Il était une fois, en notre belle
île de la Réunion, un nègre marron nommé Anchaing et sa belle compagne Héva qui
vivaient dans la peur du chasseur d'esclaves Bronchard.
Ainsi commencent toujours les
récits transmis de génération en génération. Tous divergent cependant quant au
sort d'Anchaing. A-t-il été tué ? Capturé ? S'est-il enfui en laissant sa
famille à la merci du prédateur blanc ? S'est-il changé en oiseau rapace en
tentant de sauver Héva de la mort ?
Un gramoun connaissait un tout autre récit. On l'appelait
tous Papa Cello et jamais sa verve n'était aussi inspirée que lorsqu'il avait
bu sa bouteille de rhum blanc pour célébrer Noël. Et c'est par une de ces
soirées où les étoiles scintillaient avec bienveillance sur nos têtes
échauffées par la fête, le rhum et la joie de célébrer la naissance de Notre
Seigneur que Papa Cello, nageant dans un costume de Père Noël trop grand et
trop chaud, monta maladroitement sur une barrique pour mieux haranguer la
foule.
“Ecoutez ! Ecoutez ! gueula-t-il
en dévoilant ses chicots noircis. En cette nuit bénie entre toutes, mi vais
vous arconter listwar vré du Neg' Maron Anchaing et ce qui est arrivé por li
vré !”
La marmaille encore debout, les
jeunes, les vieux, les zoreilles et les cafres, tous d'applaudir à cette
excellente initiative. Les histoires de Papa Cello sont toujours les
bienvenues, spécialement quand un sérieux coup dans le nez libère son lyrisme.
Ses mots, même empâtés par une langue alcoolisée, s'envolent loin, touchent
droit nos cœurs et nous laissent rêveurs pour des jours entiers.
Papa Cello ne se fit donc pas prier pour entamer un récit
que je vais vous retranscrire en des termes que vous autres métropolitains
connaissez mieux. C'est que Papa Cello adorait mêler le français de France et
notre belle langue créole en une sarabande linguistique à vous donner le
tournis !
Or donc, tout le monde sait que
l'esclave Anchaing était fou d'amour pour la belle Héva. C'était une douce
créature pétrie pour l'amour et non pour le rude travail aux champs. Il était
heureux qu'elle fût encore bien jeune quand Anchaing l'aima : il fut son
premier et unique amant. Et de toute façon, son colérique maître, monsieur
Alexis, ne se serait pour rien au monde abaissé à effleurer une peau brune pour
une autre raison qu'un châtiment cruel.
Ce fut la punition de trop qui
décida les deux amants.
Un jour, Héva cassa un vase dont
le seul prix était de valoir plus que la peau d'une négresse. La jeune fille
reçut vingt coups de fouet. Anchaing assista au châtiment. La rage et le
chagrin manquèrent le rendre fou. Il aurait voulu tuer monsieur Alexis, mais
cela n'aurait fait que causer sa propre perte et par conséquent, qui aurait
veillé sur Héva ? Alors les deux amants s'enfuirent par une nuit propice. Le
plus haut sommet du cirque de Salazie offrit l'abri de ses forêts touffues.
Dans ces hauteurs hostiles, les amoureux luttèrent contre une nature peu
clémente, mais ils vécurent libres et heureux et firent de cet enfer vert un
petit paradis. Héva devint finalement une mère épanouie. Quelle joie éprouva
Anchaing de voir naître ses enfants sans l'entrave des chaînes infâmes imposées
par les blancs !
Tout eût été pour le mieux dans
la meilleure des pastorales possibles s'il n'y avait eu l'obstination
prédatrice d'un blanc nommé Bronchard que monsieur Alexis paya grassement.
Bronchard le chasseur de Nègres
Marrons, Bronchard l'implacable, le coupeur de mains, la terreur des nègres, le
chasseur de fugitifs. Tous ces surnoms pour un seul homme auguraient du mauvais
pour Anchaing et sa petite famille. Plusieurs fois le cafre et le chasseur se
firent face. Anchaing connaissait mieux la forêt que le blanc et était parvenu
à le semer à maintes reprises. Mais ce diable de chasseur était coriace. Une
fois, le fugitif n'avait dû son salut qu'à un saut insensé dans une crevasse
dont il n'en sortit au prix que de quelques égratignures !
Héva et Anchaing tremblaient de
plus en plus à chaque nouvelle chasse de Bronchard. Un jour viendrait où
l'orgueilleux prédateur blanc les débusquerait bel et bien et s'en serait fait
de leur bonheur si simple. Bien que nés esclaves et objets du mépris des
blancs, Héva et Anchaing n'étaient pas dénués de jugeote. A côtoyer l'ennemi,
on finit par le connaître aussi bien que soi-même. Tuer Bronchard reviendrait à
envoyer un nouveau chasseur à leurs trousses.
Non, ce qu'il fallait c'était
refroidir son orgueil, lui donner une leçon cuisante qui le suivrait jusqu'à la
fin de ses jours.
Le couple finit par élaborer un
plan. Un plan osé, dont les amoureux parlèrent à voix basse, secoués de temps à
autre par un rire nerveux. Il fallait frapper dur, il fallait frapper juste.
Et il fallait surtout salir
l'amour propre de Bronchard.
Alors Anchaing et Héva creusèrent
une fosse, étroite, mais profonde. Et une fois que le piège eut atteint des
proportions convenables, ils le remplirent patiemment. Ils y mirent beaucoup
d'eux-mêmes, ils acceptèrent aussi l'aide de leurs marmots. Les plus jeunes
furent d'un concours précieux. Quand enfin Bronchard réapparut, la fosse fut
dissimulée par des buissons habilement placés. Et ce jour-là, grande chance et
grand danger : Bronchard n'était pas venu seul ! Il était bien déterminé à en
finir avec ce maudit nègre qui se payait sa tête depuis des années. Si le piège
fonctionnait, son humiliation publique n'en serait que plus belle !
Le chasseur, d'entrée de jeu,
avait pris la tête de son expédition. Ses hommes de main n'étaient que des
esclaves dociles, uniquement présents pour tenir les chiens pisteurs en laisse.
Mais Bronchard avait développé un flair plus sûr que les limiers gesticulant au
bout de leur longe. Le chasseur de nègres marrons avait toujours eu le don de
trouver les pistes les plus infimes qui lui en apprenaient beaucoup sur les
aller et venues de ses proies. Et ce jour-là, il fonça tête baissée sur un
chemin qui lui semblait tout balisé. Et pour cause ! Anchaing et Héva avaient
pris soin d'emprunter toujours le même sentier. L'herbe avait été fauchée et les
buissons taillés pour aménager un modeste sentier. Ce fut donc sans hésitation
qu'il s'élança, les lèvres retroussées sur un rictus triomphant et le doigt sur
la gâchette de son fusil.
Bronchard avait du flair, de la
persévérance et de l'endurance. Il aurait été un chasseur exemplaire s'il
n'avait pas sous-estimé l'intelligence de son gibier.
Alors qu'il haletait sur cette
piste fraîche, distançant ses suivants et leurs chiens, il sentit brusquement
le sol se dérober sous ses bottes. Il eut juste le temps de pousser un cri de
surprise. Il dégringola au fond de la fosse creusée par Anchaing et Héva. Il ne
se fit aucun mal, oh non : la matière molle, tiède et putride qui tapissait le
trou amortit sa chute.
Bronchard manqua s'étouffer quand
il comprit de quoi il s'agissait.
La fosse était un gigantesque
réservoir à colombins.
De la matière fécale à profusion
avait accueilli le chasseur en un matelas écœurant d'une tiédeur nauséabonde.
Il avait brisé une fine croûte brunâtre pour s'enfoncer dans un demi-mètre de
fèces. La chaleur et l'humidité avaient empêché cette nappe excrémentielle de
sécher. Partout où il prenait appui pour se relever, Bronchard s'enfonçait dans
cette matière immonde. Il fut pris de violentes nausées tant l'odeur était
épouvantable, tapissant son menton de suc acide. Le chasseur poussa des
hurlements de dégoût de plus en plus hystériques. Il ne pouvait nettoyer le
vomi sur son menton sans s'étaler des déjections partout.
C'est que Anchaing, Héva et leurs
quatre petits avaient bien travaillé. Chaque défécation avait été soigneusement
recueillie pendant plus de trois mois et déposée dans la fosse. Faites le
calcul vous-même : cent jours de prélèvements auprès de six personnes au
transit satisfaisant dont deux marmailles en bas âge qui expulsaient aussitôt
par oméga ce qu'alpha ingurgitait, ça vous remplissait aisément un trou.
Quand les deux serviteurs de
Bronchard, flanqués des chiens, parvinrent aux abords de la fosse, les remugles
à rendre nauséeux un cochon manqua les faire défaillir. Mais les hurlements de
rage de Bronchard titillèrent leur curiosité autant qu'ils les terrifièrent.
L'un d'eux préféra rester en arrière pour retenir les chiens qui souhaitaient
s'approcher de cette source d'odeur riche. L'autre risqua une tête au-dessus du
piège.
– Ca va, patron ?
Ce furent ses derniers mots : il
y eut une détonation et une partie de la tête du noir fut emportée. Le fusil
encore fumant à la main, Bronchard beuglait à présent comme un putois enragé.
L'autre homme n'attendit pas de savoir s'il restait une
balle pour lui ; il déguerpit sans se retourner, les chiens sur ses talons.
Grand bien lui prit. Qui sait quel sort Bronchard lui aurait fait subir s'il
l'avait trouvé en s'extirpant de son piège écœurant ? Car il était devenu fou,
Bronchard. Fou de haine, de dégoût, d'humiliation. Il râlait et hurlait encore
lorsqu'il rampa hors de la fosse, tel un infect scarabée ivre de bouse, sa main
serrée en un poing de fer rigide sur la crosse du fusil. Il entendait bien
qu'on se moquait de sa puante déconfiture à lui, le grand chasseur de nègres,
le coupeur de main, l'implacable prédateur maintenant aussi marron que ses
proies.
Pour ajouter à son courroux
dément, des rires carillonnèrent à travers les arbres et lui vrillèrent les
tympans. Cela résonna dans sa pauvre caboche qui chavirait, chavirait ! Il lui
sembla voir des yeux sombres au milieu des feuilles éclatantes, il épaula son
fusil et tira encore et encore. Mais ses hurlements couvraient les détonations,
montaient le long du piton rocheux sur lequel Anchaing et sa famille étaient
perchés. L'esclave en fuite, son aimée et leurs quatre enfants se serraient les
uns contre les autres, effrayés par ce déchaînement haineux qu'ils avaient
déclenché.
Mais s'ils avaient pu voir la
déroute complète de Bronchard, ils se seraient rassurés : le chasseur blanc
désormais bruni d'étrons avait perdu son flair avec sa raison. Il n'était plus
capable de faire la distinction entre des animaux se sauvant à travers bois et
des humains en fuite. Il courut la rage au ventre à la poursuite de chimères
fuyantes. Il pénétra en furie dans un territoire trop peu exploré et disparut.
Ce qu'il advint ensuite de lui
demeure une simple hypothèse : bien des mois plus tard, nul ne sait comment,
une épave humaine parvint jusqu'à Saint-Suzanne, une ville située à une
vingtaine de kilomètres du cirque de Salazie. Le malheureux rampait en
ricanant, les vêtements en lambeaux et des ulcères purulents sur tout le corps.
On se demanda s'il s'agissait du fameux chasseur d'esclaves disparu, mais on ne
put jamais rien tirer de lui à part des psalmodies baveuses
:“ilssemoquentdemoi, ilssemoquentdemoi, ilssemoquentdemoi !” et des hurlements.
Si c'était bien Bronchard, si grande avait été son humiliation qu'il s'était
enfermé définitivement en lui-même.
On ne lança jamais de nouveaux
chasseurs aux trousses d'Anchaing et Héva : leur maître tyrannique, monsieur
Alexis, avait été terrassé par les fièvres tropicales, laissant le domaine aux
mains de sa fille, une bien gentille demoiselle prénommée Margot, qui laissa
volontiers le couple continuer son existence librement.
– Et voilà comment finit cette
Zistwar ! crut conclure Papa Cello. Et maintenant, je veux bien bwar un coup
pour avoir si bien parlé !
On le rattrapa à temps alors
qu'il dégringolait de son tonneau, emberlificoté dans ses frusques de père
Noël. On lui tapa dans le dos en le félicitant pour ce conte haut en couleur,
surtout marron. Mais moi, j'étais un peu sceptique et je le fis savoir :
– Dis voir, Papa Cello. Comment
ça se fait que personne ne la connaissait avant toi, cette histoire de chasseur
encacaté dans sa fosse ?
– Que tu dis, la marmaille !
riposta le gramoun ivrogne qui se délectait déjà d'un bon rhum agricole. Vous
vous êtes pas demandés ce qu'il est devenu, le caf' qui s'est pas pris la
bastos dans les dents ? Bah, le caf', il est rentré chez lui avec les chiens et
il a dit mot à personne de son histoire tellement il avait peur que Bronchard
vienne le retrouver pour lui faire ravaler ses paroles. Et puis de toute façon,
qui l'aurait cru ? Il a juste transmis cette histoire à son fils, qui l'a
transmise au sien et ainsi de suite. Jusqu'à mwin, dernier descendant du cafre
survivant.
– Mais là, tu l'as racontée à
tout le monde, ton histoire. Tu te rends compte que tu viens de rompre une
tradition familiale ancestrale ? s'indignèrent quelques personnes dans
l'assistance.
– Qu'ils sont bêtes, ces jeunes !
éructa Papa Cello. Vous croyez quoi ? Que le Bronchard, il va sortir de mes
toilettes, tout merdeux, pour faire exploser la cervelle à mwin avec son fusil ?
Je sais pas si cela a eu un
rapport par la suite, mais plus tard dans la nuit, ce ne fut pas la cervelle
imbibée de Papa Cello qui explosa. Et pourtant, il aurait flambé rien qu'en
actionnant un interrupteur. Non, en cette sainte nuit de Noël, ce qui explosa,
et cela nous jeta tous au bas de nos lits, ce fut le Piton de la Fournaise.
Vous me direz que le vieux Piton, il dégueule et gerbe habituellement, mais n'explose
pas ! Mais regardez donc les infos : jamais de toute l'histoire de l'île, il
n'a fallu procéder à une évacuation aussi massive de la population. Cette
nuit-là, une bonne partie de l'île fut dévastée par une coulée incandescente et
des hoquets titanesques de roches explosives.
Traitez-moi donc de superstitieux, mais je pense que Papa
Cello aurait dû respecter cette tradition ancienne et fermer son clapet sur la
déconfiture de Bronchard. Après tout, on dit que le battement d'aile d'un
papillon peut provoquer des tornades, alors pourquoi la merde d'une famille
d'esclaves en fuite ne pourrait pas provoquer la nausée monstrueuse d'un volcan
? Reste à savoir si ce satané Piton n'était pas du côté des esclavagistes...
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