciales qui permettent une vision augmentée, et qui transmettent les informations directement au cerveau au moyen de câbles nervo-usb branchés dans les yeux. Les lunettes détectent ma présence et envoient au cerveau de l'homme les informations relatives à ma présence au plein milieu de la chaussée. Le cerveau m'analyse et transmet à la voiture l'ordre de me détruire.

La guerre recommence. Et cette fois, c'est moi qui vais gagner.

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