« Me
souvenir des morts, collecter l’ivoire, ça me tue. »
J’associe, à tort ou à
raison, mon viol avec la mort de ma mère, dans le temps. Qu’il existe d’autres
liens, sur d’autres plans, dans d’autres dimensions, entre ces deux affaires,
c’est fort possible. Il m’est déjà difficile de dire ce que je crois savoir.
Je
suis allée, il n’y a pas très longtemps, sur la tombe de ma mère. J’ai enlevé
les vieilles fleurs, certainement posées par mon frère aîné ou par mon père,
lors d’une précédente visite familiale à laquelle je n’ai pas été conviée. Mon
père, bien que remarié, n’a pas oublié sa première femme. Où se trouvait à
présent le corps de sa première femme. Il se trouvait là. Pourri sous terre,
les os à vif aussi bien en été qu’en hiver, c’est bien qu’il n’oublie pas. Il
ne peut pas, les enfants lui rappellent à son devoir. Les pères oublieraient
sinon, même si c’est vrai que certains font des efforts. Mais j’ai nettoyé la
tombe, et pour une raison que j’ignore, mon père n’a pas mis sur ce marbre
sinistre les dates de naissance et de mort de ma mère, juste son prénom et son
nom. Comme j’avais faim, je me suis assise sur la tombe, et j’ai croqué dans le
panini que je venais d’acheter juste avant de pousser les grilles du cimetière. Le ciel était bleu avec quelques nuages. Il ne se passait rien de particulier
ce jour-là, à part que je me suis rappelée, comment elle était morte. Elle
était morte en un éclair. Un claquement de doigts. On avait diagnostiqué chez
elle un mal, et ce mal en trois mois à peine l’a emportée, et je n’ai pas eu le
temps de la voir partir ou de lui dire au revoir. Quand je dis « on »
je parle bien entendu des médecins et des docteurs. Mon panini était bon, même
si mon cul avait froid sur la pierre tombale de ma mère. Les fleurs fraîches
avaient de l’allure, elles mettaient en valeur son nom, qui en lui portait
l’histoire de sa naissance jusqu’à sa mort, histoire dont j’étais moi-même un
chapitre vivant. C’est là que deux vieilles femmes qui passaient m’ont
interpellée :
-
C’est une honte de voir ça, qu’est-ce que c’est que ça ? Vous n’avez aucun
respect !
Ce à
quoi j’ai répondu, la bouche à moitié remplie de panini :
-
C’est ma mère, j’ai autant le droit de m’asseoir dessus que vous d’ignorer sa
tombe en passant à côté. Vous devriez avoir honte d’ailleurs, c’était une femme
remarquable.
Les
deux vieilles femmes, interloquées, ont poursuivi sans mot dire leur chemin, le
long de la rangée F, pour atteindre la G, et d’autres personnes, voire des
familles entières, m’ont regardée en train de mâchouiller mon sandwich sur la
tombe de ma mère, mais pas une seule de ces personnes n’a osé m’interpeller
comme les deux vieilles plus tôt. Plutôt, chez ces gens, c’était un
questionnement qui se trouvait dans leurs yeux. Un écureuil est passé le long
de la rangée, il fouillait dans les feuilles, et il a pris le reste de panini
que je lui ai lancé pour le dévorer immédiatement.
En
marchant plus tard entre les tombes, et en respirant le grand air froid de
l’hiver, j’ai repensé aux larmes de mon père à la maison, et sa sidération en
considérant que « maman était morte », il l’avait dit au présent,
« maman est morte » et il le disait à ses enfants, et mon petit frère
a pleuré, immédiatement, en apprenant la nouvelle, comme s’il avait reçu une
gifle, une baffe au travers de la gueule. J’ai eu mal de le voir pleurer,
peut-être plus que d’apprendre la mort de ma mère, qui était redoutée d’un
instant à l’autre. Voilà, c’était fait. Mon petit frère avait déjà des allures
d’homosexuel efféminé à cette époque, et son homosexualité s’est accentuée au
cours de son adolescence, mais de manière plus masculine, papa n’était donc
qu’à moitié déçu à ce sujet. Mais la sidération sur le visage de mon père, sa
peur de nous le dire, « maman est morte », c’est une image qui m’est
revenue, aucune déception visible dans ses traits dans le fait que maman était
morte. Alors que j’envisageais de sortir du cimetière, ce pays des morts, parce
qu’il fallait bien malheureusement que je me reconnecte au monde des vivants,
je compris enfin la force colossale qu’il fallut à mon père, pour révéler à ses
enfants que leur mère venait de mourir. Par chance, il y avait un monument aux
morts pas loin, un horrible obélisque qui s’élevait étrangement bas, et qui
avait été douloureusement dressé là en souvenir de quelques hommes qui étaient
soi-disant tombés au combat et dont je n’avais aucun moyen de comprendre l’ampleur
du sacrifice, même s’il paraissait que ma liberté dans son état actuel leur
était entièrement due. J’ai bien ri devant les noms gravés dans la pierre, avec
les dates précises de naissance et de mort, parce que, eux, personne ne leur
apportait de fleurs fraîches.
Ce n’est que plus tard, à une fête,
après trois verres de whisky coca que l’association de la mort de ma mère avec
mon viol s’est davantage précisée. Pour gagner un stupide pari organisé par
Nicolas et sa touffe de cheveux bourgeoise, Nicolas la bourgeoise on l’appelait,
j’ai roulé une pelle magistrale à Anne-Sophie. Ce fut une longue pelle, pleine,
généreuse, offerte, ma poitrine contre sa poitrine, et mes mains baladeuses
bientôt à essayer de la peloter dans tous les sens, nos jambes entremêlées. Je
voulais voir jusqu’où la situation irait, c’était plutôt ça que de tester mes
propres limites. Mes doigts ont tenté de lui ouvrir le pantalon, mais elle a eu
un mouvement de recul et a refusé que je caresse son minou. Toutefois, j’ai
gagné mon pari. Nicolas m’a traitée de gouine en me filant trois cents euros,
le montant du pari. Il était dégoûté. Comme j’étais un peu ivre, j’ai regretté
qu’elle ne m’ait pas laissée la doigter. Devant tout le monde, au fond de son
pantalon. Sa bouche avait le même goût que le panini au cimetière.
La mère de Nicolas avait toutes sortes
d’objets religieux : des effigies de divinités hindoues, des petits
bouddhas sardoniques, des œufs de Fabergé, des crucifiés sur les murs. Une
petite statuette blanche de Ganesh sur une étagère me regardait de travers, ses
yeux bougeaient littéralement, quelqu’un avait certainement rajouté quelque
chose dans mon whisky coca. C’est là que j’ai monté des escaliers, la vision
trouble, que j’ai ouvert la première porte qui se trouvait devant moi, que je
suis entrée dans la pièce et que je me suis écroulée sur un lit recouvert de
vestes. J’ai fouillé les poches, il y avait des portables et des clés. J’ai
mélangé toutes les affaires des uns et des autres pour me détendre un peu, en
les imaginant découvrir plus tard que leurs clés de voiture dans leur poche n’était
en fait pas leurs clés de voiture.
En riant, j’ai pensé que je devrais
faire comme toutes ces jeunes femmes de mon âge à Paris, toutes ces petites,
qui écrivent, et qui rêvent de révolutionner la littérature érotique. Les
hommes d’un certain âge, dans leurs fraternités à siroter tous les alcools qui
passent, adorent lire ces niaiseries, entre deux Michel Houellebecq ou deux
albums d’Alizée. Anne-Sophie avait bien aimé ma langue contre la sienne, ma
salive, mes seins contre les siens. Ses pointes se sont durcies bien plus vite
que les miennes, ce qui prouvait bien que je n’étais pas lesbienne, comme mon
petit frère qui lui était homosexuel à cent pour cent. Mais Anne-So… Cela ne
faisait plus aucun doute, elle était faite pour brouter les femmes sur Terre,
qu’elle l’accepte ou non. Sur ce tas de vestes, allongée sur le ventre, avec
une nausée qui montait graduellement le long de mon œsophage, des milliers de
pensées de cet ordre, absurde, me sont venues, lorsque je sentis des mains me
caresser. Si deux petites vieilles étaient passées à ce moment-là, elles
auraient été purement scandalisées. Les doigts caressaient mon sexe à travers
mon pantalon. Des lèvres se déposaient délicatement sur ma nuque, et un poids,
comme un corps, un autre corps que le mien, s’est fait sentir. J’ai tenté de me
retourner, mais l’autre corps n’a pas voulu. Les mains ont appuyé sur ma tête,
mon visage dans un manteau. C’était un corps masculin, des mains fortes. Alors
dans un murmure, je lui ai dit de mettre un préservatif. « Au moins
tu peux faire ça. » Sa petite voix comme un murmure a répondu :
« ne t’inquiète pas j’ai pensé à tout ». Il a baissé mon pantalon, ma
culotte, a mis son visage sur mon sexe et mon derrière. J’ai sursauté. C’était
inhabituel. A visiter, un monument aux morts l’était moins.
Il m’a pénétrée avec une infinie
douceur, et j’ai bien entendu au bruit de frottement qu’il avait mis un
préservatif. Dire que j’ai ressenti quelque chose de particulier serait mentir.
Et je n’aime pas mentir, ma mère, qui par ailleurs me faisait des paninis le
week-end, ainsi que des tartes aux pommes, je m’en souviens à présent, m’avait appris
à dire la vérité, lorsque celle-ci était requise, avec la personne adéquate.
C’est là qu’il s’est brusquement retiré pour tout décharger sur mes fesses, en
visant à l’aide d’un mouvement de son bassin, que j’ai parfaitement senti. Je
n’ai pas aimé, j’ai essayé de me retourner pour voir son visage mais il m’a mis
une gifle en me disant de ne pas bouger. Alors je n’ai pas bougé, j’ai attendu
qu’il parte, sans rien dire. Je me suis essuyée sur le caban noir très cher
d’un des amis de Nicolas la Bourgeoise. Des larmes de crocodiles plein les
yeux, j’ai quand même bien rigolé en imaginant le propriétaire du caban
découvrir plus tard une grande tache suspecte d’un résidu inconnu et
malodorant.
Dans la rue en rentrant chez moi, les
fesses collantes, j’ai eu faim, je me suis donc arrêtée à une sandwicherie tenue
par un arabe en bas de chez moi. L’arabe qui a demandé « mademoiselle je
vous sers un kébab » avait le nez crochu d’un juif, les yeux bleus d’un
norvégien, et une étrange coupe afro. Il avait un accent anglais très pincé,
c’était très étrange, son corps, le mélange. Il semblait venir d’ailleurs, et
par ailleurs, je veux sous-entendre fortement d’un autre système solaire que le
nôtre. J’ai failli lui rire au nez, mais j’ai compris que c’était certainement
la drogue dans mon whisky coca que j’avais ingurgité qui faisait encore effet.
Et qui déformait son visage. Pour preuves, toutes les voitures dans la rue
étaient de la même marque allemande, et toutes étaient noires, avec les mêmes
sièges rouges à l’intérieur. Comme si le IIIème Reich investissait les rues où
se trouvaient des Apple Store.
Une fois dans mon studio je me suis
promis de ne plus mettre les pieds au cimetière. Cela m’entraînait trop loin,
trop loin dans mes pensées, même si au final, un bon kébab réconfortait toujours
plus qu’un roman de Victor Hugo. J’ai pris une douche, en me rappelant que ma
mère mettait de la cannelle sur ses tartes aux pommes. Et qu’elle aimait se
promener, aller au cinéma, ou regarder la télévision avec moi. Des paninis pour
une fringale entre deux, mais arrivée je ne sais pas comment sous la douche, je
compris que me laisser abuser pendant la soirée de Nicolas la bourgeoise,
découlait de ce qui s’était produit juste après l’horrible visage sidéré de mon
père, lorsqu’il avait appris la nouvelle à ses enfants. Cela remontait à des
années. Encore sous l’effet de la drogue, une peinture de gargouille dans ma
chambre s’anima, sortit de son cadre blanc. Elle laissait tomber sur le sol de
la peinture grise boueuse à chacun de ses pas. Dans le noir seuls ses yeux
rouges incandescents étaient perceptibles, ainsi que l’esquisse de ses sourcils
diaboliques et son nez crochu. Elle vint s’allonger à côté de moi dans mon lit,
en me regardant calmement, je pleurais de fatigue, le sommeil ne venait pas
après des heures. Pleurer, j’ai toujours considéré que c’était mieux de le
faire tout au fond de son lit, ou alors dans un texte à vocation érotique pour
que les pleurs ne se voient pas réellement, qu’ils se ressentent plus, comme un
appel tacite avec le lecteur, qu’ils comprennent sans l’avoir lu que la
personne qui écrit possède un système nerveux et un système sanguin tout comme
lui. Les cimetières ne sont pas les meilleurs endroits pour pleurer. Ils sont
assez comparables à la restauration rapide, pour casser la croûte avant de
retourner au boulot, ou alors donner de la nourriture aux écureuils pour ne pas
choquer les vieilles dames attristées qui passent, la tête un peu basse, et la
mine concernée, respecter le jour des morts.
****
J’étais bien jeune en réalité, bien
trop jeune, pour connaître cela, et par jeune j’entends évidemment autre chose
que ma date de naissance, ou la date à laquelle la chose s’est produite, j’étais
juste trop jeune dans ma tête pour pouvoir résister, et par tête j’entends bien
sûr autre chose que cerveau, cerveau qui a d’ailleurs connu quelques
dérèglements durant l’enfance, avec à l’âge de quatre ans toutes ces
convulsions qu’on n’arrivait pas à comprendre, dont on ne parvenait pas à en
saisir la cause. Quand je dis « on » je parle bien entendu des
médecins et des docteurs. Qui m’ont fait subir une batterie d’examens. Mais
tout ce que je peux dire, c’est qu’il était bien plus fort que moi, qu’il a mis
ma tête entre ses mains, qu’il a appuyé fort, de tout son poids, et que j’ai
pensé que j’allais mourir sur le coup, et que j’ai eu très peur. Et je me
souviens parfaitement, très clairement, de ces pensées qui m’ont traversée
alors. J’ai toujours eu une très bonne mémoire, surtout des visages, et des
mains. Des années avant cet événement, lorsque mon père est rentré, livide,
avec la sidération, cette sidération sur le visage, avant qu’il nous apprenne
que maman venait de mourir, je n’ai pas eu peur. J’ai eu un sentiment qui a
provoqué une sensation de vertige et de chute, et ensuite de libération. Enfin,
c’était arrivé. Enfin, c’était fait. On pouvait arrêter de retenir notre
respiration maintenant. Ce fut long. C’est arrivé si vite.
De l’argile recouvrait le côté du lit
où je ne dors jamais. Le cadre était entièrement blanc. Les traces de pas
menaient jusqu’au balcon. La gargouille était perchée sur mon balcon, elle
prenait le soleil les yeux mi-clos, elle semblait décontractée. J’ai immédiatement
cherché dans Google les conséquences d’un mauvais trip qui dure, et aussi sur la
folie comment elle se déclarait chez les jeunes femmes de mon âge. Je n’ai
obtenu que des résultats absurdes sur l’érotomanie mystique, alors j’ai végété
devant mon écran en avalant une tablette entière de chocolat Poulain Noir
Framboises.
Je me souviens surtout de ses mains, énormes,
gigantesques, qui semblaient pouvoir recouvrir tout mon visage, voire plus, et
de sa réputation de Zorro dans son travail, d’ailleurs c’était un travail
social, en contact avec ce qu’il appelait d’un ton de Monseigneur « les
gens », personne n’a envie dans la vie de devenir un cas social, les cas
sociaux ont eux-mêmes leurs têtes pour désigner des cas sociaux qui se trouvent
en dessous d’eux dans l’échelle de la caserie
sociale. Dans l’échelle des valeurs, ma gargouille à qui j’avais donné la
vie faisait de moi une chose à ranger dans une case sociale, celle des
dégénérés à enfermer, on enfermait des personnes pour moins que leur folie
parfois. Un peu effrayée, j’ai observé ma gargouille sur mon balcon prendre le
soleil encore. Elle tournait la tête très lentement, à droite, à gauche.
Regardait le temps passer. Une mésange avec une brindille dans le bec s’est posée
juste à côté de cette créature. Elle agitait la tête dans tous les sens, très
vite, par à-coups, typique des oiseaux. Curieuse du monstre. Le petit oiseau
n’avait pas peur de ma peinture qui prenait vie au soleil, comme si elle se
cuisait davantage, par nécessité.
J’ai rejoint plus tard Hervé dans un
café où ils servaient de succulents chocolats chauds. Beaucoup de gens buvaient
des bières en revanche. Il avait le nez plongé dans son portable, tapait
quelque chose sur l’écran tout sale. Je lui ai parlé de mes souvenirs,
provoqués par ma dernière visite à ma mère au cimetière, sur sa pierre tombale
me recueillir, histoire de lui dire bonjour. Je lui ai demandé s’il trouvait
indécent d’avoir mangé un panini sur la tombe de ma mère, il m’a répondu que
non, que c’était la réaction des vieilles dames qui avait été indécente.
J’étais pleinement d’accord et donc soulagée de ne pas avoir été en tort sur le
coup. Hervé continuait d’avoir son nez immense dans son écran, son fond d’écran
d’ailleurs c’était un loup qui hurlait à la pleine lune. Mais il m’écoutait,
tout en regardant ses mails, son Facebook, son Twitter, les dernières
nouveautés sur Youtube, Instagram, son compte sur Evernote aussi. Je lui ai dit
à moitié en pleurs que ma peinture avait pris vie, qu’elle s’était allongée à
côté de moi, et qu’ensuite elle s’était fait dorer les steaks sur mon balcon.
Il m’a regardée, effaré, en me demandant si j’étais réellement sérieuse.
C’était un problème récurrent, personne ne me prenait au sérieux, ou alors on
me prenait trop au sérieux. C’était frustrant et assez injuste. Pas loin de
nous, Lille, Place du Général-de-Gaulle, sous l’œil estomaqué de la colonne de
la Déesse, ils avaient cru bon d’accrocher des arbres à l’envers, quelqu’un
m’avait dit que c’était de l’art, j’avais répondu que les balayeurs de rue
allaient avoir des extras. J’ai dit à Hervé que j’étais sérieuse à cent pour
cent, que j’aimerais ne pas l’être, sérieuse, mais que je n’ai pas ce luxe en
général, que je ne parviens pas à l’avoir, même lorsque je suis ironique avec
les choses en réalité mon noyau central est on ne peut plus sérieux,
l’arrogance d’une déesse justement, l’arrogance de ce qui ne peut mourir. Hervé
m’a scrutée une vingtaine de secondes et m’a demandée finalement :
« Attends reprends depuis le début… de quoi est-ce que tu parles ? »
Je n’ai pas été la seule. D’autres
jeunes filles aussi ont été signées dans leur peau par les mains et le sexe de Zorro.
Signées d’un Z qui voulait dire zinzin, leur avenir tout tracé dans cette voie,
assurément. Un bandit, une canaille de bas étage qui travaillait dans le
social. Au contact des gens. Pour les aider, leur apporter une aide. Sociale,
cadrée. Avec des règles, extrêmement précises selon les situations, avec des
procédures. Supposées faire de leur mieux. Zorro son masque, son visage, avec
ses grosses mains. Le sauveur, le héros, contre la loi mais avec à deux cent
pour cent, la répression. Ses grosses mains qui écrasaient ma tête pendant qu’il
se frayait une issue dans mon entrejambe de jeune fille, personne ne lui avait
donné la permission, Google Map n’existait pas encore à l’époque ou alors il
n’était pas publique, l’endroit n’était pas localisé, je ne l’avais pas encore
localisé moi-même, il s’était dit oui à lui-même. Son GPS détraqué. Trompé de
route. De temps. Pendant que je disais non il prenait son pied. Il se disait
oui. Ils se disent toujours oui devant le miroir, tellement ils sont bons,
comme Al Pacino quand il s’entraîne pour jouer un rôle. Pendant que j’allais
mourir, il s’amusait. De l’autre côté du miroir je lui ai arraché le cœur et
j’ai pressé jusqu’à ce qu’il disparaisse. J’ai fait ça un nombre incalculable
de fois, honnêtement je le fais encore. Les potions ça se travaille.
Cette autre jeune fille, une blonde, un
an plus jeune que moi a eu de la chance de mon point de vue, il l’a forcée à
lui faire une seule fellation. Ce qui est toujours bon à prendre. Quand je l’ai
vue la première fois, elle était blonde donc, toute rose, les yeux bleus, les
cheveux courts, le regard constamment baissé, le dos voûté, un gros blouson
bleu clair sur elle. C’était le parfait cliché de la jeune victime de viol, et
elle n’arrivait plus à suivre sa scolarité désormais, elle avait peur de sortir
de chez elle. Et ne se brossait plus les dents non plus depuis ce qui lui était
arrivé. Elle ne parlait pas beaucoup mais pour prévenir je lui ai proposé
quelques pastilles Freedent Fusion.
Alors nous sommes allées au zoo,
j’avais deux tickets. Lorsqu’ils ont fait entrer les éléphants (les lionnes
rugissaient dans les cages), le clown sur scène a levé les bras en l’air vers
le public, en disant que les éléphants, ça trompait énormément. Les enfants ont
ri. Leur rire a provoqué le mien. L’autre victime a souri. Son visage se
détendait lentement. Mais le clown a pris un air plus sinistre. Limite macabre.
Saviez-vous, les enfants, que les éléphants ont, comme les hommes, beaucoup de
mémoire ? Qu’ils possèdent des souvenirs ? Qu’ils n’oublient
pas leurs morts ? Qu’ils reconnaissent les visages humains pendant des
années ? Oh non bien sûr, tout ça ne se fait pas exactement comme chez
nous, sous-entendu que chez nous c’est mieux. Mais chez eux, la trompe, c’est
en images que ça se passe. Des pensées sous forme d’images, des souvenirs qui
remontent à la surface, je devrais faire, vraiment, comme toutes ces jeunes
signées sur le ventre de mon âge à Paris, toutes ces petites, qui écrivent, et
qui rêvent de révolutionner la littérature érotique en racontant leurs
expériences forcées, qu’elles n’ont pas vraiment voulues mais peut-être que si
finalement, ambiance je t’aime moi non plus. Dommage que les éléphantes
n’écrivent pas. Les éléphants d’un certain âge, dans leurs fraternités à
siroter tous les alcools qui passent en agitant leurs esprits politiques,
adorent lire ces niaiseries avant d’aller au lit, en état de transe, parfois
dormir debout, comme le font les éléphants, c’est à se taper le ventre par
terre quand on y pense. Et quand on y pense, on n’a jamais vu de mémoire
d’homme un éléphant se rendre dans un cimetière le jour de la Toussaint.
C’est là que j’associe la mort de ma
mère avec mon viol. La sidération de mon père, je l’ai revue des années plus
tard, après ma rencontre avec Zorro. Le sauveur des cas désespérés. Car après
l’avoir rencontré, je me suis vue dans le miroir, avant que je ne passe de
l’autre côté pour toujours, et j’ai vu la même sidération sur mon visage. Que
dans le visage de mon père, le jour de la mort de ma mère. Maman est morte. Mon
petit frère qui pleure. La même. Cette espèce de chose grave qui s’installe
dans votre être pour ne plus jamais vous quitter et qui vous donne l’arrogance
de l’expérience, comme si vue de la colonne de la Déesse, des arbres accrochés
à l’envers à Lille pour l’exposition, ç’allait ravir les balayeurs de rue,
issus de cas sociaux qui ont réussi à se démerder seuls, sans Zorro pour leur
enseigner quelque chose derrière. Cette espèce de chose grave vous dégoûte
profondément, mais ce n’est rien comparé au dégoût qu’elle inspire aux autres,
qui vous le font bien sentir. Hervé pense que c’est d’ailleurs ainsi qu’on peut
jouir, provoquer le dégoût, sans qu’il y ait de rationalité à la chose. L’autre
jour je l’ai vu main dans la main avec une personne, étrange, très malsaine,
androgyne, mais je ne savais pas exactement dans quel sens. Garçon version
fille ? Fille version garçon ? Peut-être les deux en même temps. Ils
passaient dans ma rue en bas de chez moi, alors que je faisais une croûte en
regardant par la fenêtre, car je sais faire deux choses en même temps sans en
avoir l’air. A ma nièce, mon neveu ou pendant que je garde des enfants
d’étrangers, j’ai toujours su leur raconter deux histoires en une seule par
exemple, sans qu’ils s’en aperçoivent. A Hervé, je lui ai immédiatement envoyé
un message, pour lui demander c’était qui, c’était quoi, la créature accrochée
à son bras. Il m’a répondu que cette créature était son amour du moment, et que
cet amour s’appelait Dominique.
A mon retour dans mon studio, la
gargouille n’était plus là. Des ailes avaient dû lui pousser dans le dos, elle
avait dû en profiter pour s’enfuir. Plus tard, j’ai croqué un panini en ouvrant
pour la première fois de ma vie un compte Facebook. Mon prof d’art a publié une
vidéo de lui, en train de peindre une vaste étendue, qui s’offrait à son
regard. Mais la vidéo a été bloquée ensuite parce qu’il avait utilisé une bande
sonore non libre de droits. Sur Facebook, je n’y suis pas retournée depuis. Hervé
a raconté la mort d’un de ses amis au téléphone. Un drogué. Un cas social.
Beaucoup de gens biens aident les cas sociaux. Personne n’a aidé ce garçon. Qui
a été retrouvé dans son appartement mort. Il était mort nu, debout, contre un
mur. Mais complètement mort, rigide, et son corps sentait la pourriture, une
flaque marron/verdâtre à ses pieds, ça dégoulinait le long de ses cuisses.
C’était à cause de l’odeur que les voisins ont alerté la police. Mourir debout,
même si c’est la tête face à un mur, le front qui touche, c’est moche. Quelques
temps plus tard, j’ai rencontré Paul à Strasbourg, j’ai vu ma gargouille voler
dans le ciel alsacien, et s’accrocher à la cathédrale, car j’aime beaucoup les
cathédrales, et j’en ai visité beaucoup de par le monde, avec Google Map c’est
pratique. Paul n’est pas dégoûté par la gravité qui s’est installée en moi, je
crois même que c’est une chose qu’il apprécie. De ne pas savoir vraiment si je
suis dans le camp de la vérité ou dans celui du mensonge. En revanche, il n’aime
pas trop mes paninis. Je n’ai pas osé lui parler de l’épisode de la gargouille,
je garde des cartouches pour plus tard. J’ai refait sa garde-robe, qui était un
parfait désastre. Faut dire qu’il vient d’un milieu social plus populaire que
le mien. Personne ne lui avait dit qu’il était autorisé d’avoir des goûts
superficiels. Ce n’est pas de sa faute, ni de la mienne. Quand je lui montre
des photos de ma mère, il me dit que je lui ressemble, qu’elle est très belle. Je
me sens alors nostalgique et loin d’être à la hauteur de ma maman, que je
chérissais tant quand j’étais enfant comme la plupart des enfants chérissent
leur maman, pour ceux qui ont eu la chance d’en avoir une bien. Me souvenir des
morts, collecter l’ivoire, ça me tue. Pour me reprendre, je lui signale qu’il a
raison, que j’apprécie qu’il ait fait attention, elle était très belle. Ma mère
mettait de la cannelle sur ses tartes aux pommes. Elle aimait se promener,
aller au cinéma, ou regarder la télévision avec moi. C’était une femme
remarquable.
NB :
le début du texte reprend et détourne pour son propre intérêt l’incipit de Premier Amour de
Samuel Beckett.
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