lundi 2 avril 2012

En Attendant Tlàloc [Evoripclaw]


Kevin McWright se lavait les mains lorsque la lumière s'éteignit.
Il ferma les yeux, inspira profondément avant de murmurer :
- Qui est là ? 
Ce n'était pas un bruit qui l'avait ainsi fait agir, non, c'était cette présence. Il y avait quelqu'un dans son appartement. Lentement, il retira ses mains de sous l'eau froide, résultat d'une facture impayée, puis de la gauche, il se saisit d'une serviette, laissant le robinet s'épancher. Il était conscient de la nécessité d'un bruit, quel qu'il fût.
Un pied...
... devant l'autre.
Silencieusement.
D'une certaine façon, sa respiration résonnait trop fort, même par rapport aux ricochets de l'eau sur la porcelaine. Il le savait parfaitement. C'est pour cela, qu'il ne voulut, tout d'abord, pas passer la porte.
Il ferma les yeux, une deuxième fois, inspirant rapidement de petites bouffées d'air, le plus silencieusement possible. Kevin avança la tête.
Sa chevelure brune émergea dans le salon telle une excroissance des ténèbres de la salle de bain. Au départ, il n'osa pas regarder devant lui. A cause de cette sensation, comme une respiration sur la droite de sa nuque.
Il était baisé.
Et ça n'avait rien de réjouissant comme idée.
Sa langue s'insinua entre sa lèvre inférieure et ses dents, s'en allant caresser ses gencives. Il ouvrit les yeux.
Rien que le salon et sa blancheur terne, salies par les lumières oranges du Dehors. Même la clim' s'était tue. Le ventilateur ne tournait plus là-haut. Quelque part, loin au-delà de la Fenêtre, une voiture passa. Son bruit résonna étrangement dans la salle.
Kevin détourna la tête et, bien sûr, il n'y avait rien sur sa droite. Il avisa le buste africain en bois d'ébène surplombant sa commode avant de faire deux pas à sa rencontre.
Kevin s'immobilisa.
Il avait enfin compris que lorsque que quelqu'un se tient réellement derrière vous, on ne sent tout d'abord pas sa respiration. Il faut attendre...
Ce cri, comme une truie que l'on égorge.


***

La goutte d'eau s'étira un instant avant de se décider à quitter la planche en bois.
Elle ricocha sur la joue de Kevin avec un petit bruit.
Il ouvrit les yeux.
- Vous croyez en l'Apocalypse ? demanda quelqu'un au loin.
Ses paupières se fermèrent, se rouvrirent. Il se trouvait dans la cale d’une espèce de bateau tout en bois. Pâle antiquité craquelée qui semblait néanmoins avoir été montée à la va-vite comme par manque de savoir-faire.
- Où..? commença-t-il.
- J'ai déjà posé une question, non ? s'enquit de nouveau la voix.
Féminine.
Kevin leva les yeux, un instant, espérant retrouver le fil de ses pensées.
- L'Apocalypse ? Est-ce que j'y crois ? grogna-t-il en se grattant l'arrière du crâne. Je sais pas, j'ai un peu de mal avec la Bible.
Sa tête lui faisait un mal de chien, comme si son cerveau s'en allait ricocher, d'une quelconque façon, sur les parois de son crâne à chacun de ses mouvements.
- Ca n'a rien à voir avec la Bible, chaque religion possède sa propre fin du monde. Elles l'appellent juste différemment.
Le jeune homme remarqua enfin qu'Elle fumait une cigarette, un mince filet de fumée bleutée s'élevait des ténèbres lui faisant face.
Il y avait aussi l'odeur. Presque suave.
- Mais vous n'avez pas répondu à ma question, continua-t-elle en expulsant la fumée par ses narines. Vous tournez beaucoup autour du pot pour un mec pressé de découvrir où il se trouve.
Il ne distingua qu'un mouvement furtif dans les ténèbres, et pourtant, fut certain qu'Elle le regardait désormais. 
- Si je crois à la fin du monde ? Ouais, j'veux dire, même les scientifiques disent qu'un jour, le soleil finira par embraser cette planète avant de s’éteindre et de l'aspirer comme un vulgaire déchet fécal interstellaire, après être devenu un trou noir, bien entendu. Mais on sera morts d'ici-là, après tout, on a quatre milliards d'années avant que ça arrive.
Kevin commença à se masser le front, en expirant fortement.
- Maintenant, c'est à toi de répondre, parvint-t-il à articuler. Où on est ?
- Hmmm, j'en sais pas plus que toi... nouvelle bouffée... Mais j'dirais dans un bateau, au fond d'une cave, à peu près trois cents mètres sous terre... (expiration...) C'est déjà pas mal, non ?
- Ouais et pourquoi ? (il osa enfin un regard entre ses doigts)
- Tu poses beaucoup de question pour un mec qui se retrouve dans une telle situation... (nouvelle bouffée...) J'me serais attendue à ce que tu te mettes à crier ou à gratter un peu partout en chialant... (pause...) On a beaucoup trop de temps pour réfléchir, en deux jours.
Une goutte s'écrasa sur l'épaule de Kevin, il contempla un instant l'impact avant de refixer son regard sur la Voix. Celle-ci lui dit :
- Le climat commence à se faire humide, hein ?
- C'est toi qui ne réponds pas à ma question maintenant...
- Oh, je dirais parce que nous sommes le samedi 31 décembre 2011, et que, d'une certaine manière, on appréhende tous. Avec tout ce qu'on a entendu comme histoires, on attend tous le passage à l'an 2012, avec plus ou moins d'appréhension. On le sent que quelque chose va changer.
Le foyer de la cigarette disparut, bientôt remplacé par une odeur bizarre, âcre.
- Tu veux parler de ces conneries de comètes ? Ou d'inversement des pôles ? P’t’êt même de cette connerie de fin du calendrier aztèque ?
- Ce serait plutôt ça...
Son regard se fit intéressé, il sentit qu'elle allait bouger avant même qu'elle n'entreprenne le mouvement.
- Ils portent des masques... Des masques de cadavres d'animaux.
- Tu les as vus ?
Aucune réponse.
Elle apparut dans la lueur jaune filtrant au travers des interstices de la coque. Un trait lumineux cisaillait son orbite. Ses yeux étaient vides.
Pourtant, elle était presque belle. Ses longs cheveux noirs descendaient en cascade jusqu'à sa taille. Elle avait revêtu un débardeur bleu et un baggy noir. Ils semblaient tous deux sales, même dans la semi-clarté de la calle.
Les yeux du jeune homme se froncèrent.
- Pourquoi ils t'ont amenée avant moi ?
Silence, d'une seconde, peut-être deux.
- Disons qu'ils ont certaines perversions, se contenta-t-elle de répondre, en dessinant un cercle dans l'air de son index droit.
Aucune réponse.
- Tu sais, j'trouve que je réponds à beaucoup de questions de la part d'un mec qui ne m'a même pas demandé mon nom, continua-t-elle en enfournant une cigarette dans sa bouche.
La deuxième...
Elle l'alluma prestement.
- Eléanore Seinberg, appelle-moi Léa... expiration...
La jeune fille lui tendit alors la main. Elle devait avoir des origines amérindiennes. Il y avait quelque chose dans ses yeux, sur sa peau.
- Kevin, Kevin McWright, en prononçant cela, il leva l'index gauche.
Unique signe de salut.
- Je sens encore leur odeur sur ma peau, tu sais ? demanda-t-elle en caressant son bras droit.
C'était une question purement rhétorique, n'attendant aucune réponse. D'une certaine manière, il l'en remerciait. Quelque chose au fond de lui préféra ne rien ajouter. Il baissa la tête, elle leva les yeux et, durant un court instant, ils se retrouvèrent séparés par le fil de leurs pensées...
La lumière ne mutilait plus sa rétine. Une goutte d'eau, quant à elle, s'écrasa sur son front. Eléanore ferma les yeux, apprécia le silence.
- Pourquoi ils t'ont laissé tes cigarettes ? demanda le jeune homme en se relevant.
Vue d'en haut, la calle lui parut moins imposante. C'était sans doute dû au fait qu'il devait se voûter afin de tenir debout. Il posa sa main droite sur le sol/plafond au-dessus de lui, son index commençant à le caresser presque inconsciemment. Le bois était humide.
- Qu'est-ce que ça peut leur foutre que j'ai gardé mes clopes ? répondit-elle. Ou que je commence à me mutiler avec ?
D'un geste expert, elle écrasa celle-ci au creux de son coude, au sein d'un champ de brûlures mal cicatrisées, comme un tissu de ver. Une odeur âcre se répandit alors.
Kevin n'avait pas vu la scène, il l'avait imaginée.
Il comprenait.
- Ca te dégoûte ? finit-elle par demander.
- Pourq...
- Est-ce que ça te dégoûte ?! hurla Léa en se relevant.
Ce faisant son crâne heurta le plafond avec un bruit mat, elle ne cilla pas. Eléanore Seinberg ne cillait jamais. La gorge du jeune homme se fit sèche.
- Peut-être un peu moins que ce qu'ils m'ont fait ? continua-t-elle en avançant vers lui.
De sa bouche, postée juste au-dessous du menton de Kevin, émanait une odeur de tabac froid et ses seins collés au bas-ventre du jeune homme semblaient à la fois fermes et doux. Il plongea ses yeux dans les siens parce que... quelque part, au-dessous de l'immensité bleue, il y avait ces plaies, d'à peine cinq millimètres de profondeurs, striés de tentacules de chair.
Kevin n'osait pas les regarder.
- Tu as envie de moi ? murmura-t-elle.
Aucune réponse.
En son pantalon, sous la toile de jean, il y eut cette érection commençant à apparaître, malgré son haleine et cette curieuse position voûtée lui donnant l'impression qu'elle n'était qu'un singe. Une race inférieure.
- Laisse tomber, susurra-t-elle en se retournant avant de se rasseoir. Mais ça va pas leur plaire.
- Pourquoi ?
- On est Adam et Eve, t'as pas encore compris ? répondit Léa en se massant les paupières de la main gauche. Tout ça, le bateau, la cave, les masques (elle insista sur ce mot), c'est rien. De la poussière. Nan, ce qui importe réellement, c'est ce qui est en train d'arriver...
Une cavalcade, des dizaines de pieds s'écrasant sur des dalles de pierre.
Et le grincement d'une porte.
Le froissement du tissu.
Des gens étaient entrés, là-bas de l'autre côté de la Coque.
Instinctivement, Kevin plaque son œil sur la première ouverture venue. De la lumière et du bois.
- Merde !
- Tu peux les voir si tu veux, mais tu devrais essayer celle-là.
De la fumée s'élevait au-dessus de l'index tendu de Léa. Un court instant, McWright se demanda comment elle avait bien pu l'allumer sans qu'il ne s'en rende compte avant de se jeter sur la fente qu'elle lui désignait.
Au départ, Kevin ne vit qu'un pupitre en pierre sculptée et, derrière lui, une torche. Il plissa les yeux, l'éclat des flammes rendant difficile la compréhension des ornements du meuble.  
Enfin il vit.
Gravée à même la roche, se trouvait la représentation absurde du Chrysler Building et, en arrière-plan, tel Léviathan lui-même, il y avait cette vague, plus grande encore que le vieil immeuble. Baissant les yeux, ses deux mains collées entre ses tempes et la coque, Kevin discerna ce qu'il y avait en dessous.
Une représentation du soleil, mais pas du nôtre. Celui-là était liquide, ressemblant à une onde de choc produit par une goutte d'eau heurtant la surface d'une mare.
La mare était étoilée, clairsemée de planètes...
- Du soleil du dieu Tlàloc jaillit un déluge qui finit par le noyer, récita Eléanore en se levant pour s'approcher du jeune homme. Nahui-atl, souffla-t-elle à son oreille en enserrant ses épaules. Quatre-Eau.
Juste contre sa tempe, Kevin sentit la chaleur de la cigarette, il entendit le crépitement du papier brûlé. Il y avait quelque chose de bon là-dedans, et, le pire, c'est que cela venait sans doute du fait que la poitrine de la jeune femme était collée à ses omoplates.
Il apparut alors de par la gauche du champ de vision de Kevin qui ne vit tout d'abord que son dos, avant que celui-ci ne s'installe derrière le pupitre. L'Entité n'avait pas de visage, seulement une tête de cochon décomposé en guise de faciès. Il portait une toge noire sale, mitée.
- Comment ont-ils fait pour nous coincer ici ? murmura Kevin au souffle sur sa nuque. Il n'y a aucune porte, aucune trappe.
- Je suppose qu'ils l'ont bâti autour de nous, répondit le souffle d'air chaud.
Un moment, il ferma les yeux.
Un moment, il pria.
Pour que sa langue caresse sa nuque.
En vain...
Les brûlures, la chair calcinée contre sa peau.
Kevin expira.
- Tu crois à la fin du monde, maintenant ? demanda-t-elle.
Hésitation.
- Là n'est pas la question, eux y croient, et c'est tout.
L'étreinte disparut, à mesure qu'elle reculait dans les ténèbres.
- Ah, oui ? Et qu'est-ce que tu comptes faire ? Sortir ? s'enquit Léa en souriant.
Kevin se retourna, serrant le poing.
- Je... commença-t-il.
- Il est dit qu'avant la venue de Tlàloc, Nahui-Quiahuitl, le soleil de feu, jettera une pluie bouillante sur la Terre, avant que les flammes surgissantes ne l'englobent et le dévorent à son tour, coupa-t-elle.
- ...
- Nées de sa propre chair, murmura Léa pour elle seule.
Quelque chose de dérangeant, dans sa voix.
- Tu n'entends donc pas les crépitements ?
Hésitation.
- Ce ne sont que les torches.
- Tu en es vraiment certain ?
Aucune réponse...
Du moins jusqu'à ce bruit d'orgue, comme le râle d'agonie d'un immense navire en train de sombrer. Les murs tremblèrent, multipliant les chutes de gouttes d'eau. Les courts cheveux blonds du jeune homme s'aplatirent sur son crâne.
- Qu'est-ce que tu voulais dire par " Nous sommes Adam et Eve " ?
Eléanore alluma une nouvelle cigarette qu'une goutte éteignit quasi-instantanément.
- Disons que si le Soleil s'en vient dévaster la Terre, il faudra bien que quelqu'un assure la survie de l'espèce. Et c'est nous, enfin je crois.
Le foyer de la cigarette (de nouveau incandescent ?) zigzagua dans les ténèbres, faible lueur au milieu des trombes.
- Tu ne t'es pas demandé pourquoi nous étions dans le bateau et, eux, dehors ? D'une certaine manière, ils croient en nous...
- Pour...
Un tintement...
Venu d'un autre univers.
Au milieu des trombes, il annule tout son.
Rien ne reste que cette vrille sur ses tympans. Et l'eau, myriade d'étoiles suspendues, immobiles, patientes.
Elles scintillent.
- POURQUOI ILS NOUS ONT CHOISIS, NOUS ?! hurle-t-il.
Sauf qu'aucun son ne sort, sa main restant un instant figé dans l'espace, le temps. Et pourtant Eléanore répond. Quelque chose qu'il n’entend pas mais qu'il devine.

Je ne sais pas, par souci d'équité, peut-être.

Le pire c'est qu'elle souriait, comme si tout était normal.
Parce que la question n'était pas là...
Léa disparut avant de réapparaître, tel une balafre dans le fin tissu des dimensions.
Résigné, Kevin tenta de repousser l'air liquide pour jeter un regard sur sa droite.
Une faible lueur bleue s'intensifiait au travers des fissures...
... dans le silence de l'espace...
... le temps se tordit.

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