Le vin des cendres
Note de l'auteur : le dernier paragraphe de ce texte est tiré
de L'expression des sentiments chez les animaux, de Pierre Gascar
En général, c’est par une incision de scalpel, à trois centimètres en-dessous du nombril que ça commence. La petite plaie devient petite bouche, qui s’infecte et diffuse rapidement son poison dans tout le métabolisme. Du front du sujet suinte une frêle goutte de sueur, qui s’accroche à la tempe sans vouloir descendre plus bas, comme un bouton d’eau fiévreux et frais. L’air se raréfie, n’arrive plus jusqu’aux poumons, soudain devenus des sacs d’aspirateurs en voie de saturation rapide. Le coeur s’emballe. L’espace se rétracte. Les murs se rapprochent. La division a fait son nid dans le creux du ventre. Elle irradie les muscles, les épuise d’une impatience irritée, insupportable.
L’angoisse habituelle.
Alors on
navigue d’une pièce à une autre, on prend un objet, on le déplace, on le
reprend, on le remet à sa place initiale. On commence trois tâches à la fois,
sans avoir la continuité d’esprit de les achever. On veut faire les choses de
manière sérielle, mais on n’a plus l’intégrité corporelle et mentale pour y
parvenir. Le sens de l’action est absent. On tourne en rond, en proie à la
compulsion d’agir, vite, vite, décisivement, d’accomplir le geste qui dissipera
tout le malaise, les parasites, l’étouffement. Mais ce geste ne peut être
effectué ; et l’énergie s’entasse, se tend, bouillonne sous la peau sans pouvoir
la crever et sortir, comme une nuée
de bulles d’air coincées sous la glace.
L’angoisse habituelle.
Pourtant,
ce matin, je m’étais senti en paix. J’avais la certitude de ne plus me
retrouver acculé à explorer les mêmes contrées désolées. Dans le temps de cet aujourd’hui était lovée la promesse de
nouveaux chemins. La lumière avait encore cette qualité lente et fraîche qui
sculpte un monde plus beau et net pour nous. Les objets de mon appartement étaient
nimbés de ce halo doucereux et souriant que procure le soleil du matin. Ce
jour-ci, ce serait différent. Je ne voulais, je ne pouvais plus penser. Penser à
la disparition.
Mais... L’angoisse habituelle.
Certaines
personnes estiment que ne jamais connaître la moitié d’âme complémentaire à soi
est la plus terrible destinée qui soit. Les solitaires tournent en rond comme
des hamsters dans leur roue, farfouillant la surface du monde de leur museau en
demande, le coeur jamais en repos. Ils veulent trouver la seconde moitié d’amande,
la part qui vient se poser à la perfection contre soi, le bas-relief humain qui
est comme le moule d’où l’on est sorti. Ce qu’on appelle communément l’âme soeur.
Mais la
solitude sculpte aussi. Elle sait trouver les voies pour se montrer désirable.
Les grands solitaires accéderont, peut-être, éventuellement, à l’autre bout des
nuits d’angoisse, à une épure, l’ébauche d’une trêve dans le conflit entre soi
et le monde. Et comprendre, de manière informulée, le sens de la formule
cryptique de K. : « Dans le
combat entre le monde et toi, seconde le monde ».
La
solitude a encore la trace de la possibilité.
Mais mon
cas était différent. J’avais trouvé le fragment échappé, la complétude, la
moitié parfaite. Chaque mouvement qu’elle faisait était un baiser. Mais cette
personne avait disparu.
Avoir eu
le privilège de trouver l’âme-soeur, de voir le monde entier, unifié, total,
sous la bannière d’un même amour... et se voir tout repris, détruit, divisé,
foutu par la disparition : voilà le destin le plus cruel. Avoir touché des
lèvres et du coeur à l’infini, et être renvoyé d’une flexion de poignet dans la
vacuité d’une obscurité sans bornes... Il n’y avait plus trace de mon amie,
juste celle de son négatif, silhouette
d’énergie noire, accrochée comme un ténia aux parois de mon esprit, et qui en
extrayait la substantifique moelle, me laissant éreinté, détrempé, essoré. L’équilibre
le plus fondamental, le plus intime, le plus mythologique, avait été bouleversé,
et plus rien ne pouvait germer en moi. Plus de sanctuaire.
Cela faisait
des années que la guerre continuait. J’étais un vieillard enfoncé dans la déperdition
de soi. Je fuyais de partout.
Alors ce
matin n’avait pas été différent, puisque nos jours ne sont que la succession de
la promesse des matins et de la déception des soirs. A un moment, ma garde
baissée, l’angoisse comme un reflux nocturne, s’était coulée dans mon ventre, l’avait
inondé. Et le monde était redevenu cette poche lourde et boursoufflée, pleine
de signes vains.
L’angoisse habituelle.
*
*
*
Alors pris
d’une frénésie de poisson plongé dans l’air corrosif, je m’étais élancé
au-dehors. Il fallait que je fasse quelque chose, que j’aille quelque part.
Je
sautais sur mon vélo. Je pédalais. La ville continuait. Le paysage défilait :
pavillons, boutiques, supermarchés, hangars. La laideur habituelle d’une ville
quelconque. La destination ne m’importait guère, puisque tous les lieux étaient
équivalents. L’essentiel était d’avancer, d’imprimer une direction, un
mouvement à une journée de sables mouvants. L’air glissait sur mon front
humide. Le tricotage régulier des jambes sur les pédales ne me distrayait pas
de mon centre vide. La douleur continuait. J’étais aveugle à tout. Lors du
temps de ma (notre) passion, tous les objets avaient l’égale valeur d’amour,
de promesse, de potentiel. Il en était de même maintenant : tous
alignés sur la semblable échelle de vide, ils étaient désincarnés, décharnés, déchargés
de toute électricité : la fantomatique errance d’un règne sans
consistance.
Mais je
persistais.
Cela
faisait déjà des heures que je pédalais sans discontinuer. Je me perdais dans
des voies sans issue, je faisais demi-tour, je revenais sans le savoir sur mon
chemin initial, je butais contre des pentes abruptes et impraticables.
Insensiblement, la ville avait laissé la place à la campagne, sans que cela
change fondamentalement quoi que ce soit de mon théâtre d’ombres mental.
Soudain,
dans mon champ de vision apparut un panneau :
« Peace
l’ours blanc vous attend ! Zoo de Tobé à 200 mètres ».
Presque
sans réfléchir, je me dirigeais vers l’entrée. Je parquais mon vélo dans un
coin, pris contact avec la terre. Mes jambes flageolaient. J’étais couvert de
sueur froide. J’avais le ventre vide. Les derniers assauts de la guerre m’avaient
usé. J’avais trouvé un terrain d’armistice.
Phénomène
classique : au-delà de la douleur se situe un bref répit de paix et de
silence, que connaît le patient en phase terminale, taraudé et rendu presque
fou par l’immensité de sa souffrance, qui atteint le petit matin, et cesse de
crier, dans l’apaisement paradoxal de sa dernière heure.
*
*
*
J’étais
dans le zoo. La brochure de l’entrée indiquait les différentes sections :
reptiles, oiseaux, fauves, singes, éléphants, girafes, rhinocéros.
Je me
rendis vite compte, au cours de mon avancée dans le parc, que chaque race,
chaque espèce avait son propre souffle : lenteur des reptiles,
hyperactivité des loutres, nonchalance des éléphants, comme pris dans une
gangue de temps ralenti, curiosité incessante des rongeurs,
oiseaux-automates... Chaque cage avait sa propre temporalité, comme une bulle d’espace-temps,
arrachée et déracinée de l’univers.
J’avais
commencé par les reptiles. Tortues, serpents, geckos, caimans, varans. L’impression
que les cages sont vides... jusqu’à ce que le caillou en bas à droite dévoile un
bout de peau pierreuse.Une tortue, aride et terreuse, dardant un cou veineux de
vieillard, se tenait dans le retrait de son sourire sardonique.
Ce qui
me frappait, c’était l’extrême lenteur de ces bêtes à sang froid. Les reptiles
ont vraiment tout le temps du monde, et, à l’exception de l’attaque mortelle du
crocodile ou du cobra, qui dure l’espace d’un battement de cil, ils passent
leur temps dans une immobilité minérale, dans une attente infinie : une
vie à la frontière de la géologie. Le suprême desséchement de sagesse de
la tortue, la veille silencieuse et liquide du serpent aux yeux d’ éclipse. Un
univers au ras du sol, au plus près de l’humus. L’attirance d’un tel oubli.
Puis
changement total : le bassin-cage de la loutre. Des deux loutres, plus
exactement, engagées dans une danse frénétique : se sautant dessus, se
mordant, se griffant, se léchant, plongeant dans l’eau, ivres d’elles-mêmes.
Elles se soûlaient de leur sarabande, toujours en mouvement, présentant un défi
impossible à tous les touristes désireux de les photographier. Il existait deux
animaux heureux dans ce zoo et je les avais vus : leurs jeux étaient une célébration.
Mais les
autres... Ils étaient tous frappés d’une sorte de malédiction de maison de
retraite : sales, hébétés, revêches, contournés, apathiques ou hyperexcités,
ils avaient en commun l’incompréhension de leur état. Pour ainsi dire, aucun
animal ne comprenait ce qu’il faisait là. Exilés loin du monde et d’eux-mêmes, ils
étaient fous. Tous. L’oeil chagrin du
rhinocéros absolument immobile. La stéréotypie de l’éléphant, qui se dandinait
d’un pied sur l’autre en s’arrosant de paille sèche, reclus et autiste. Le lion
rentré dans le sommeil de la conscience. Le puma tournant en rond, cherchant désespérément
la sortie. Le casoar tapant répétitivement du bec sur les barreaux de sa cage,
roulant un oeil indigné. Les lamas, traînant la même noblesse de caniveau que
leurs cousins les dromadaires, pénétrés de leur importance comme des
aristocrates gâteux, chevrotants et appauvris, le derrière dans leurs déjections.
L’agressivité des oiseaux, y compris contre eux-mêmes (plumes arrachées sans
cesse, d’un bec vengeur). Le singe grignotant les barreaux en piaillant. Partout
la même absence de dignité, la léthargie et la suffocation de l’indignation. C’était
des êtres tronqués, amputés de fonctions vitales auxquelles les Hommes ont
renoncé : liberté, conscience du territoire, grégarisme resserre, être-au-monde
fait de terre, de vent, de ciel. Le corps d’un animal ne s’arrête pas à son
corps. A quel point l’homme a oublié tout cela, ce désir éperdu et
inconditionnel de pouvoir se mouvoir librement, et à quel point il a tordu la
Nature pour y imprimer son rythme qui envahit tout, saccageant et syncopant le
tempo naturel des espèces ! La Terre entière était secouée des pulsations
humaines... oubliant sa propre Voix dans la cacophonie.
Et c’est
alors qu’au milieu des appels chantants des macaques j’avisais une cage
curieusement décorée. Devant, une table y avait été installée, et des bouquets
de fleurs y avaient été déposés. Un panneau portant la photo d’un orang-outang
proposait la légende suivante :
« Nobu
nous a quittés ce matin du 18 octobre, d’une double pneumonie. Cette femelle
orang-outang a fait la joie des petits et des grands pendant 33 ans. Son
compagnon, Api, est très triste. »
Cueilli à l’estomac, et l’angoisse
un instant oubliée se réinstalle immédiatement dans le nid du nombril.
Un livre
d’or caressé du bout des doigts, marqué d’écriture enfantine. Les messages de
reconnaissance des petits à l’animal décédé. Les enfants, je le constatais,
sont incroyablement proches des animaux : il y a là une connivence entre
grand frère et petit frère, un lien qui leur vient de leur Nuit commune. Il était
marqué :
Merci Nobu. Bonne chance au
Paradis.
Adieu Nobu. Tu nous manqueras.
Merci Nobu de nous avoir amusé pendant si longtemps .
A ce
dernier commentaire, je frissonais. Jamais je n’avais trouvé les singes
amusants : laids, obtus, ou graves sûrement, oui. Certaines personnes
rient à la simple vue d’un chimpanzé habillé en homme, sans voir que c’est l’homme
dans le chimpanzé qui les fait rire, pas le singe en soi. Pour moi, cela ne
provoque que malaise. Les Hommes veulent à tous prix injecter leur humanité aux
animaux, et ce faisant les détruisant : il n’y a que certains ruminants,
les chats et les chiens pour le supporter (et encore, combien de chiens profondément
névrosés, consumés de détresse ?).
Une
forme poilue comme un paillasson de mohair, était prostrée contre les
barreaux. C’était Api. Il regardait le monde exterieur.
Je
restais à le regarder.
Il avait
de grands yeux marron, étonnament humains. Il restait là, les bras croisés, le
regard vers le bas, l’air las, revenu de tout. Sans attentes, sans espoir. Il
avait à sa lèvre amère une brindille bourgeonnante, qu’il mâchonnait vaguement.
Il mâchait le temps comme le temps le mâchait : il en mesurait toute la
profondeur, sans hâte, tout entier à sa jouissance sordide. Il avait perdu son autre
moitié, Nobu, celle qui tenait le monde debout dans son souffle.
Je regardais
longuement ce déjetté. Au contraire de tous les autres animaux, il était passé
de l’autre côté : ayant épuisé les extrêmes de la rage et du désarroi, il
avait atteint un espace intouchable, à soi, à la hauteur de sa chute perpétuelle,
qu’il pouvait arpenter sans se presser, avec toute la lenteur nécessaire et
voulue. Il épuisait toute la saveur du présent, en goûtait l’amertume. Ses
grands yeux ne voyaient plus rien que dérision spectrale. Il était insensible
aux autres visiteurs : absolument immobile et net. Parfois un bout de
regard s’échappait dans ma direction, l’air de dire : « Toi aussi ».
Je me
tenais là, créature prométhéenne, criminelle, jurant de servir au monde le
supplice de Procuste à toutes forces, concentrant en moi à la fois le feu, l’aigle
et le rocher, à contempler la progéniture d’Epiméthée, exemplaire unique désespérément
accroché à la Création, n’attendant que de lâcher prise, comptant goutte à
goutte, seconde à seconde, placidement, le temps qui le séparait de la Mort.
Et je me
dis que peut-être la seule chose que les animaux ont compris, c’est que nous
non plus nous ne savons pas.
Le temps
s’abolit. Les astres ne finissaient plus de chuter dans l’Univers. Je restais
coi, debout et oublieux de toute cohésion, les joues baignées de larmes, le coeur absorbé et lavé par l’étendue d’une révélation vaine et essentielle, pont
inattendu d’empathie entre lui et moi, tendu comme la caresse d’une main
secourable. Deux règnes fondus dans une même dimension de perte primordiale.
De la
mer à nous, seule la vieille et confuse rumeur. Elle nous habite tous encore,
et, en fin de compte, créatures à jamais immergés, nous n’avons pour âme que ce
que nous parvenons à voir, selon nos efforts, les remous, les courants, dans la
fausse transparence de cette mer originelle.
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