Kevin
McWright se lavait les mains lorsque la lumière s'éteignit.
Il
ferma les yeux, inspira profondément avant de murmurer :
-
Qui est là ?
Ce
n'était pas un bruit qui l'avait ainsi fait agir, non, c'était cette présence.
Il y avait quelqu'un dans son appartement. Lentement, il retira ses mains de
sous l'eau froide, résultat d'une facture impayée, puis de la gauche, il se
saisit d'une serviette, laissant le robinet s'épancher. Il était conscient de
la nécessité d'un bruit, quel qu'il fût.
Un
pied...
...
devant l'autre.
Silencieusement.
D'une
certaine façon, sa respiration résonnait trop fort, même par rapport aux
ricochets de l'eau sur la porcelaine. Il le savait parfaitement. C'est pour
cela, qu'il ne voulut, tout d'abord, pas passer la porte.
Il
ferma les yeux, une deuxième fois, inspirant rapidement de petites bouffées
d'air, le plus silencieusement possible. Kevin avança la tête.
Sa
chevelure brune émergea dans le salon telle une excroissance des ténèbres de la
salle de bain. Au départ, il n'osa pas regarder devant lui. A cause de cette
sensation, comme une respiration sur la droite de sa nuque.
Il
était baisé.
Et
ça n'avait rien de réjouissant comme idée.
Sa
langue s'insinua entre sa lèvre inférieure et ses dents, s'en allant caresser
ses gencives. Il ouvrit les yeux.
Rien que le
salon et sa blancheur terne, salies par les lumières oranges du Dehors. Même la
clim' s'était tue. Le ventilateur ne tournait plus là-haut. Quelque part, loin
au-delà de la Fenêtre, une voiture passa. Son bruit résonna étrangement dans la
salle.
Kevin
détourna la tête et, bien sûr, il n'y avait rien sur sa droite. Il avisa le
buste africain en bois d'ébène surplombant sa commode avant de faire deux pas à
sa rencontre.
Kevin
s'immobilisa.
Il
avait enfin compris que lorsque que quelqu'un se tient réellement derrière
vous, on ne sent tout d'abord pas sa respiration. Il faut attendre...
Ce
cri, comme une truie que l'on égorge.
***
La
goutte d'eau s'étira un instant avant de se décider à quitter la planche en
bois.
Elle
ricocha sur la joue de Kevin avec un petit bruit.
Il
ouvrit les yeux.
-
Vous croyez en l'Apocalypse ? demanda quelqu'un au loin.
Ses
paupières se fermèrent, se rouvrirent. Il se trouvait dans la cale d’une
espèce de bateau tout en bois. Pâle antiquité craquelée qui semblait néanmoins
avoir été montée à la va-vite comme par manque de savoir-faire.
-
Où..? commença-t-il.
-
J'ai déjà posé une question, non ? s'enquit de nouveau la voix.
Féminine.
Kevin
leva les yeux, un instant, espérant retrouver le fil de ses pensées.
-
L'Apocalypse ? Est-ce que j'y crois ? grogna-t-il en se grattant l'arrière du
crâne. Je sais pas, j'ai un peu de mal avec la Bible.
Sa
tête lui faisait un mal de chien, comme si son cerveau s'en allait ricocher,
d'une quelconque façon, sur les parois de son crâne à chacun de ses mouvements.
-
Ca n'a rien à voir avec la Bible, chaque religion possède sa propre fin du
monde. Elles l'appellent juste différemment.
Le
jeune homme remarqua enfin qu'Elle fumait une cigarette, un mince filet de
fumée bleutée s'élevait des ténèbres lui faisant face.
Il
y avait aussi l'odeur. Presque suave.
-
Mais vous n'avez pas répondu à ma question, continua-t-elle en expulsant la
fumée par ses narines. Vous tournez beaucoup autour du pot pour un mec pressé
de découvrir où il se trouve.
Il
ne distingua qu'un mouvement furtif dans les ténèbres, et pourtant, fut certain
qu'Elle le regardait désormais.
-
Si je crois à la fin du monde ? Ouais, j'veux dire, même les scientifiques
disent qu'un jour, le soleil finira par embraser cette planète avant de
s’éteindre et de l'aspirer comme un vulgaire déchet fécal interstellaire,
après être devenu un trou noir, bien entendu. Mais on sera morts d'ici-là, après
tout, on a quatre milliards d'années avant que ça arrive.
Kevin
commença à se masser le front, en expirant fortement.
-
Maintenant, c'est à toi de répondre, parvint-t-il à articuler. Où on est ?
-
Hmmm, j'en sais pas plus que toi... nouvelle bouffée... Mais j'dirais dans un
bateau, au fond d'une cave, à peu près trois cents mètres sous terre... (expiration...) C'est déjà pas mal, non ?
-
Ouais et pourquoi ? (il osa enfin un regard entre ses doigts)
-
Tu poses beaucoup de question pour un mec qui se retrouve dans une telle
situation... (nouvelle bouffée...) J'me serais attendue à ce que tu te mettes à
crier ou à gratter un peu partout en chialant... (pause...) On a beaucoup trop
de temps pour réfléchir, en deux jours.
Une
goutte s'écrasa sur l'épaule de Kevin, il contempla un instant l'impact avant
de refixer son regard sur la Voix. Celle-ci lui dit :
-
Le climat commence à se faire humide, hein ?
-
C'est toi qui ne réponds pas à ma question maintenant...
-
Oh, je dirais parce que nous sommes le samedi 31 décembre 2011, et que, d'une
certaine manière, on appréhende tous. Avec tout ce qu'on a entendu comme
histoires, on attend tous le passage à l'an 2012, avec plus ou moins
d'appréhension. On le sent que quelque chose va changer.
Le
foyer de la cigarette disparut, bientôt remplacé par une odeur bizarre, âcre.
-
Tu veux parler de ces conneries de comètes ? Ou d'inversement des pôles ? P’t’êt
même de cette connerie de fin du calendrier aztèque ?
-
Ce serait plutôt ça...
Son
regard se fit intéressé, il sentit qu'elle allait bouger avant même qu'elle
n'entreprenne le mouvement.
-
Ils portent des masques... Des masques de cadavres d'animaux.
-
Tu les as vus ?
Aucune
réponse.
Elle
apparut dans la lueur jaune filtrant au travers des interstices de la coque. Un
trait lumineux cisaillait son orbite. Ses yeux étaient vides.
Pourtant,
elle était presque belle. Ses longs cheveux noirs descendaient en cascade jusqu'à
sa taille. Elle avait revêtu un débardeur bleu et un baggy noir. Ils semblaient
tous deux sales, même dans la semi-clarté de la calle.
Les
yeux du jeune homme se froncèrent.
-
Pourquoi ils t'ont amenée avant moi ?
Silence,
d'une seconde, peut-être deux.
-
Disons qu'ils ont certaines perversions, se contenta-t-elle de répondre, en
dessinant un cercle dans l'air de son index droit.
Aucune
réponse.
-
Tu sais, j'trouve que je réponds à beaucoup de questions de la part d'un mec
qui ne m'a même pas demandé mon nom, continua-t-elle en enfournant une
cigarette dans sa bouche.
La
deuxième...
Elle
l'alluma prestement.
-
Eléanore Seinberg, appelle-moi Léa... expiration...
La
jeune fille lui tendit alors la main. Elle devait avoir des origines
amérindiennes. Il y avait quelque chose dans ses yeux, sur sa peau.
-
Kevin, Kevin McWright, en prononçant cela, il leva l'index gauche.
Unique
signe de salut.
-
Je sens encore leur odeur sur ma peau, tu sais ? demanda-t-elle en caressant
son bras droit.
C'était
une question purement rhétorique, n'attendant aucune réponse. D'une certaine
manière, il l'en remerciait. Quelque chose au fond de lui préféra ne rien
ajouter. Il baissa la tête, elle leva les yeux et, durant un court instant, ils
se retrouvèrent séparés par le fil de leurs pensées...
La
lumière ne mutilait plus sa rétine. Une goutte d'eau, quant à elle, s'écrasa
sur son front. Eléanore ferma les yeux, apprécia le silence.
-
Pourquoi ils t'ont laissé tes cigarettes ? demanda le jeune homme en se
relevant.
Vue
d'en haut, la calle lui parut moins imposante. C'était sans doute dû au fait
qu'il devait se voûter afin de tenir debout. Il posa sa main droite sur le
sol/plafond au-dessus de lui, son index commençant à le caresser presque
inconsciemment. Le bois était humide.
-
Qu'est-ce que ça peut leur foutre que j'ai gardé mes clopes ? répondit-elle. Ou
que je commence à me mutiler avec ?
D'un
geste expert, elle écrasa celle-ci au creux de son coude, au sein d'un champ de
brûlures mal cicatrisées, comme un tissu de ver. Une odeur âcre se répandit
alors.
Kevin
n'avait pas vu la scène, il l'avait imaginée.
Il
comprenait.
-
Ca te dégoûte ? finit-elle par demander.
-
Pourq...
-
Est-ce que ça te dégoûte ?! hurla Léa en se relevant.
Ce
faisant son crâne heurta le plafond avec un bruit mat, elle ne cilla pas.
Eléanore Seinberg ne cillait jamais. La gorge du jeune homme se fit sèche.
-
Peut-être un peu moins que ce qu'ils m'ont fait ? continua-t-elle en avançant
vers lui.
De
sa bouche, postée juste au-dessous du menton de Kevin, émanait une odeur de
tabac froid et ses seins collés au bas-ventre du jeune homme semblaient à la
fois fermes et doux. Il plongea ses yeux dans les siens parce que... quelque
part, au-dessous de l'immensité bleue, il y avait ces plaies, d'à peine cinq
millimètres de profondeurs, striés de tentacules de chair.
Kevin
n'osait pas les regarder.
-
Tu as envie de moi ? murmura-t-elle.
Aucune
réponse.
En
son pantalon, sous la toile de jean, il y eut cette érection commençant à
apparaître, malgré son haleine et cette curieuse position voûtée lui donnant
l'impression qu'elle n'était qu'un singe. Une race inférieure.
-
Laisse tomber, susurra-t-elle en se retournant avant de se rasseoir. Mais ça va
pas leur plaire.
-
Pourquoi ?
-
On est Adam et Eve, t'as pas encore compris ? répondit Léa en se massant les
paupières de la main gauche. Tout ça, le bateau, la cave, les masques (elle
insista sur ce mot), c'est rien. De la poussière. Nan, ce qui importe
réellement, c'est ce qui est en train d'arriver...
Une
cavalcade, des dizaines de pieds s'écrasant sur des dalles de pierre.
Et
le grincement d'une porte.
Le
froissement du tissu.
Des
gens étaient entrés, là-bas de l'autre côté de la Coque.
Instinctivement,
Kevin plaque son œil sur la première ouverture venue. De la lumière et du bois.
-
Merde !
-
Tu peux les voir si tu veux, mais tu devrais essayer celle-là.
De
la fumée s'élevait au-dessus de l'index tendu de Léa. Un court instant,
McWright se demanda comment elle avait bien pu l'allumer sans qu'il ne s'en
rende compte avant de se jeter sur la fente qu'elle lui désignait.
Au
départ, Kevin ne vit qu'un pupitre en pierre sculptée et, derrière lui, une
torche. Il plissa les yeux, l'éclat des flammes rendant difficile la
compréhension des ornements du meuble.
Enfin
il vit.
Gravée
à même la roche, se trouvait la représentation absurde du Chrysler Building et,
en arrière-plan, tel Léviathan lui-même, il y avait cette vague, plus grande
encore que le vieil immeuble. Baissant les yeux, ses deux mains collées entre
ses tempes et la coque, Kevin discerna ce qu'il y avait en dessous.
Une
représentation du soleil, mais pas du nôtre. Celui-là était liquide,
ressemblant à une onde de choc produit par une goutte d'eau heurtant la surface
d'une mare.
La
mare était étoilée, clairsemée de planètes...
-
Du soleil du dieu Tlàloc jaillit un déluge qui finit par le noyer, récita
Eléanore en se levant pour s'approcher du jeune homme. Nahui-atl,
souffla-t-elle à son oreille en enserrant ses épaules. Quatre-Eau.
Juste contre sa
tempe, Kevin sentit la chaleur de la cigarette, il entendit le crépitement du
papier brûlé. Il y avait quelque chose de bon là-dedans, et, le pire, c'est que
cela venait sans doute du fait que la poitrine de la jeune femme était collée à
ses omoplates.
Il
apparut alors de par la gauche du champ de vision de Kevin qui ne vit tout
d'abord que son dos, avant que celui-ci ne s'installe derrière le pupitre.
L'Entité n'avait pas de visage, seulement une tête de cochon décomposé en guise
de faciès. Il portait une toge noire sale, mitée.
-
Comment ont-ils fait pour nous coincer ici ? murmura Kevin au souffle sur sa
nuque. Il n'y a aucune porte, aucune trappe.
-
Je suppose qu'ils l'ont bâti autour de nous, répondit le souffle d'air chaud.
Un
moment, il ferma les yeux.
Un
moment, il pria.
Pour
que sa langue caresse sa nuque.
En
vain...
Les
brûlures, la chair calcinée contre sa peau.
Kevin
expira.
-
Tu crois à la fin du monde, maintenant ? demanda-t-elle.
Hésitation.
-
Là n'est pas la question, eux y croient, et c'est tout.
L'étreinte
disparut, à mesure qu'elle reculait dans les ténèbres.
-
Ah, oui ? Et qu'est-ce que tu comptes faire ? Sortir ? s'enquit Léa en
souriant.
Kevin
se retourna, serrant le poing.
-
Je... commença-t-il.
-
Il est dit qu'avant la venue de Tlàloc, Nahui-Quiahuitl, le soleil de feu,
jettera une pluie bouillante sur la Terre, avant que les flammes surgissantes
ne l'englobent et le dévorent à son tour, coupa-t-elle.
- ...
-
Nées de sa propre chair, murmura Léa pour elle seule.
Quelque
chose de dérangeant, dans sa voix.
-
Tu n'entends donc pas les crépitements ?
Hésitation.
-
Ce ne sont que les torches.
-
Tu en es vraiment certain ?
Aucune
réponse...
Du
moins jusqu'à ce bruit d'orgue, comme le râle d'agonie d'un immense navire en
train de sombrer. Les murs tremblèrent, multipliant les chutes de gouttes
d'eau. Les courts cheveux blonds du jeune homme s'aplatirent sur son crâne.
-
Qu'est-ce que tu voulais dire par " Nous sommes Adam et Eve " ?
Eléanore
alluma une nouvelle cigarette qu'une goutte éteignit quasi-instantanément.
-
Disons que si le Soleil s'en vient dévaster la Terre, il faudra bien que
quelqu'un assure la survie de l'espèce. Et c'est nous, enfin je crois.
Le
foyer de la cigarette (de nouveau incandescent ?) zigzagua dans les ténèbres,
faible lueur au milieu des trombes.
-
Tu ne t'es pas demandé pourquoi nous étions dans le bateau et, eux, dehors ?
D'une certaine manière, ils croient en nous...
-
Pour...
Un
tintement...
Venu
d'un autre univers.
Au
milieu des trombes, il annule tout son.
Rien
ne reste que cette vrille sur ses tympans. Et l'eau, myriade d'étoiles
suspendues, immobiles, patientes.
Elles
scintillent.
-
POURQUOI ILS NOUS ONT CHOISIS, NOUS ?! hurle-t-il.
Sauf
qu'aucun son ne sort, sa main restant un instant figé dans l'espace, le temps.
Et pourtant Eléanore répond. Quelque chose qu'il n’entend pas mais qu'il
devine.
Je
ne sais pas, par souci d'équité, peut-être.
Le
pire c'est qu'elle souriait, comme si tout était normal.
Parce
que la question n'était pas là...
Léa
disparut avant de réapparaître, tel une balafre dans le fin tissu des
dimensions.
Résigné,
Kevin tenta de repousser l'air liquide pour jeter un regard sur sa droite.
Une
faible lueur bleue s'intensifiait au travers des fissures...
...
dans le silence de l'espace...
...
le temps se tordit.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire