Il
faisait un temps de tous les jours, le soleil s’était levé.
Dix
ans bientôt, avec ses pelles, ses pioches, ses truelles, pinceaux,
spatules de dentiste achetées en gros chez le fournisseur. En
horreur les bulldozers, scraper, pelle mécanique, ah ça non jamais,
il n’était pas là pour détruire, juste pour affleurer m² par m²
cette terre unique. Chaque matin, il se levait dans l’idée de
trouver des traces d’il y a près de 40 000 ans. Si la
stratigraphie ne se trompait pas.
Il
avait loué une chambre en face du site, il se levait la nuit pour
regarder les ombres glisser, aiguisées par le déplacement de la
lune.
Hors
de question de se retrouver avec les autres dans le même hôtel. Dix
ans de travail d’équipe. Lui ne quittait que rarement le site. Il
partait voir sa vieille mère de temps en temps. Il n’avait pas
fondé de famille comme on dit.
Et
comment dit-on : maman vient de mourir ? Mourir, pour lui,
ça ne voulait rien dire.
Dans
le miroir, quelque-chose. Ce n’était plus lui qui regardait mais
l’autre qui le regardait. Un autre qui pouvait avoir les traits de
sa mère. Le sourire, le regard, même la voix.
Il
était bien dans cette petite chambre proposée par Madame Docle.
Madame Docle, voûtée, veuve depuis des siècles, toujours à se
frotter les mains, à
cause d’une mauvaise circulation, mon bon monsieur, le sang, de
sa voix caverneuse et brave.
Les
pieds sur le tapis à motifs délavés par le soleil, les yeux perdus
dans les rideaux pas encore tout à fait sales, il rêvait, priait,
se souvenait.
Des
vertiges ses derniers temps. L’informité du monde sans doute. Il
rêvait aux nomades du Paléolithique. Sous une de leur tente,
entouré de fibres végétales, de peaux de bisons, de peaux de
rennes, toute sa peau à lui, le tout solidement tenues par des
perches en bois. Il priait pour trouver la Bonne
Trace,
celle qui ferait sa renommée. Un nom enfin, un vrai nom. Puis ici,
chez Madame Docle, dans sa petite chambre de bonne, il était en paix
pour se souvenir de sa vieille maman morte comme on dit, il y a tout
juste deux mois.
Il
allume une bougie et sans trop savoir pourquoi, il punaise un drap
blanc sur la glace de l’armoire.
Pieds
nus, depuis dix ans, il se rendait sur son lieu de travail, c’était
sa règle d’or. Plus de pied à force d’être pieds nus. Plus de
langue à force de hurler à ses collègues, attention,
pas si fort, prenez garde, pitié pour la trace !
Les
autres, ses collègues, tous éloignés de lui, tous. S’il ouvrait
la bouche, c’était toujours pour proférer des menaces. Ils
portaient tous d’énormes godasses. Depuis des années, tous, un
par un, il allait les voir, leur expliquer la tendresse de la trace,
son contour fluide comme une haleine sur un miroir, il montrait ses
pieds nus hiver comme été,
ses pieds de Neandertal. Le lendemain, tous portaient leurs infâmes
godillots.
Il
taisait qu’il aimait se retourner sur ses traces imprimées dans la
terre, qu’il se sentait exister en elles. Ça, il le taisait.
Elles
restaient là quand lui passait.
Taciturne
et silencieux désormais, il rêvait de tuer une bête, et avec sa
peau, s’en faire des sandales à semelle de cuir. En vrai, il avait
vu les sandales en cordes tressées de la grotte de Los Murcielagos,
pas tout à fait sûr qu’elles soient du Néolithique, disaient les
autres, les spécialistes. Cela n’avait plus d’importance pour
lui : vrai, pas vrai, ce temps découpé.
Petit
à petit, il rentrait dans le monde du temps qui dure.
Son
maître : Thélonious Monk. Monk, pianiste de jazz. Entre les
notes de Monk se dressait le silence.
Ce
secret, il le tenait de sa mère. Sa mère était quelqu’un
d’important. D’important pour lui. Professeure de piano, à la
recherche de la trace du silence comme Thélonious quand il jouait du
piano à Harlem. Harlem.
Sa
mère donnait des cours de classique pour gagner sa vie mais elle
préférait le jazz. Lui, Louis Octave, venait d’une rencontre d’un
soir avec un jazzman à l’angle de la 96e rue... .
Il
n’en savait pas plus. Il savait l’essentiel. Il venait de bien
plus loin, de bien avant sa mère, et que le silence dure plus
longtemps que la parole, lui a répété sa mère tout au long de son
enfance.
Il
s’était confié à Madame Docle, elle lui avait demandé ce qu’il
écoutait la nuit pour
s’endormir.
Ce
n’est pas pour m’endormir ; j’écoute le silence se
dresser entre les notes de piano, en regardant le site éclairé par
la lune, et
qu’il pressentait ses empreintes abandonnées par ses pieds nus
dans la terre sacrée mais cela il ne lui a pas dit.
Paléoanthropologue
et mélomane : Louis Octave, c’était son nom.
Tout
le monde s’éloignait de lui sauf Madame Docle et Jacqueline.
Jacqueline
n’était pas comme ces collègues pourtant une de ces collègues.
Ces collègues, tous à cheval sur les dates,
le temps, ce n’est pas que de la chronologie, allons,
leur disait-il. Tous, un par un, il était allé les voir pour leur
conter la naissance du temps et sa fonction. Et le silence.
Mais
le silence pas pour eux, le temps non plus d’ailleurs. Eux, ils
préféraient bavarder sur la fonction de telle trace, Habitat ?
Espace de travail ? Et le volume cérébral... Les premières
traces de feu sur le site Terra Amata, à Nice...
Et
blabla. Ecoutez !
ordonnait alors Louis Octave à ces collègues.
C’est
que, s’il tendait l’oreille, lui, Louis Octave entendait la
percussion du morceau de silex sur le bloc de pyrite ou de
marcassite, il entendait l’étincelle s’embraser sur l’amadou,
champignon combustible parasite des arbres... Il entendait parce
qu’il ne parlait pas.
Parler
dérange la trace.
La
vérité voile la beauté.
Depuis
peu, il jouait à cache à cache avec son savoir ; il ne voulait
plus savoir. Il ne le savait pas encore tout à fait qu’il ne
voulait plus savoir. Savoir quoi ? Que la première trace de feu
autour
de 380 000 ans environ... Que le Paléolithique supérieur vît
naître la première flûte dans des os longs à perforations
multiples et après, ils en faisaient quoi de ce savoir ?
Il
préférait écouter, essoufflé et d’entendre la flûte parfois le
matin se dresser dans la lumière. La beauté avait son mot à dire
et choisissait l’oreille, le regard, l’être qui était à même
de la suivre.
Elle
s’était installée un jour, une nuit dans des restes d’oiseaux,
dans des phalanges d’herbivores. Les animaux connaissent mieux la
beauté que nous car ils l’ignorent, elle reste libre parmi eux.
La
première trace de musique : debout dans des ossements d’animaux
perforés qui remontent au Paléolithique moyen.
Il
savait lui, Louis Octave, pourquoi les oreilles n’avaient pas de
paupières.
Le
son remonte le cours du temps.
Toujours
les yeux noyés dans le tapis délavé par le soleil, il se souvenait
de la mort de l’oiseau avec un lance-pierre, il avait visé, tiré
et tué. Pour se faire un sifflet. Le petit Louis Octave jouait tout
le temps à l’homme préhistorique. À l’école, il affirmait
descendre de l’homme de Neandertal et
vous aussi,
disait-il plein de morgue à ces petits camarades.
Louis
Octave,
arrête
de faire peur à tes petits camarades,
lui disait sa mère. Elle l’appelait toujours par son nom et
prénom. Elle le rappelait à l’ordre du présent pendant que lui
ne rêvait que de grottes et d’aurochs.
Pour
cela le drap sur l’armoire comme une paupière sur le miroir. La
voix venait la nuit et la voix le rappelait à l’ordre.
Assez,
murmura Louis Octave dans le noir de sa chambre et il mit la musique.
Jeu
de Louis Octave à dix ans :
il
taille des pierres, chasse avec une sagaie en bois de cervidé (en
bambou en vérité) taillée de main de maître. Il sculpte une
Vénus dans une pierre tendre appelée la stéatite (pierre sans nom
en vérité).
À
onze ans, le voici simple ouvrier qui remonte le temps, déposé sur
le seuil de1857, il trouve les restes d’un squelette humain. S’il
avait été à la place de l’ouvrier, il aurait caché les os dans
sa poche et il s’en serait allé heureux, c’était ça qu’il
s’était dit à onze ans. Mais l’ouvrier, en Westphalie, en
Allemagne, en avait décidé autrement. Quand dans la petite grotte
qui s’ouvrait dans le vallon de Neandertal, l’ouvrier avait
trouvé les restes, l’homme de Neandertal s’était levé.
À
cet instant, à ses onze ans, en lisant cette histoire, Louis Octave
s’était levé, il avait su ce qu’il serait aujourd’hui.
Un
ouvrier à la recherche de la trace.
À
douze ans, il s’appelle Henri Coquer, fou de plongée sous marine,
il plonge à 37 m sous le niveau actuel de la mer et il découvre une
grotte sous-marine.
À
cinquante-six ans, il essaie de s’appeler par son nom à lui, et il
taille des souvenirs et des prières dans une modeste chambre de
bonne.
Fut
un temps où le temps n’existait pas.
Si
demain existe c’est que le temps est né. Quand il était petit, ni
le temps ni la mort, se dit-il...
Toc-toc,
ça frappe à la porte.
Il
n’a pas le temps de se relever. C’est Madame Docle, elle rentre
tout le temps comme ça après deux petits coups secs, parfois il
pense à fermer la porte à clef, pas cette fois-ci, de le surprendre
à genoux devant un drap blanc fixé par des punaises sur l’armoire.
Il
n’est pas venu déjeuner ce matin ni hier soir dîner, elle
s’inquiète un peu, comment
va votre blessure ?
Les
yeux hantés, Louis Octave dédaigne la question, consent toutefois à
s’expliquer. Il n’avait pas faim en ce moment et
soudain, Personne
ne se souvient de ça,
dit-il plein de morgue et de colère, mais
le premier homme de Neandertal fut assimilé à un cas pathologique,
c’est honteux.
Les
mains de Madame Docle se glacent plus encore. Elle souffle dessus, se
les frotte sérieusement. Elle recule et sort doucement de la
chambre. Ce n’est pas la première fois qu’il lui cause de cet
homme de « Néant-dertal ». En renfermant la porte sur le
pauvre Monsieur Octave qui n’est plus tout à fait normal depuis la
mort de sa maman, en descendant les marches qui mènent à sa
cuisine, elle se demande si elle ne devrait pas appeler un médecin,
d’autant que la plaie de Monsieur Octave s’infecte, ça pue dans
la chambre.
Puis
elle l’entend la nuit, le jour, boiter au-dessus de sa tête.
C’est
quoi un cas pathologique ?
continuait Louis Octave avec Louis Octave, sans se soucier le moins
du monde du départ de Madame Docle.
Il
se sentait bien plus normal que ses collègues.
Eux,
tous des cas pathologiques d’oubli sévère. Pas un pour se
souvenir de ses origines et il ne parlait pas de papa maman. Il
parlait de bien autre chose, de bien avant soi.
Le
mutisme devenait une terrible tentation, se taire car épuisé de se
battre au nom de l’évidence. Il leur avait tout dit et répété.
Il
n’était pas sorti de trois jours. C’était quoi trois jours face
au temps ?
Derrière
le miroir, ça bouge.
Derrière
le drap, la voix. Un matin comme un autre, le soleil levé. Allez,
Louis Octave, va-t’en donc te dégourdir les jambes.
Il
entend. Obéissant, il sort avant tout le monde, marche droit devant
dans les vestiges clairsemés. Sa blessure ne le fait plus souffrir.
Il avait cru apercevoir une trace stratigraphique à l’intérieur
d’une sous-couche près d’un bosquet de chênes et sans en
référer à personne, il avait commencé à décaper, seulement son
gros orteil avait rencontré un objet tranchant rouillé et il
s’était mis à pisser le sang et la vue de son sang l’avait
plongé dans un drôle d’état. Il était rentré et s’était
enfermé dans sa chambre.
Trois
jours plus tard, Il dépasse le bosquet de chêne, l’empreinte de
son sang n’a pas bougé. Il le savait, elle l’attendait. Voilà
pourquoi il ne voulait pas sortir. Sa faute professionnelle était
là. Il avait décapé. Il était prêt à assumer mais s’il
pouvait se sauver...
Il
marche. Il ne va plus jamais s’arrêter de marcher. Il fait
demi-tour. Plus fort que lui. Il suit le vent en tourbillon de
poussière au-dessus d’un monticule de terre qui ressemble à une
pierre.
Près
du bosquet de chêne, son empreinte brunâtre, violacée. Il s’y
arrête, s’assied, sort une cigarette, peine à l’allumer. Enfin
il se laisse pénétrer par la fumée.
Sa
mère ne voulait pas qu’il fume.
Les
règnes se mélangent sans relâche.
Les
autres, ses collègues apparaissent, un par un, en trio, tu
as vu, Louis est de retour. Eh, il y a le père Louis là-bas. De
loin lui adresse des petits signes. Il doit être dans les neuf
heures. Louis Octave s’oblige à quelques réponses, hello,
bonjour,
surtout qu’ils ne viennent pas jusqu’à lui, plus envie de
parler, fini. La douleur de son pied s’est réveillée, et lui
rappelle une vie qui vient de s’arrêter mais dont le coeur bat
encore, un coeur nu, sans corps où aller, là, au bout de son pied.
Il caresse son menton barbu, souffle la dernière taffe de cigarette.
Il lui reste un talon pour l’écraser. Il s’apaise près du
tourbillon de poussière, il s’agenouille devant la motte de terre
humble qui devient pierre : la mort dessous.
Il
pensa alors si fort au premier qui pensa la mort, enterra les siens,
le Néandertalien, qu’il y était.
La
mort, notre ultime fragilité, se
dit-il.
Quand
il aperçu… il y était, il regarde mieux : deux os pâles
dépassaient, fragments de lune.
La
raison ne se passe pas de sommeil Louis Octave es-tu bien sûr de
vouloir faire ce que tu vas faire ?
La
voix toujours.
Il
jette un oeil craintif autour de lui, personne ne lui prête
attention, tous en train de chercher, de cancaner, ils rient, vivent
au grand jour, charabia sur les femmes, les enfants qui les attendent
le week-end. Lui c’est la nuit qu’il vit, terré sous le clavier
de Thélonious Monk et il voit tous les soleils se lever.
Il
connaît les procédures : les os des animaux, chez les
paléontologistes, les outils pour les préhistoriens et ce fémur et
ce tibia chez les paléoanthropologues, c’était son métier :
Louis Octave, 56 ans, paléoanthropologue et voleur depuis un
instant.
Il
venait à l’instant, dans l’instant qui se refermait sur lui, de
cacher sa découverte. Ce fémur, ce tibia, pas touche. Décision
prise : ne dirait rien.
Il
se lève, teste son corps, se met debout, ce corps qui ne dit pas
tout, qui saigne abondamment, la plaie de son pied s’est rouverte.
La
fouille est irréversible, Louis Octave, prends garde.
Là, c’était lui qui se parlait à lui-même. D’ordinaire :
dessins, photos, moulages. Une
couche décapée puis enlevée n’existe plus physiquement, tu le
sais.
Tu
n’as pas le droit de les toucher comme ça, de les prendre comme
ça.
C’est
une faute professionnelle grave, allons Louis Octave,
là c’était plus lui, mais la voix de sa mère. Décision prise :
ne dirait rien, qu’il rétorque à la vieille morte.
S’arracher
le visage, saleté de mère, elle flottait comme les écailles d’un
feu complice des origines. Il l’avait vue rampante dans le miroir.
Assez. Le sablier s’était renversé et l’angoisse de le savoir
lui était donné. Il n’était pas encore tout à fait. Il se
voyait marcher, partir.
Mais
marchait-il ?
Était-il
parti ?
Où
était-il ?
Il
ne pouvait plus poser un de ses pieds par terre.
À
la pause déjeuner, ses collègues se rassemblaient tous autour d’une
grande table, abritée dans l’ombre des chênes. Jacqueline
heureuse de l’apercevoir, lui fait un signe de la main, l’invite.
Il hoche la tête, et montre du doigt sa préférence : un
humble bosquet de chênes. En partant ce matin, il avait pensé à
prendre un casse-croûte, un torchon, de l’eau. Il n’avait pas
pensé aux pansements. Il croque à petites dents une tomate, il les
voit rassemblés autour d’un feu, dans sa bouche, il sent leurs
mâchoires robustes, leurs dents volumineuses, sur son front plat,
blanc
et bouillant, il sent leur épais bourrelet au-dessus des orbites,
c’était il y a 1,5 million d’années, il est un Homo érectus, à
n’en pas douter. Un
peu plus de sel Louis Octave ?
Il rompt le pain. Il sourit. Il entend leur langage rudimentaire,
manuel, ils parlent de chasse et de cueillette, ils parlent
lentement, Louis Octave entend, il se permet quelques mimiques
faciales, il est seul.
Louis
Octave, t’es où ? arrête un peu tes rêvasseries, sors de
là ! Va leur dire ce que tu as trouvé.
Toujours
elle. Saleté.
Pour
elle, il avait fait de brillantes études d’anthropologie, de
paléontologie. Elle pouvait être fière. Il allait même se
spécialiser en archéoacoustique. Il y a quelques jours, dans le
journal glissé par Madame Docle sous sa porte, il avait lu que dans
le Salon noir de la grotte de Niaux où étaient regroupées la
plupart des images d’animaux, la durée de résonance était de
cinq secondes alors qu’elle était quasiment nulle dans les autres
parties. Ses collègues, tous, ne parlaient que de ça. Il connaît
bien la grotte de Niaux, il y avait joué à l’homme préhistorique.
Il voit encore distinctement les gravures sur argile au sol :
bisons, bouquetins, chevaux, poissons, rhinocéros... il y avait même
des traces de pas paléolithiques dans lesquelles il avait posé ses
pieds nus...
Louis
tu vas bien ?
Il
ne l’avait pas entendu approcher. C’était Jacqueline alertée
par Madame Docle. Il aimait Jacqueline. Surnommée Louise par sa mère
car elle aurait pu être sa soeur. L’une des deux était jalouse de
l’autre ou les deux brûlaient pour lui mais ceci n’avait plus
d’importance. Au fond, tout au fond, il s’en moquait de qui était
qui. La terre était chaude sous ses pieds.
Jacqueline
regardait le pied, des orteils au talon, les tissus noirâtres,
momifiés. Elle vit aussi les tempes baignées de fièvre de son ami.
Ce regard perdu au fond des cavernes, qui était-il cette fois ?
Coquer ? L’ouvrier de Westphalie ? Ils se connaissaient
depuis leur Licence d’Anthropologie. Il l’avait tenu en haleine
avec ses contes préhistoriques dont il était le héros. A la mort
de Madame Octave, elle s’était dit... Qu’importe ce qu’elle
s’était dit…
Louis
béat souriait à Jacqueline surnommée Louise ou bien encore à sa
mère car ce : Louis,
tu vas bien ?
lui rappelait sa mère, femme perverse, étouffante, elle avait bien
pu trouver le moyen de revenir. Aussi, il ne répondra pas. Il se
contentera de regarder le phénomène en prenant bien soin de ne pas
lui répondre. Ceci pensé, sa mère n’aurait pas omis de rajouter
Octave, Louis
Octave tu vas bien ?
Dans
le doute...
Pour
la première fois de sa vie, il se sentait libre. Le fémur et le
tibia dans son sac, il marchait.
De
loin, il entendait les cris de son amie (ou de sa mère), qu’il
perdait son sang, et que son pied était un abcès purulent, à
l’aide, au secours, une ambulance, il n’est pas dans son état
normal, vite, sûrement le décès de sa mère
(ruse de cette dernière, il l’avait identifiée, c’était
elle.).
Il
se mit à rire de bon coeur, vieille
sorcière,
pensa-t-il.
Il
était amoureux, amoureux fou de Jacqueline mais sa mère avait tout
fait pour qu’il ne déclare pas sa flamme, elle l’avait humilié,
lui avait soufflé qu’il était incapable de rendre heureux une
femme… une véritable gangrène cette femme. Vieille sorcière,
amen, brûle en enfer et il riait car il pouvait l’entendre
distinctement cramer en enfer, même il sentait l’odeur du roussi
des os de sa mère, dans son sac.
Le
beau visage de Jacqueline était en larmes. Sa mère à l’affût
derrière sans doute. Il était libre, c’était fini, le
bal est fini maman.
De
toutes les façons, dans son pied, la flore microbienne dansait,
streptocoques, staphylocoques, colibacilles se donnaient la main. Il
ne pouvait plus faire un pas, de danse, de marche, en avant en
arrière, hier demain, au feu le chignon autoritaire de la démone !
Jacqueline
jamais n’en avait rien su.
Trente
ans, trente ans que ce manège durait. Jacqueline ne s’était pas
mariée non plus.
Ma
soeur
parvint à murmurer Louis Octave tandis que ses collègues, tous,
l’emmenaient sous une tente pour les premiers soins.
Ils
étaient quatre autour de lui, huit mains sous ses lourdes fesses,
tous transformés en chaise, trop drôle, tous le regardaient
gravement et soufflaient sur le long chemin caillouteux qui
l’emportait sous la toile blanche. Les lèvres de Jacqueline
bougeaient. Il se souvenait d’une lettre écrite par sa main, une
lettre de cinq pages, déchirée, l’aveu de son amour.
Ô
combien il avait aimé ce petit tas de papiers qu’il avait ensuite
recueilli, et tous les soirs de sortir ses morceaux d’une petite
boîte pour les lire à voix basse caché sous ses draps.
Les
lèvres de Jacqueline en étaient à ce stade là : elles
déchiraient les mots. Cela se voyait. Plus tard quand elle en sera
au stade deux : elle rassemblera les signes. Et encore plus
tard, si elle arrive au stade trois : elle entendra enfin sa
voix à lui.
*
On
est tous des raturés ici. On rature, on passe notre temps à raturer
pour ceux qui raturent pas et qui devraient raturer. Quand il est
arrivé, ça a jeté un froid. Y décollait pas un mot le nouveau.
Normalement ça bavasse ici, ça rature. Il est arrivé
silencieusement comme le silence.
Soudain
il a été au milieu de nous comme un silence raturé, un non biffé,
une cicatrice qu’un oiseau dans le ciel aurait perdu.
ZAK
Il
nous regardait tous un par un comme si nous étions des traces
ambulantes sur un mur tagué. Je lui aurai bien dit : « ta
gueule » mais il pipait pas. Marcel d’un autre bâtiment le
lui a dit mais les injures ne le trouvaient pas, y répondait pas. Un
gros poussah d’un autre temps.
Au
bout de sept jours exactement, sa bouche s’est ouverte. Louis
Octave
a-t-il dit. C’était son nom. Il devait être fou depuis plus
longtemps que nous
et
pourtant il n’était là que depuis sept jours, exactement passés
de quelques minutes.
Il
marche en oscillant comme un tic tac dérangé, il va bientôt se
casser la gueule. J’attends.
On
attend tous.
Y
tombe pas, c’est que pour ce dingue, marcher, c’est marcher en
arrière, non pas qu’il recule... Que je m’explique : il
marche derrière lui et du coup terriblement devant nous.
Quand
il a ouvert la bouche, il a fait le silence, on n’avait jamais
entendu ça : ce silence en chacun de nous. Fini le brouhaha des
voix cassées. Cet homme avait quelque chose à dire. Quand les mots
ne sont pas passés depuis longtemps dans une voix, ça s’entend,
tous les dingues le savent. Le souffle sur les cordes vocales est
plus tendre.
Que
se passe-t-il dans le silence d’une bouche ?
*
Ils
m’ont sauvé le pied. J’aurais aimé qu’il reste là-bas mon
pied. Quand j’ai dit ça au médecin, il a fait une tête! Je lui
ai décoché Je
suis quelqu’un d’intelligent,
j’ai
fait de hautes études,
pas
venir me la raconter…
Et
je me suis tue. Lui aussi. La fenêtre était ouverte. Il est allé
fumer tranquillement une sèche à la fenêtre. Avant de m’en
tendre une.
Oui
merci, elle est morte maintenant.
Fin