jeudi 29 janvier 2015

A la place du lézard [Diane]

A la Place du Lézard

       C’est au bord du puits, ce matin-là, que j’ai ramassé la boîte de Lemarchand ensanglantée, sur laquelle reposait encore un morceau de chair avec de la peau et des poils de barbe qui ressortaient d’un grain de beauté. C’est là que mon estomac a reçu un coup, comme porté par un poing invisible, et que j’ai vomi dans la pelouse humide, recracher par la gorge l’image que mes yeux venaient d’absorber. Je savais que je devais regarder ce qu’il y avait au fond du puits, qu’il fallait impérativement que je regarde, puisque par son geste Paul me forçait à observer cette chose qu’il avait toujours eu du mal d’accepter, la toute première chose à son sujet que j’avais pourtant trouvée belle…
            - Le morceau de gorge qu’il s’est arraché lui-même ?
            La cicatrice. Sa cicatrice qui recouvrait comme une peau brûlée sa pomme d’Adam. Une marque qu’il avait récoltée des années plus tôt, avant notre rencontre, dans un accident de la route. Il avait été intubé sur les lieux, encore dans la carcasse fumante, en catastrophe. Il avait senti des flots de sang au fond de sa gorge, qu’il avait vomi en partie sur le volant cassé en deux, le reste était allé s’écouler en cascades dans ses poumons. L’image du volant cassé en deux l’avait marqué. A l’hôpital il avait manqué de mourir de peu, il y avait eu infection de son système sanguin. Je ne sais pas trop exactement le terme médical. Il a tout raconté une fois en confiance, parce que j’ai eu le cœur brisé en voyant sa cicatrice. En voyant cette blessure, qui, il était vrai, n’était pas du tout agréable au premier regard.
            - Le cœur brisé ?
            Oui. J’ai eu le cœur brisé à plusieurs reprises avec lui, plusieurs fois par jour. Lors de notre première rencontre par exemple, je l’ai trouvé en larmes contre la porte de son 4X4 noir, je l’ai ramassé dans le grand garage vide. C’était vraiment une période étrange. Un haut responsable de l’entreprise était mort chez lui, piqué par une araignée mortelle extrêmement rare. L’enquête était très ardue et régulièrement des inspecteurs, des policiers, et d’autres gens en noir dont j’ignore la fonction exactement, des officiels, venaient poser des questions sur le personnel. Ils soupçonnaient quelqu’un de l’entreprise d’avoir provoqué la mort du pauvre malheureux, qui était tombé dans un coma pendant trois jours. Paul a longtemps été soupçonné.
            - Il s’est donc passé cette histoire d’araignée mortelle et ensuite vous rencontrez Kozlov dans le garage souterrain, en larmes, contre sa voiture ? Avez-vous fait un lien entre les deux événements ? A-t-il raconté son histoire, son accident immédiatement ?
            C’est un peu plus compliqué que cela. Je n’avais eu que des contacts visuels avec Paul, rien d’autre. Il était un supérieur hiérarchique, qui plus est je travaillais très rarement pour lui et je n’avais absolument pas envie de me faire remarquer pour rien vous comprenez. C’était primordial pour moi de ne pas faire de vagues. Mais cette nuit-là, lorsque je l’ai vu en larmes, les poings rouges sang, et le visage recouvert de griffures, comme si un chat s’était défoulé sur sa face, j’ai senti que je craquais pour lui. Que je me liquéfiais, comme une adolescente. C’était clairement une attirance sexuelle, quelque chose qui me poussait, dans un élan physique, vers quelqu’un d’autre, quelque chose de plus grand, de plus fort que moi.
            - Et ensuite ?
            Je lui ai proposé de l’emmener à l’hôpital, il a refusé en se mouchant comme un enfant. J’ai compris qu’il avait les poings en sang parce qu’il venait de frapper contre un pilier en béton. Alors, spontanément, je ne sais vraiment pas ce qui m’a pris, je l’ai emmené chez moi. Il a tout de suite été d’accord. J’ai soigné ses poings avec de l’alcool et du coton. J’ai mis des bandages, il regardait patiemment dans ma petite cuisine blanche sans aucune personnalité. Je n’ai jamais eu de véritable personnalité vous comprenez…
            - Poursuivez sur ce que vous disiez à propos du cœur brisé… Je ne vous suis pas.
            Alors que je le soignais, il a demandé ce que je pensais de sa grande cicatrice disgracieuse dans son cou. Avec innocence. Son regard planté dans le mien, mais ce que j’ai vu, c’est l’empreinte de son cœur à ce moment-là. Et j’ai senti que je me laissais toucher par ce qu’il avait à offrir et que je ne pouvais rien y faire. Je crois que nous sommes tombés amoureux l’un de l’autre, dans cette cuisine impersonnelle, immaculée, dans ce très court moment, cette demie-seconde où son cœur s’est laissé voir par le mien. Dans cette pièce ne possédant aucune trace de personnalité humaine. Je n’ai pas répondu à sa question. J’ai senti mon cœur se briser en morceaux, vraiment difficile à retenir, comme lorsque vous ne pouvez plus vous mentir à vous-même, malgré ce désir très fort de changer ce qui est en train d’arriver. Dans un même temps, cela provoquait une tendre et amusée mélancolie. C’était… Je ne m’exprime pas très bien, c’est impossible à retranscrire par des mots, qui plus est en plus vous êtes journaliste. Toutes ces considérations doivent vous paraître à mille lieux de ce que vous attendez de moi.
            - Je suis là pour vous écouter, sur votre histoire, sur ce qui s’est passé. Je ne vous juge pas si c’est ce que vous craignez.
            J’ai touché tendrement sa cicatrice et il s’est laissé faire. Et j’ai souri, parce qu’elle était disgracieuse mais belle à la fois. J’avais très envie de mettre ma langue dessus de toute façon.
            - …
            Pendant des mois ensuite nous n’avons pas pu nous séparer. Il venait tard la nuit chez moi, au travail dans les toilettes et il me prenait. Quel que fût l’endroit, ou le moment, c’était vraiment torride entre nous, plus que sentimental. Les sentiments étaient là mais endormis et s’exprimaient par notre sexualité. Il me disait qu’il m’aimait, que j’étais tout pour lui et dans un même temps ça n’avait pas d’importance puisque c’était en arrière-plan et que notre rapport amoureux était quasi-exclusivement sexuel. Je ne lui disais presque jamais rien parce qu’il y avait dans cette relation quelque chose de l’ordre de la possession. Je ne le comprends que maintenant, avec le recul. Se laisser posséder en quelque sorte par son désir ce n’était pas la première fois que cela lui arrivait. Il ressentait ce besoin d’évacuer sa femme notamment et ses enfants. De toute façon elle a fini par partir.
            - Et vous ne savez toujours pas ce qu’ils sont devenus ?
            Je l’ai dit dans ma déposition, j’ai raconté ce que j’ai vu ce matin-là. La voiture de son ex-femme était dans l’allée. Elle était venue mais je dormais donc je ne l’ai pas vue, je n’ai pu donc lui adresser la parole. Je pense que les Cénobites ont emporté son corps et ceux de ses enfants, les enfants de Paul, dans leur « monde ». Qui est multiple.
            - En enfer ? Une dimension infernale ?
            Je sais que vous pensez que j’entre volontairement dans le délire de Paul, que je protège son image par une sorte d’aveuglement amoureux, que j’ai caché ses activités criminelles. Je ne peux pas vous forcer à croire ce à quoi j’ai assisté, ce que j’ai de mes propres yeux vu. J’ai été le témoin de portails dimensionnels s’ouvrant dans des murs, invoqués par cette boîte, j’ai vu des êtres sortir de ces portails, prendre plaisir à des massacres et des bains de sang, et à la mise en pièces, morceau par morceau, d’une personne. Et la reconstituer d’une manière qui vous terrifierait. Celui qui possède cette boîte aujourd’hui devrait la jeter dans le plus profond des océans, qu’aucune main n’ait le malheur de trouver sa combinaison pour l’ouvrir.
            - Vous réfutez avoir participé et couvert les six meurtres de Paul Kozlov ?
            Je répète ce que j’ai déjà dit dans ma déposition : Paul était devenu instable au plus haut point et son obsession pour cette boîte grandissante l’a rendu fou. Ce que j’ai toujours dit et clamé sans que personne ne puisse ou ne veuille m’entendre, c’est que pour sauver ma vie, j’ai été obligé de faire ce qu’il me disait de faire. Lorsque j’embrassais sa cicatrice, il n’était pas à l’aise, et parfois me repoussait, en prétextant que ce n’était pas esthétique, que je n’avais pas à faire semblant d’aimer cette marque disgracieuse. Il s’enfermait là-haut à l’étage chez moi, dans la pièce que j’avais aménagée pour être son bureau. Il y restait des journées entières d’affilées, sans prendre de douche, se nourrissant rarement. Et puis il ressortait et semblait « changé ».
            - Changé ? Par ces entités qu’il nommait « les Cénobites » ?
            Il avait fait un pacte avec eux. Mais ils réclamaient des sacrifices, et de la chair. Toujours plus. Paul me disait que c’était pour nous protéger, qu’il ne pouvait pas décider de les repousser, qu’ils étaient les plus forts et qu’ils le voulaient lui. Il voulait qu’ils le guérissent de sa cicatrice dans le cou. Pendant une semaine il était resté enfermé avec des provisions et j’avais ordre de ne pas monter à l’étage et d’aller dans son bureau. Il était passé par des tortures tellement abominables qu’il avait atteint une forme de jouissance et d’état euphorique où il a cru voir le paradis. Mais ils l’avaient fait revenir et reconstitué, avec sa cicatrice, et c’est là qu’ils lui ont demandé des sacrifices, pour montrer sa détermination, à perdre sa marque, qui moi, ne me posait aucun problème.
            - Et vous êtes entré dans son délire consciemment ?
            Je ne pourrai jamais vous convaincre que tout ceci était réel, aussi réel que vous et moi et ce gardien derrière moi, et cette pièce, cette caméra et cet endroit, et cette ville dans laquelle nous nous trouvons. Et au loin par la fenêtre grillagée, des éoliennes, parfois des centrales nucléaires devant lesquelles vous êtes forcément passée en voiture avant de venir ici. Tout ceci est réel, et l’était et le sera encore lorsque demain sera passé. Je ne pourrai jamais vous forcer à me croire. Donc ma réponse à votre question est non. Je ne suis pas entré dans son délire. Il n’y avait pas de délire. Il n’y avait que la réalité, Paul, moi, enfermés dans cette maison de malheur. Et ces démons, comme lui les nommait.
            - (…)
            Paul a commencé à tuer des animaux avant de s’attaquer à des hommes qu’il allait draguer dans des bars gay. Les cénobites disaient que le sang des humains était meilleur que le sang des animaux, et que tout particulièrement le sang des hommes était plus fort que celui des femmes, mais Paul pensait que c’était juste un énième jeu pervers de leur part. Un matin, une terrible odeur de sang, lourde, métallique, m’a tirée de mon sommeil, alors que je dormais dans le salon. Cette odeur embaumante provenait de la cuisine. A cette époque la maison semblait partir en décrépitude entièrement, et la poussière et la saleté s’accumulaient partout.  J’ai vu Paul, dans la cuisine, nu sous un tablier imbibé d’un liquide marron foncé. Il était maculé de sang sur le visage, et sur la table de découpage gisait le cadavre d’un chat roux ouvert du thorax jusqu’aux flancs, vidé, nettoyé impeccablement. De l’autre côté il y avait, alignées, les têtes de plusieurs gros chiens, bergers allemands, rottweilers, et celle d’un homme, le visage tourné vers le mur. Dans la marmite bouillait des têtes de chats par dizaines. Dans l’évier rempli à ras-bord, des organes flottaient, des reins, des cœurs, des morceaux de foie, des tripes. L’odeur était insoutenable, elle vous cisaillait le diaphragme avec violence. Paul avait les yeux entièrement révulsés et grognait comme un animal d’une voix anormalement grave. Brusquement il s’est jeté sur moi avec son hachoir à la main, je l’ai repoussé d’un coup de défense dans la gorge, sur sa cicatrice. Nous sommes tombés tous les deux, moi d’un côté contre la porte, le poignet cassé, et Paul de l’autre côté. Il a glissé, pieds nus ensanglantés. Ses yeux sont redevenus normaux, comme s’il se réveillait d’un terrible cauchemar. Et il a jeté son hachoir par terre, en voyant la terreur dans mes yeux, une terreur qu’il m’inspirait réellement pour la toute première fois depuis notre rencontre.
            - Avant, vous ne parliez pas beaucoup c’est bien ça ?
            Paul avait une façon bien personnelle de me dire, à propos de mon silence, de ma réserve, cette timidité qui était dans ma personnalité et qui était maladive, il me disait que pour me desserrer les dents, il devait y aller au pied de biche. Comme si mon silence était le paravent à d’indiscutables actes criminels commis par le flux de mes pensées. Il riait toujours après cette petite sortie narquoise sur la façon de me faire parler. Il me disait également que c’était excessivement féminin, cette attitude, cette soumission. Sans dire plus si cela lui plaisait ou pas mais cela sonnait comme un préjudice. Je pense que c’était les deux à la fois. Dans le fond, il détestait ne pas savoir ce que je pensais, contrôler ce que je pensais car dans son monde, dans son travail particulièrement, tout était entièrement voué à contrôler la pensée des personnes, des groupes. Et moi, il ne savait pas, je restais un mystère, comme il me l’a posé plus d’une fois. Cela lui plaisait dans un même temps, cela mettait en marche son moteur assoiffé du carburant du chercheur. Il avait les deux sentiments contradictoires à ce sujet. La violence était parfois la seule réponse possible à ce paradoxe.
            - Et vous acceptiez cela ? C’est cela qui vous a conduit à cacher ses meurtres ?
            Je n’ai pas eu le choix. Un soir, dehors à la porte du garage, il a montré ce qu’il cachait dans son coffre, pour que je l’aide à le transporter à l’intérieur. C’était un homme bâillonné, avec une large plaie ensanglantée sur le crâne, son cuir chevelu scalpé, replié sur une partie de l’oreille. On voyait un morceau du crâne, bien blanc. Il y avait du sang partout dans le coffre de la voiture, les blessures au cuir chevelu ne pardonnent jamais. J’ai cette expérience de cela à présent, croyez-le ou non je préférerais ne pas l’avoir. Nous l’avons transporté dans le bureau, non sans mal. Paul m’a dit qu’il n’en avait pas pour longtemps. J’ai dû sortir de la maison sous son autorité, ce soir-là pour voir les premiers flocons de l’hiver tomber, assis dans le jardin près du puits, tandis que j’imaginais ce qui se déroulait là-haut à l’étage, par la fenêtre dont les volets étaient de tout temps fermés.
            - (…)
            Je sais aujourd’hui qu’il vidait de leur substance vitale les êtres et leurs corps pour le compte des Cénobites. Son corps et son âme possédaient des blessures qu’il devait régénérer pour en quelque sorte « les transvaser ». Je sais, le mot est malheureux, mais c’est ce qu’il me disait. J’étais donc là ce soir-là sur le vieux banc qui semblait contempler pathétiquement ce jardin jamais entretenu, recouvert de mauvaises herbes et j’ai vu un lézard, un petit lézard gris foncé, avec des points ocre sur ses flancs. Les yeux jaunes grands ouverts. Il avançait lentement, explorait la zone vide, et en me focalisant sur lui, sur sa respiration visible par ses flancs qui se gonflaient et s’écrasaient dans un mouvement de va et viens incessant, pendant quelques précieuses secondes j’ai pu oublier la tension dans ma poitrine et dans ma nuque, relâcher cette chose à laquelle je tenais tant et j’ai également pu mettre de côté ce qui se passait dans la chambre à l’étage. Le lézard s’est enfuit à toute vitesse lorsqu’il a remarqué que j’étais entré dans son souffle, et tout m’est retombé sur le dos, comme une chape de plomb bouillante. Je n’ai même pas eu la force de pleurer.
            Cette nuit-là il est apparu à la porte-fenêtre de la cuisine quelques heures plus tard, douché et propre, et comme si de rien n’était, il m’a dit de rentrer. Son visage n’était pas totalement satisfait, le sacrifice ne s’était pas passé comme il aurait voulu, je l’ai senti. J’ai ressenti qu’il me cachait quelque chose. Avant l’heure du coucher, il est venu m’embrasser sur le front avant de remonter dans son antre. Dans le salon en bas qui était devenu ma chambre, allongé dans mon lit d’infortune, j’ai regardé de longues minutes les ombres des arbres sur le plafond et le mur d’en face, s’agiter dans ce même mouvement inlassable, répétitif, incoercible, de la respiration du lézard quelques heures plus tôt, respiration que j’avais eu l’illusion de ressentir à travers son minuscule corps de reptile. Et puis les ombres m’ont fait dormir malgré moi, sans que je ne décide quoi que ce soit dans cette histoire.
            J’ai rêvé de montagnes enneigées dérivantes sur des torrents de boue. J’ai survolé des étendues immenses de terres, tellement vastes qu’elles auraient pu contenir plusieurs océans. Mais de là où j’étais, je voyais l’étendue comme j’aurais vu l’étendue de l’intérieur de la cage thoracique ouverte d’un lézard. Tué par un corbeau. Tout était proche et clair, l’évidence même. Et la boue s’est transformée en lave. Et des volcans gigantesques, éteints, puis en éveil, sont sortis de ces étendues plates et stériles. Et des cadavres de géants semblaient se transformer en de nouvelles montagnes sur les anciennes qui dépérissaient. Des milliards d’années en une fraction de seconde devant mes yeux. Et au pied d’un cratère énorme, crachant des geysers de lave menaçante et de cendres sublimes, se tenait debout un Cénobite particulier, habillé d’un cuir noir étrange. Cette entité était celle qui commandait aux autres, le visage horriblement balafré de cicatrices rouges, avec des épingles et des clous lui sortant de toute sa tête chauve. Ses yeux noirs vides et froids se sont posés sur moi et il a tendu son bras pour montrer la peau ensanglantée du visage de Paul qu’il tenait du bout de deux doigts avec élégance et ostentation. Il a posé une question particulière dans ce rêve :
            - Laquelle ?
            Il a demandé : « veux-tu également goûter le gras dans les parties basses de son visage ». Et je me suis réveillé en sursaut. J’avais la sensation que quelqu’un m’avait mis un morceau de foie de poulet crû dans la bouche et que ma gueule de bois était médicamenteuse. Terrible.
            - Racontez-moi, une dernière fois, ce qui est arrivé à Paul Kozlov ce matin-là.
            J’ai fouillé la maison il n’était nulle part. Dans sa chambre en haut, celle des sacrifices aux Cénobites, je n’ai trouvé que des instruments et une énorme flaque de sang coagulée sur le sol. Mais devant la maison était garée la voiture de son ex-femme, étrangement. Comme je vous l’ai dit, et comme je l’ai déjà dit à tout le monde, c’est au bord du puits, ce matin-là, que j’ai ramassé la boîte de Lemarchand ensanglantée, boîte qu’il gardait jalousement enfermée dans son coffre dans sa chambre personnelle. Sur cette boîte reposait encore un morceau de chair avec de la peau, avec des poils de barbe qui ressortaient d’un grain de beauté. C’était un morceau de la gorge de Paul. Il y avait un bout de larynx par terre juste à côté, et sur le rebord du puits, la trace d’une main ensanglantée. Je n’ai pas vu tout de suite mais du tissu organique gras suintait de la boîte également. C’est là que mon estomac a reçu un coup et que j’ai dû me retourner rapidement pour rendre dans la pelouse humide pour éviter de me faire dessus. Si la boîte se trouvait au bord du puits, je savais que je devais regarder ce qu’il y avait au fond du puits, qu’il fallait absolument que je regarde, puisque par son geste Paul me forçait à observer cette chose qu’il avait toujours eu du mal d’accepter, la toute première chose à son sujet que j’avais pourtant trouvée belle…
            La cicatrice sur sa gorge. Il s’était arraché une grosse portion de la gorge avec un couteau de cuisine pour arracher cette chose qu’il voyait comme une disgrâce, mais qui à mes yeux faisait pourtant tout l’intérêt de sa différence. Mais pour Paul, mon regard sur sa possibilité d’être un homme bien n’avait jamais réellement compté. Jamais réellement. Il avait jeté ce morceau de viande dans le puits. Ensuite il avait fait quelques pas dans les mauvaises herbes, et assis à la table de jardin, de là où la veille j’avais pu observer ce lézard et les premiers flocons de neige tomber il s’était complètement pelé et massacré le visage lui-même, grossièrement. Mais la peau de sa face, épaisse, était délicatement étalée sur la table en plastique blanc. Du gras, des nerfs, du muscle, du sang et des yeux comme exorbités vides de toute force vitale. Il était devenu une énorme bouillie rouge, dégoulinant d’autres substances gluantes dont j’ignorais même l’existence dans un corps humain. Je vous épargne cette odeur indescriptible qui vous rappelle ô combien un corps est avant tout autre chose, un objet fait d’une matière particulière. Voilà ce qui s’est exactement passé, et comme j’avais beaucoup vomi juste avant, je n’avais plus rien à purger. Je me sentais relâché, vidé de toute énergie, et rempli de compassion, à la fois pour Paul, que j’avais aimé, la situation, absurde et horrible, et moi-même. Je n’avais pas plus de personnalité après tout ce chemin particulier, de souffrance et d’abominable. Je me suis assis à côté de lui – pour ne pas le laisser seul même s’il était mort, pendant un temps indéterminé, possiblement plusieurs heures, m’habituant à son cadavre assis sans visage. Avec le recul aujourd’hui, avec la boîte de Lemarchand dans les mains, l’unique chose qui me tenait réellement compagnie était ce qui accompagnait le lézard. Un long, doux, pénible, incertain, complet, pathétique, exaltant, horrible, apaisant silence.

mercredi 28 janvier 2015

Glory Hole, première partie [Herr Mad Doktor]

1 - Final Cut


“Vous voulez me la couper ? j’ai braillé.
- Ce n’est pas le terme que j’ai employé”, s’est défendu le médecin.
En effet, il venait de prononcer les mots amputation pénienne.
“Comme si ça changeait quelque chose ! C’est hors de question, trouvez-moi une autre solution. Prescrivez-moi une pommade cicatrisante ou des bains de siège, je sais pas… Nom de Dieu, on est capables d’envoyer des sondes aux tréfonds d’Uranus, on doit bien pouvoir sauver ma bite !
- La tumeur dont vous souffrez est aussi rare que d’une extrême agressivité. La chirurgie est malheureusement la seule option. ”
J’ai alors pensé à tous ces types qui donnent un petit nom à leur verge (L’anaconda, Dumbo, Little Boy), et je me suis dit que dans mon cas, c’était tout trouvé : Louis XVI.
“Imaginez que ce soit la vôtre, j’ai gueulé au chirurgien, hein, imaginez juste deux secondes... Vous feriez pas tout pour la conserver ? Je veux dire, autrement que dans un bocal de formol ?
- Je comprends votre désarroi, en tant que médecin et en tant qu’homme. Mais si l’on tarde à vous opérer, le cancer va se propager. L’amputation sera alors encore plus mutilante… Testicules, anus, prostate, vessie, rectum, périnée… Il faudra tout retirer. Si tant est que vous surviviez.”
Une pause. Il a mis sa main sur mon épaule.
“On confectionne désormais des prothèses très réalistes.”
Je crois que c’est là que je me suis mis à chialer.

*

J’ai un figatellu entre les jambes. Un figatellu faisandé, qui saigne et tombe en morceaux au moindre mouvement. Je manque m’évanouir à chaque fois que je pisse (la cuvette grouille de caillots noirs dont même la javel pure n’arrive pas à totalement gommer les traces) et dès que je change de slip, le tissu collé à mes chairs à vif emporte avec lui croûtes et lambeaux de viande. Du coup je passe mes journées le service trois pièces à l’air, une pince à linge sur le nez afin d’échapper à l’odeur de fromage corse qui monte de mon entrecuisse. Pour un peu, je serais presque content de ne plus avoir de femme à la maison ; maniaque comme elle est, Coralie me suivrait partout avec un désodorisant senteur lavande et une serpillière ; déjà qu’elle ne supportait pas de voir traîner mes chaussettes sales…
Le moment le plus abominable de mon calvaire quotidien : l’érection réflexe du petit matin. Tendue par la trique, la peau de ma verge se déchire et craquelle de long en large (en baissant les yeux, je crois survoler Mars), tandis que mon gland se transforme en orange pressée, dont la pulpe gluante sourd par le méat en chou-fleur. L’oreiller dans lequel je mords ne suffit alors pas à étouffer mes cris...
Pour m’empêcher de bander, l’urologue a voulu me donner un cachet à base d’hormones féminines. J’ai refusé. “Je crèverai au garde-à-vous, je lui ai postillonné, pas le drapeau en berne !” Puis je l’ai envoyé se faire foutre (ça l’a fait sourire, il m’a semblé), lui et sa clique de castrateurs fous.
Tant que je souffre, au fond, c’est bon signe : ça signifie que ma queue est encore bien accrochée à mon corps. Moi vivant, jamais on ne me surnommera Bourriquet.

*

Les jours filent.
Le cancer progresse comme une herbe folle.
Il gagne d’abord mes testicules (représentez-vous deux figues assez mûres pour tomber de l’arbre), puis mon oignon, dont l’étanchéité est pour le moins aléatoire. Quand je pense que Coralie me chiait une pendule à la moindre micro-tache sur notre canapé blanc… Histoire de ne rien arranger, toute la zone du maillot de bain se met à me démanger affreusement, à m’en arracher la peau. Et à force de gratter, gratter, gratter, mon scrotum est devenu une vaste croûte orangée enduite d’une margarine dégueulasse, sous laquelle je sens se tortiller des asticots. Voire pire. Je ne suis pas allé vérifier.
L’impression de survoler Mars m’a quitté, désormais je suis Mars, ou plutôt la mythique Dune, terreau de vers géants et carnivores, que dans mes rêves fébriles je chevauche au gré d’aventures délirantes...
Je garde malgré tout les pieds sur terre : le meilleur avenir que je puisse espérer, c’est un cocktail de morphine et d’eau de vie du grand-père… Et pace e salute a voi ! Avant de tirer ma révérence, je tiens néanmoins à m’offrir un dernier plaisir : un repas au Mille et une Nuits, le meilleur kebab du monde. Le temps d’avaler une triple dose d’antidouleurs et d’enfiler une Pampers double épaisseur, et c’est parti pour le repas du condamné.



2 - Billie


J’arrive au kebab tout essouflé et pris de vertiges. Ces saletés de chiens ne m’ont pas lâché d’une semelle ! Ce n’est pas tous les jours qu’un steak tartare sur pattes leur passe sous la truffe... Je dois me cramponner au comptoir pour ne pas m’étaler sur le carrelage.
Asalam malikoum, mon ami ! Cela fait une éternité que l’on ne t’a pas vu. Tu n’as pas l’air dans ton assiette…”
L’obséquieux M. Mokhtar donne du “mon ami” à tout le monde, pourtant là ça sonne vrai. Dans ses yeux je lis une inquiétude sincère, pas seulement du léchage de botte commercial.
Il me tend un döner kebab sauce Egyptienne, avec des frites.
Mon préféré.
Les larmes me viennent.
Je ne sais pas si c’est un effet de la morphine, ou bien à cause d’une poussée de fièvre, ou peut-être parce que je n’ai personne d’autre à qui me confier depuis des lustres, mais je me mets à vider mon sac : la boule dans ma verge découverte pendant une branlette, l’urologue qui m’enfile une tige en fer moyenâgeuse par le trou du gland, le diagnostic, ma démission, moi qui annonce à Coralie et à mes proches que je me tire en Australie, la chambre de bonne miteuse dans laquelle je vis en ermite, le figatellu, les asticots, l’eau de vie du grand-père...
“Une bien triste histoire, me dit le vieil arabe.
- Ça pour être triste...
- Les grands professeurs que tu as consultés ont-ils su t’expliquer l’origine de ton mal ?”
Je secoue la tête.
La faute à pas d’chance, qu’ils m’ont dit. Des cas comme le vôtre, on en voit un dans toute une carrière. Et encore. Il a fallu que ça tombe sur mon chibre...”
Je recommence à chialer.
Durant une éternité, le vieux me toise en silence, tandis que je m’abîme dans la contemplation de la viande tournant sur la broche, derrière lui ; de temps à autre, un serveur (sosie de M. Mokhtar en plus jeune) vient en découper de petites tranches avec un putain de cimeterre de guerrier sarrasin, pour les fourrer dans un pain rond. Je me demande combien de pains pourrait remplir la viande qui rôtit entre mes jambes. De quoi rassasier un homme ? Deux ? Kebab au crabe, je l’appellerais, avec sa sauce spéciale aux asticots. Qui en veut ?
Brusquement le vieil arabe me décrète, sérieux comme un Imam :
“Je sais d’où vient ton problème, mon ami. Tu as sodomisé un démon femelle.
- Hein ?”
Coralie était pénible, c’est vrai. Mais de là à la traiter de démon… En plus la pauvre était bien trop coincée pour accepter de se faire…
M. Mokhtar lève l’index et baisse la voix : “Ne te méprends pas. Ces créatures perverses, que chez nous l’on appelle djinns, sévissent lorsque l’esprit est au repos. Avant ta maladie, te souviens-tu avoir fait un rêve mouillé, où de jeunes nymphes se pliaient à tes plus inavouables désirs ? Ou bien t’es tu laissé aller à des pensées concupiscentes, au sujet de femmes qui n’étaient pas tiennes ?”
Que celui qui se rappelle de tous ses rêves de cul et de tous ses coiffages de girafe me jette la première pierre...
“Ben, heu, ça se pourrait, je rétorque. Une fois ou deux...
- Eh bien voilà comment tu as été empoisonné, fils ! Sans que tu t’en aperçoives, un djinn t’a inoculé une Malédiction Sexuellement Transmissible.”
Les yeux du maghrébin brillent comme je ne sais quelle pierre précieuse du pays dont il est originaire. J’hésite à lui demander si par hasard le (la ?) djinn responsable de mon état ne s’appellerait pas Billie (“like a beauty queen from a movie scene”). Et puis je m’abstiens.
“Cependant rassure-toi, le destin t’a conduit dans le bon kebab. Maktub, je sais comment te désenvouter ! Suis moi dans la réserve, il est des mots qui ne doivent pas être entendus de tous. (Puis, à l’adresse de son employé/sosie :) Zoubir ! viens tenir la caisse. Et vire-moi ces ralouf de chiens qui lèchent la vitrine, ils font fuir les clients !”
Je pourrais me tirer sur le champ, bien sûr, et rentrer crever tranquillou sur mon canapé (à condition que les clébards affamés ne me bouffent pas en chemin…), cela dit au point où j’en suis, qu’ai-je à perdre à écouter les théories d’un arabe fou ? Lui au moins ne va pas me proposer de passer mon p’tit Louis à la guillotine. Enfin inch’Allah
Le monde tangue comme un bateau soûl au moment où ma carcasse débile se remet en branle, tandis que la viande, impassible sur sa broche, continue de tourner, tourner, tourner...


3 - Road to Memphis


De l’autre côté du miroir, la déception est toujours de mise.
La réserve des 1001 Nuits regorge de blocs de barbaque surgelée, livrés prêts à l’emploi ; des amalgames de veau et de dinde et de polystyrène hallal, parfumés aux épices de synthèse. Le passage à la rôtissoire n’est là que pour donner au client l’illusion de l’authenticité... Ce qui n’empêche pas mon döner kebab d’être excellent ! Sans doute est-ce la sauce à l’égyptienne qui fait tout ; mieux vaut en ignorer les ingrédients... Assis sur un congélateur assez grand pour stocker un troupeau de chameaux, je mange devant un M. Mokhtar plus mystique que jamais.
Depuis cinq minutes, il marmonne des incantations dans sa barbe (à moins qu’il ne fasse ses comptes ?), les yeux clos et les paumes levées vers le ciel. Puis ZOUM ! ses paupières s’ouvrent, je manque tomber du congélo, et une flamme dans le regard le vieux m’annonce : “Tu dois te rendre à Memphis, fils.
- Le fantchôme du Kching va me chauver les miches ?” je m’étonne, la bouche pleine. J’imagine Elvis, dans sa période bibendum, en train de déclarer sa flamme à ma banane noircie. ... For my darling, I love you, till the end of time... Oh, baby !
“Pas Memphis aux USA, corrige le maghrébin. Memphis en Égypte. ”
J’avale de travers. Non à cause de la révélation de mon interlocuteur, mais parce que la démangeaison de mon scrotum vient de reprendre, avec une intensité inédite. Les asticots domiciliés sous ma croûte dansent le twist, à croire que le récit de M. Mokhtar (ou l’évocation d’Elvis ?) leur a donné la bougeotte ! Là-dessous ça se tord et ça frétille et ça fourmille et ça gigote, et il me vient soudain la conviction que ce ne sont pas des vers, mais des serpenteaux, noirs et visqueux, grouillant par centaines sous ma chair, dans ma chair, de mes testicules à ma raie des fesses… Mon périnée reconverti en vivarium !
“Memphis était la capitale de l’Égypte, bien longtemps avant la construction des Pyramides… poursuit le conteur arabe. De son glorieux passé, il ne reste plus qu’un champ de ruines. En surface tout du moins… Car il existe un réseau de catacombes, inconnues des archéologues et oubliées des Égyptiens eux-mêmes… L’un de ces boyaux obscurs conduit à un mur de calcaire qui déjà était légende lorsque régna le premier Pharaon-Dieu. Dans ce mur, à hauteur de la ceinture, il y a un trou de la taille d’une balle de tennis. Et c’est dans ce trou que se trouve ton salut.”
Dans l’immédiat, mon salut réside dans un geste que je me retiens d'ordinaire d'exécuter en société : me gratter les couilles. Les reptations de mes crotales scrotaux me mettent au supplice ! Or comment atteindre l’endroit que les hommes aiment tant se remonter, quand on porte une couche XXL ? Au mépris du peu d’amour propre qu’il me reste, il me vient une idée...
“Insère ton membre malade dans le trou, et le trou absorbera le mal. C’est aussi simple que cela. Mais retiens attentivement mes paroles : tu dois y plonger ton membre malade, et absolument rien d’autre. Si tu venais à regarder dans le trou, tes yeux bouilliraient dans tes orbites et couleraient sur tes joues comme du jaune d'œuf ; si tu venais à coller ton oreille au trou, tes tympans éclateraient et ton cerveau te sortiraient par les oreilles ; si tu venais à mettre ta main dans le trou, du méchoui elle deviendrait ; et si tu venais à parler au trou, le trou te répondrait, et sa réponse te rendrait fou à lier.”
Et si Coralie me voyait, elle se dirait que je le suis déjà… Adoptant la technique du caniche en rut, je me frotte l’entrejambe contre l'angle du congélateur, avec une sensualité à en faire rougir une danseuse du ventre. Le “double-rembourrage révolutionnaire” vanté par l’emballage de mes Pampers tient malheureusement toutes ses promesses : mon intimité baigne dans un cocon douillet, bien à l’abri des agressions extérieures… Ce qui laisse le champ libre à mes ennemis intérieurs : mon prurit génital atteint des sommets d’ignominie, dont n’oserait rêver le plus pervers des tortionnaires. Par le prépuce momifié de Moïse, les serpents ne sont pas venus seuls : les 10 plaies d’Égypte se déchaînent dans mon futal !
“Comprends-moi bien, fils : le trou n’est pas un trou ordinaire. Il était là bien avant le mur qu’il traverse. Bien avant les temples, bien avant les palais, bien avant les pyramides. Toutes les merveilles de l’Empire Égyptien ont été construites autour de lui et pour lui. Peu d’historiens l’ont compris, car l’information ne figure sur nulle tablette, nul papyrus…”
Des araignées ! Je suis persuadé que mon scrotum est également garni d'araignées velues, se grimpant les unes sur les autres et s’entortillant les pattes ! Et de larves de mouches prêtes à éclore ! De fourmis rouges ! De lézards ! De scarabées ! De sauterelles ! De blattes ! De scorpions ! De mantes religieuses !
”Du fond de leurs consciences primitives, les premiers habitants de la Vallée du Nil le vénéraient autant qu’ils le craignaient. En meutes, ils vivaient sous la protection de celui que dans leur proto-langage guttural ils nommaient Grand Cloaque. Ce sont ces êtres primordiaux, à peine débarrassés de leurs oripeaux simiesques et marchant péniblement sur deux jambes, qui posèrent les premières pierres du mur qui l’entoure encore aujourd’hui.”
De punaises ! De taons ! De termites ! De scolopendres ! De sangsues ! De tiques ! De poux ! De têtards ! De chenilles processionnaires ! De crabes nécrophages ! D’une seconde à l’autre, mon bas-ventre boursouflé façon cadavre de noyé va éclater comme un ballon de baudruche et répandre ces fléaux sur le monde... En proie à une terreur noire, j’esquisse une danse de Saint-Guy et, dans de grands gestes désordonnés, entreprends de retirer mes vêtements.
“Leur succédèrent les prêtres thinites, à l’âme carbonisée par l’opium. Dans le Trou-Monde, ils jetaient les verges fraîchement coupées de jeunes taureaux et de garçons à l’aube de la puberté, dans l’espoir de s’attirer ses grâces. Au fait de sa puissance incommensurable et avides de la contrôler, ils entreprirent d’en restreindre l’accès. Telle est la raison d’être des catacombes. Au fil des millénaires vinrent s’ajouter au-dessus de celles-ci les temples, les palais, les sphynx, les pyramides, dont aujourd’hui encore l’on chante la magnificence… Or ce ne sont que des leurres édifiés pour détourner l’attention du trou ! Isis, Horus, Amon-Rê... tout le panthéon constitue quant à lui une collection d’icônes de paille, jetées à la plèbe assoiffée d'idolâtrie. Le seul Dieu digne d’être vénéré est celui dont nul ne soupçonne l’existence. Celui qui vit dans l’ombre et tire les ficelles depuis les ténèbres.”
Au beau milieu de mon strip-tease improvisé (je ne porte plus que ma couche et mes espadrilles), je suis frappé par le calme de mon interlocuteur : pourquoi M. Mokhtar ne réagit-il pas à mes gesticulations grotesques ? Pas l’ombre d’un sourire moqueur, pas même un haussement de sourcil, il déblatère sans interruption… En réalité, l’impassible conteur ne s’adresse pas tout à fait à moi ; il parle à mes organes malades ! Et ses mots, comme un très ancien maléfice, réveillent les abominations antédiluviennes qui y ont élu domicile...
“Lorsqu’arriva l’époque du Nouvel Empire, l’existence même du trou n’était plus connue que d’une poignée d’initiés. Du bout des lèvres, on évoquait les prodiges du Trou de la Gloire. La Gloire véritable, en effet, voici ce qu’il apportait à qui savait utiliser son pouvoir.”
Par la bouche de l’Arabe, le Trou m’appelle, et les bestioles en moi lui répondent. La démangeaison démentielle qui consume mon corps autant que mon esprit a pour seul but de me mettre sous son joug... Mais ce n’est pas demain la veille qu’un idiot de trou du bout du monde va me dicter sa loi ! Les forces me manquent pour écraser mon poing contre les dents gâtées de M. Mokhtar, aussi je me contente d’un exploit à ma portée : j’arrache ma Pampers et plante mes ongles dans ma croûte. Et je racle. Et je sillonne. Et je laboure. Et oh ! ah ! oh ! ah ! oh ! par l’hymen à jamais intact de la Sainte-Vierge, Dieu que c’est bon !
”Seuls quelques membres de l’élite bénéficiaient alors de ses bienfaits. Et par élite, j’entends les hommes les plus puissants du monde civilisé : les vizirs et les Pharaons. En secret, ils venaient présenter leur organe viril au trou et le suppliaient de l’irradier de sa Gloire. Ainsi Imhotep fut-il guéri de son phimosis congénital ; Toutânkhamon soigna son impuissance et Ramsès II ses éjaculations précoces ; quant à d’autres, innombrables, il vinrent y traiter leurs chaudes-pisses.”
Le soulagement de mon prurit se révèle meilleur qu’un orgasme ! Une vague de volupté invraisemblable naît dans mon entrejambe et me submerge tout entier, me conduisant au bord de l’évanouissement. Il serait tentant de cesser là tout effort, et de me laisser flotter sur ce lac de félicité molle, comme un croûton aillé dans sa bouillabaisse. Toutefois je ne suis pas dupe : ce plaisir est plus trompeur encore que la douleur - une veuve séduisante au sourire enjôleur, mais cachant un poignard dans son dos ! Nul doute qu’il s’agit là d’une tentative grossière de me détourner de mon but. Au prix d’un effort considérable, et alors que mon cerveau est saturé d’endorphines, je convaincs mes mains de poursuivre leur travail de ratissage...
“Sous les sables du temps, l’immense majorité des hommes oublièrent son existence. Et le trou était si bien caché que nul ne le trouva, même par accident. Seuls les descendants des prêtres-sorciers conservèrent son secret et se le transmirent par voie orale. Moi, Mokhtar al-Hazred, suis l’un d’entre eux.”
Quelque chose cède entre mes jambes. Mes ongles ont traversé la croûte ! Un liquide chaud et épais dégouline le long de mes cuisses (Je perds les eaux ! je me dis), tandis que ma main, tout à son effort de grattage, s’enfonce jusqu’au poignet à l’intérieur de mon périnée. Immersion soudaine. Ma pogne baigne dans un jus tiède, relaxant… Et habité ! De petites créatures, timidement, me frôlent la peau ; puis comme des poissons attirés par l’hameçon, elles s’agglutinent contre ma main et enroulent leurs membres gluants autour de mes doigts, pour un câlin mouillé. Picotements, caresses, frissons de plaisir. Mille bouches minuscules me suçotent l’épiderme… Passé l’écoeurement initial, l’expérience s’avère absolument délicieuse ! Les fellations de Coralie n’étaient pas aussi douces. Mes parasites amphibies me distillent-ils des doses de morphine par le biais de leurs lèvres ? Ce ne sont pas des lèvres… réalisé-je. Mais des ventouses !
“Sais-tu que je suis né stérile ? Azoospermie totale, pas une gamète de bonne. Les médecins n’ont rien pu faire. J’étais la risée de mon village. Chez nous, un homme incapable d’engrosser sa femme ne mérite que le mépris. Mais mon regretté père m’avait parlé du trou. A l’âge de 21 ans, je me suis rendu à Memphis et j’ai cherché l’entrée des catacombes. Il m’a fallu sept ans pour la trouver… À la lumière des torches, j’ai alors parcouru l’antique chemin. Et le Trou était là, dans son mur de calcaire. Ainsi que le voulait l’usage, j’ai placé mon sexe dans sa bouche de nuit, mon sexe et rien d’autre comme je te l’ai déjà dit, et ce qui s’est passé alors ne peut être raconté. Ensuite je suis rentré chez moi et j’ai couché avec mon épouse. Elle est tombée enceinte le soir-même. Soufflé par un tel prodige, j’ai réitéré l’expérience - avec ma femme et bien d’autres… Tel que tu me vois, je suis l’heureux patriarche d’une tribu de 256 enfants. Tu connais Zoubir, mon petit dernier… ”
Surpris, je retire brusquement ma main de mon scrotum. Ma mélasse intérieure jaillit aussitôt en un jet puissant (vous prendrez bien du champagne ?) et une flaque noire et odorante se forme rapidement entre mes pieds. Noire ? Pas totalement… En son centre, tout un régiment de monstruosités naines clapote joyeusement, comme des enfants à la piscine municipale...
Des poulpes albinos.
Mes yeux font le grand 8.
Mes sphincters lâchent.
Je tombe sur les fesses - floc.
D’un lieu lointain me parvient la voix rassurante de M. Mokhtar : “Ne te tracasse pas, mon fils va s’occuper de tout. Zoubir ! Amène la serpillière et ajoute friture à la grecque au menu du jour !”
Nourrie par le jus intarissable de mon scrotum, la mare n’en finit plus de s’étendre ; c’est maintenant un petit lac sur lequel, écrasé de fatigue, je me laisse aller à faire la planche, aux côtés des octopodes blancs comme neige, et de bancs d’étrons admirablement bien moulés.
Sur la berge rampe une ombre, traînant un seau et un balai.
Une autre ombre, imposante, lui siffle des ordres dans une langue inconnue.
Je distingue quelques mots en français : “... Ambassade… Cousin… Le Caire... Troisième toilettes à gauche et tout droit jusqu'au... TROU...” Puis rien d’autre que la rumeur de l’eau.
Flottant lui aussi sur le lac de mes humeurs, j’aperçois mon kebab à demi-boulotté. Il dégouline toujours de sa sauce blanche à l'Égyptienne, si délicieuse
Tout flagadas qu’ils soient, mes neurones se connectent : de l'opium, M. Mokhtar m’a servi un kebab à l’opium ! Pas étonnant que je l’aie trouvé si goûteux ! Si j’en avais la force, j’en péterais de rire… Mais la seule chose dont je sois capable, c’est de me laisser porter par l’onde, aux côtés des poulpes albinos, dont l’un fait du toboggan sur ma verge noircie. Plouf !
Je repense soudain à tous ces couillons qui filent un sobriquet à leur pénis (Le marteau-piqueur, Lucky Lucke, Polyphème) et je me dis que désormais un seul convient au mien : Davy Jones.
Et l’épave que je suis sombre dans un hideux sommeil.