dimanche 17 novembre 2013

Egoland [Diane]

Il y a toujours mille soleils à l’envers des nuages.
Proverbe Hindou.

            Samedi je rencontre Frederick, cette légende de producteur venu des bas quartiers, je lui annonce la couleur directement. Je lui dis avec un aplomb qui me fait peur : « je suis scénariste » et il sourit, me dévoilant ses dents aussi blanches que celles d’un pasteur évangéliste. Pendant que je serre sa main toute moite et squelettique, terminée par des doigts aux ongles oblongs et bombés, je vois dans ses petits yeux noirs qu’il s’imagine que « jeune femme scénariste » signifie obligatoirement que j’ai taillé des pipes à tire larigot, si possible à genoux pour bien rappeler le cliché, à tous les réalisateurs, producteurs et exécutifs croisés sur mon petit bout de chemin. Je me sens curieusement indignée par cette pensée qui visiblement l’anime dans l’intensité de ses yeux de goule, mais très rapidement je m’apaise car tout le monde sait que Frederick a l’habitude de sodomiser des adolescentes, pour la plupart consentantes. Il paraît qu’il se travestit lorsqu’il les prend, des rumeurs courent : il serait simplement vêtu de talons aiguilles rouges et d’un maquillage à la Marilyn. Je vois aussi dans son regard qu’il se dit que je suis très certainement lesbienne et que j’essaie de le cacher par honte, ou par pudeur. Autrement dit dans son monde et système de valeurs : je ne suis rien. Et ne deviendrai jamais personne dans le métier.  
            Pourtant, dans cette soirée, je ne suis pas la seule négligeable. Telle actrice révélée dans la dernière sitcom à succès joue à la rigolote, super proche de son personnage. Telle actrice débutante et prometteuse porte son t-shirt Mickey Mouse délabré, une flûte de champagne à la main. Sa carrière a commencé dans des slashers, plus ou moins téléchargés sur le net avant leur sortie en salles. Elle m’énerve sur l’instant parce que tous les regards sont portés sur elle, deux mecs essaient de la brancher. Ils veulent en faire quelque chose qu’elle n’est pas, alors que je connais le scénariste du slasher qui l’a révélée comme Scream Queen. Et lui, il crève la dalle. Du moins, c’est ce qu’il prétend. D’ailleurs comme j’ai refusé de coucher avec lui, il a lancé une rumeur, comme quoi j’étais exclusivement homosexuelle, une irréductible, ce qui est plutôt accepté voire encouragé en apparence, à condition que cela ne soit pas trop voyant et que cela ne se discute pas. J’ai été choquée de découvrir le conservatisme dans ce milieu pourtant propice à toutes les libertés les plus outrageuses. Pourquoi faudrait-il en parler d’ailleurs ? Je ne suis même pas lesbienne. Ils croient ce qu’ils veulent. Bref. Après deux flûtes de champagne, je me retrouve dehors à attendre, toute seule, agrippée à mon portable, le taxi qui n’en finit pas d’arriver. Ils sortent tous plus ou moins ivres, ils sont scénaristes comme moi, acteurs, producteurs, ou ils postent des vidéos sur internet, et certains sont venus à cette soirée alors qu’ils ne font même pas partie du milieu du tout. L’un d’eux, un grand brun sec, chauve, à la barbe longue comme un gourou mystique, en jeans sales, chemise jaune délavée et sandalettes avec chaussettes très blanches, vient se mettre à côté de moi et me demande si je pourrais partager mon taxi. Je lui réponds gentiment que non, cela ne va, en aucun cas, être possible. Ses yeux de fous s’illuminent comme si j’avais appuyé sur un interrupteur quelque part. Il me dit : « ah bon », visiblement déçu et s’éloigne en me souhaitant une bonne nuit. Il ajoute une dernière chose juste avant que l’on se quitte : je ferais mieux de dormir nue ce soir, la chaleur sera étouffante vers 3 heures du matin. Bizarrement il a disparu dans un buisson, dans le noir et j’ai eu la sensation d’avoir rêvé tout cela dix minutes plus tard, quand mon taxi mexicain est arrivé et que j’avais très envie de faire pipi, à tel point que j’ai failli lui demander de s’arrêter pour faire directement sur le trottoir en plein boulevard, devant les putes, les flics, et leurs clients respectifs.

mardi 12 novembre 2013

Les âmes de la foire [Nosfé]


Dans l’œilleton, le prêtre se balançait d’un pied sur l’autre, l’expression ternie par une lassitude grandissante.
« On reprend, mon Père. S’il vous plaît.». Il s’épongea le front du revers de sa manche, murmura. Après quelques instants, je fis tourner la caméra, John tendit perche et micro, et Samuel, chaussant ses écouteurs, acquiesça. Après un signe de la main, l’homme d’Église débita son texte d’une voix terne, son regard vaguant de-ci de-là, mais évitant soigneusement l’objectif.
«Coupez, finis-je par soupirer une fois le monologue terminé. On gardera la 7ème, elle était pas mal. Merci, mon Père. »
Trop heureux qu’on n’ait plus guère besoin de lui, le prêtre avait retrouvé ce visage avenant qui m’avait décidé à le filmer, lui plutôt qu’un quelconque acteur. En douze prises invariablement médiocres, j’avais eu tout le temps de regretter ce choix, et de prendre le parti de retravailler le scénario. Hormis cette présentation face caméra, j’allais remplacer l’homme de foi par une voix-off qui serait, paradoxalement, plus habitée que lui…
« On passe à l’orgue ! » annonçai-je à l’équipe. Comme un même homme, techniciens et gens de la paroisse, qui avaient jusqu’à là gardés un retrait timide, avancèrent et pénétrèrent dans l’édifice religieux.
C’était une église étrange, de béton et de bois, où la chaleur du soleil californien se développait autrement mieux que dans nombre d’autres bâtiments. Les églises étaient habituellement humides, et d’une froideur de tombe ; celle-ci était suffocante. Johnny et les autres s’activaient, les paroissiens donnant même un coup de main pour installer les projecteurs. Un peu à l’écart, tenant mon Arriflex par le trépied, je cherchais dans quel angle je pourrais filmer cet orgue foutraque et anachronique, mal placé et trop grand pour l’édifice. Comme si on l’avait inséré ici au forceps, quitte à l’éparpiller en désordre à travers toute l’aile de l’église.
« Bonjour. Je suis Mary. L’organiste. »  
Elle s’était plantée devant moi, comme ça, mains jointes et tête baissée, semblant forcer sa nature, avec une froideur, une gêne, et une sorte de timidité incongrue. Puis elle releva la tête, et me donnait à découvrir le visage le plus beau et le plus tendre qu’il m’ait jamais été donné de voir.  
Ce que j’avais bien pu lui répondre, je n’en savais déjà plus rien. Je me sentais les jambes comme deux traversins, et le cœur qui cognait comme s’il voulait sortir. Je bafouillais, je donnais des ordres dans le vide, chamboulant complètement le scénario auquel j’avais jusque là pensé. Un plan en plongée, c’était ça le truc pour filmer cet orgue, et puis filmer Mary, aussi, surtout...
Le monde autour de moi était soudain sourd-muet. J’étais soudain sourd-muet au monde. Les bruits, les discussions étaient happés par le vide, et aucun son ne me parvenait. Les gens n’étaient que des figurants aux actions indistinctes, des ombres se démenant dans l’éther. Je ne voyais que Mary, sentant qu’elle avait la même sensation de surdité et d’éloignement.
J’avais le sentiment de planer, d’être devenu extérieur à ce monde, et cette idée m’enjouait et m’inquiétait tout à la fois.
« Je croyais qu’après le numéro du prêtre, on avait décidé de tout tourner en muet », souffla soudain Johnny, déchirant le silence total.
« Hein ? Ah, oui, je balbutiai. Je, euh… Mais là, c’est l’orgue. C’est mieux si on a le vrai son de l’orgue, non ? »
Johnny haussa les épaules pour toute réponse. Rappelé au monde, je retournai mon attention vers Mary et ne pus plus m’en défaire, comme aimanté.
« Qu’est-ce que je joue ? » me demanda-t-elle.
« Peu importe, je répondis, ce que vous avez envie de jouer. » A peine avais-je prononcé ces mots que j’entrevis combien ça ne cadrait pas avec ma manière de faire habituelle, combien je prenais le risque que cela ne cadre plus du tout avec ce que j’envisageais pour ce film.
« Je suis certes organiste dans une église, mais ça n’a rien d’un sacerdoce. Peut-être quelque chose d’un peu… jeune, d’un peu moderne ? » proposa Mary avec candeur.
Et moi d’acquiescer, malgré les regards désapprobateurs. « Profanation, blasphème » grogna le prêtre.
On tourna enfin. Alors, à travers l’objectif, sous la lumière brûlante des projecteurs, je fixai sur la pellicule et dans mon esprit l’image de Mary à son clavier, jouant sa ritournelle naïve, sa mélodie lancinante. J’oubliais le temps, je filmais, encore et encore. L’image de cette goutte de sueur, perlant sur sa nuque, juste sous le sage chignon blond, et courant se perdre dans le fin tissu de sa robe d’été. Je filmais.
Et sans le vouloir, sans même m’en rendre compte, j’avais zoomé dessus.

lundi 11 novembre 2013

Partie de chasse dominicale [Vinze]

Le fond de l’air est frais en ce mois d’octobre. Mais peu importe, mon métabolisme ne craint pas les variations de chaleur. Le sang sur mon visage et ma combinaison commence à sécher, souvenir de ma quatrième victime. Elle était bien trop proche de moi pour que je puisse dégainer mon fusil, peu adéquat pour un tir à bout portant. Je l’avais donc attendue, couteau à la main, caché derrière un arbre. D’un simple bond à son passage j’avais réussi à l’immobiliser avant de faire doucement glisser ma lame aiguisée le long de son cou. Il n’avait fallu que quelques instants pour que son sang ne submerge ses poumons et qu’elle ne rende son dernier soupir dans un râle chargé d’hémoglobine.
Je ne chasse que pour le sport, le plaisir de la traque. J’ai bien goûté la chair de l’animal lorsque j’en avais abattu un la première fois ; mais qu’elle soit crue ou cuite, sa viande avait un goût infect, de toute évidence impropre à la consommation. Je me contente donc d’un petit trophée pris sur chaque dépouille, pour garder le décompte de ma partie de chasse. Je pourrais prendre une tête et la faire empailler pour décorer mon antre mais je trouve cette bête particulièrement hideuse et ne désirerais pas voir un tel visage, à quelque heure de la journée. Je me contente d’un petit os, la dernière phalange du cinquième doigt de la main, que je dépiaute avec mon couteau pour en retirer la chair qui ne demande qu’à pourrir une fois séparée du reste du corps. Si la viande est peu goûteuse, je trouve le sang loin d’être désagréable en petite quantité et je lèche à chaque fois celui-ci sur ma lame avant de la ranger dans le fourreau à ma ceinture.
Le coin est sympathique : Les branches dansent au rythme du vent, semant dans une pluie ocre les feuilles qui viennent délicatement former un tapis au sol. Ce dernier amortit chacun de mes pas et me permet d’approcher le gibier sans qu’il ne risque de s’enfuir en entendant mon approche. La musique tout en bruissements de la forêt semble de nature à apaiser la faune locale qui se laisse abattre sans la moindre résistance, comme si cette mélodie endormait leur instinct de survie. La chasse en est presque ennuyeuse, trop facile pour un chasseur expérimenté tel que moi. S’il y a peu de chance que je revienne à nouveau ici, il n’est pas exclu que j’en touche un mot à mon club de chasse, ce terrain ferra un parfait lieu pour entraîner les débutants.

Par delà le mur de l'anamnèse [Southeast Jones]

I


––Voilà, c’est parti.
––Où est-il ?
––Là où il doit être, pour le moment il se cherche.
––Combien de temps lui faudra-t-il ?
––J’en ai vu revenir au bout d’une heure, d’autres ont voyagé des semaines durant. La route du retour peut être comparée à une autoanalyse ou patient et thérapeute sont une seule et même personne. C’est un procédé à la fois complexe et douloureux.
––Et s’il se perdait ?
––C’est arrivé une fois, mais c’était il y a longtemps, la technique de récupération n’était pas encore au point. Pour autant que je me souvienne, c’est le seul cas recensé. Mais je ne jurerais pas qu’il n’y en ait pas eu d’autres, n’oubliez pas que cette technologie a été mise au point à des fins militaires.
––Qu’est-il arrivé au patient ?
––Il est mort.
––Mort ? Quelle horreur ! Docteur…
––Rassurez-vous madame, ce genre d’incident n’arrive plus de nos jours. La greffe d’engramme s’est bien déroulée, il n’y a aucune raison qu’il ne nous revienne pas. Du temps et un minimum de volonté, c’est tout ce qu’il lui faut. Il doit d’abord retrouver son chemin, ensuite faire le tri des informations et ouvrir la bonne porte. Quelle profession exerçait-il ?
––Il était statisticien.
––Ce sont généralement des esprits logiques et forts, cela ne devrait pas durer trop longtemps. Vous pouvez rester à mes cotés, tenez lui la main, parlez lui doucement, parfois cela accélère un peu le processus. Il n’y a de toute façon rien d’autre affaire qu’attendre.

Noël lointain [Southeast Jones]

I


    Vous dites que vous avez vu qui ?
    Le père Noël, sans blague, il m’a bien semblé que c’était lui.
    Dites voir, rétorqua le prévôt hilare, vous n’auriez pas un peu abusé de l’alcool de roche ? Vous savez que nous sommes à plus de six cents années lumières de notre bonne vieille Terre et qu’il y a peu de chance que le vieil homme passe faire un tour par chez nous, c’est que ça fait loin pour distribuer les jouets. Et puis dame, vous avez quoi, soixante-quinze ans ? Même les gosses ne croient plus à ce genre de fariboles !
    Moi, pour ce que j’en sais, j’ai bien vu un gros bonhomme barbu et habillé de rouge sur un traîneau. Il ne volait pas bien haut, à mon avis, il s’apprêtait à se poser.
    Et les rennes, vous avez vu les rennes ?
    Là, j’sais pas trop, j’ai bien vu des bestiaux, pour sur que ça y ressemblait, mais de là à affirmer que c’était des rennes…
    ‘Savez quoi Dumontier ? Vous devriez rentrer chez vous, vous faites une petite sieste histoire de vous requinquer et ce soir, vous réveillonnez tranquillement en famille.  Je ne vais pas me taper un rapport à… bon sang, déjà seize heures ? Je ferme boutique dans trente minutes et j’ai aussi le droit de faire bombance avec les miens.
            Sylvain Dumontier haussa les épaules en maugréant et prit le chemin de la sortie.
Le Prévôt sourit en regardant le vieil homme partir. Un brave type, ce Dumontier, un peu porté sur la bibine, mais à cet âge, on pouvait beaucoup pardonner, surtout qu’il avait la boisson paisible. Le Père Noël, n’importe quoi !

Chute [Southeast Jones]

I

Où suis-je ?
C’est une question que je dois m’être posé un bon milliard de fois depuis que je suis tombé                            ici. Une heure, une semaine, ou un an, et pourquoi pas mille ? Je crains de ne plus très bien, savoir ce qu’il en est exactement, j’ai perdu la notion du temps.
D’ailleurs, suis-je vraiment ici ?
Ma perception de cet environnement pourrait être tronquée par de fausses informations. Pour autant que je sache, je suis peut-être en train de rêver.
Ou mort.
Même la seconde option me semblerait préférable, dans le cas contraire, cela signifierait que tout ceci existe.  Et cela me terrifie.
Blanc !
Rien d’autre ne peut définir ce Lieu. Autour de moi et jusqu’à l’infini, tout est blanc, désespérément blanc.
Me souvenir.
Je sens, je sais que c’est important, primordial, même. Comment suis-je arrivé ici ?
Procéder par étape.
Froid.
La chair de poule. Une réaction physiologique qui élimine a priori l’idée de la mort.
Je respire, difficilement, mais je respire et mon cœur bat beaucoup trop vite il me semble.
Soif.
Ma langue est sèche, j’ai l’impression d’avoir du sable dans la bouche et je crois que je pourrais tuer pour une gorgée d’eau.
Ce Lieu a une odeur.
Je la connais, mais je suis incapable de mettre un nom dessus. Un nettoyant quelconque, un désinfectant peut-être.
Et un goût, ce Lieu a aussi un gout. Métallique, désagréable.
Hurlement.
Le cri se répercute longuement autour de moi, l’écho semble ne jamais vouloir s’arrêter.
Il me faut quelques secondes pour réaliser que la bouche qui a poussé ce cri est la mienne.
Putain, qu’est-ce que je fous ici ?
J’ai peur !

dimanche 10 novembre 2013

Le cœur sous la cloche [Gallinacé Ardent]

A tous ceux qui se reconnaîtront.

La petite fille marche sur la route goudronnée. C’est le début du printemps. Il y a un peu de vent, qui secoue les hautes herbes inaccessibles.
Elle a 8 ans, habite à la campagne. Elle va à l’école. Elle fait bien attention à marcher tout droit. Tous les 20 mètres, un adulte se tient sur la chaussée, veille à ce que les écoliers suivent bien la route, et ne s’éloignent pas du bas-côté. Ils disent aux enfants : « allez allez allez, on avance, un, deux, on suit bien la ligne ». Tous les adultes ont des casquettes, des gants blancs, et des bottes de chantier. Il n’y a aucune chance de s’égarer, de toute facon : le chemin est balisé, on a placé des plots routiers tous les 10 mètres, à gauche, et à droite. On a également tracé à la peinture deux lignes blanches pour figurer un couloir.
Les autres écoliers, devant et derrière l’enfant, avancent en file indienne, leur gros cartable sur le dos, leur bob jaune sur la tête. La plupart des enfants sont un peu trop gros pour leur âge. La petite fille aussi.
Une fois, elle avait demandé à ses parents :
-          Pourquoi on doit mettre ce chapeau jaune ? »
Papa avait ignoré la question. Maman avait répondu :
-          C’est parce qu’en hiver, les jours sont plus courts. Quand tu rentres de l’école, c’est déjà la nuit. C’est dangereux, avec les voitures. Mais le jaune se voit mieux quand il fait noir. C’est pour ça. C’est plus sûr.
-          Mais on doit le porter même la journée ? Même en été ?
-          Ça marche aussi le jour. Et puis, comme ça, on est sûr de ne pas oublier. Donc obéis bien à la maîtresse, et garde toujours ton chapeau sur la tête, pour que les voitures te voient bien et t’évitent. Fais-y attention. C’est important.
Le vent doucement souffle, s’attarde sur les pointes des graminées. Sur la gauche, le champ se balance mollement, comme une fourrure de chien qui s’ébroue. Et d’un seul coup, la bourrasque survient. Les bobs jaunes se soulèvent, mais ne quittent pas les cheveux : les jugulaires retiennent le couvre-chef. Seul le chapeau de la petite fille est emporté par le vent : il n’y a pas d’élastique. Comme un papillon couleur safran, il volète au-dessus de la route, et plonge dans les roseaux, à gauche, de l’autre côté.
La petite fille ne réfléchit plus. Oubliant toutes les consignes, elle s’élance. Elle franchit la ligne blanche entre deux plots, traverse la chaussée. L’adulte le plus proche fait : « NON ! N’y va pas !» Mais elle entre déjà dans les roseaux, s’y enfonce. Elle ignore les innombrables panneaux et leurs symboles de mise en garde. L’homme la poursuit. Il tend la main. Il crie encore : « NON ! Reviens ! » La petite comprend qu’elle est allée trop loin. Elle ne devrait pas être là. Le danger s’y cache, invisible. Mais elle sent la caresse des tiges sur ses joues, la mollesse de la boue sous ses souliers. C’est frais sur la peau, et visqueux sous la semelle. Ça sent. Ça sent la terre. L’enfant fait un pas et son pied s’enfonce. La vase lui arrive jusqu’aux chevilles. Elle manque de tomber, se rattrape, sent son jouet électronique porté en pendentif rebondir contre sa poitrine. Elle parvient à se saisir de son chapeau à terre, le serre contre sa poitrine. Aussitôt, deux mains rudes s’abattent sur ses épaules. On la force à se retourner. Elle tombe nez à nez avec un visage d’adulte ridé, plissé, convulsé, rougeoyant.
« Je t’ai DIT... »
La main s’abat. De toute sa force, l’homme se met à gifler la petite fille.
***
La veille, un dimanche, alors que comme toujours elle était enfermée à la maison, elle avait décidé de découper son chapeau aux ciseaux.
Le dimanche, c’était prison. Interdiction de sortir. Par conséquent, l’enfant passait la journée à manger des cochonneries en regardant la télé. Tout en regardant les dessins animés, elle se grattait sans cesse, elle remuait, elle se rongeait les ongles. Et de temps en temps, elle prenait un peigne à cheveux, et se labourait la peau du bras avec, conscienceusement. Dans le sens du poil, dans le sens inverse. Dans le sens du poil, dans le sens inverse. Encore. Les stries rouges finissent par saigner. Elle doit mettre des habits à manches longues, alors : il faut cacher.
Mais des fois, ça ne suffit plus ; et donc elle décide de détruire le matériel. Comme ça, par désoeuvrement, le cœur exaspéré. La petite fille ainsi avait découpé l’élastique en petits morceaux, et avait commencé à entailler le chapeau. Elle voulait le réduire en miettes, méthodiquement. Bout d’étoffe que l’on doit chérir – symbole de sûreté, encore de l’obéissance, la tête serrée, enserrée, étouffée. Non. Plus jamais.
Maman était entrée à ce moment-là, aux premiers coups de ciseaux. L’adulte avait crié très fort : « MAIS QU’EST-CE QUI NE VA PAS AVEC TOI ? ». Presqu’aussitôt, elle avait regretté de s’être laissée emporter. Elle s’était excusée. « Tu comprends, Maman est si malheureuse, pourquoi tu dois en rajouter ? » La mère avait commencé à pleurer sans bruit : les paupières battantes, les larmes sortant les unes après les autres, à la queu leu leu, comme la file des écoliers sur le chemin de l’école. Maman essuyait ses pleurs tantôt avec le gras de la paume, tantôt d’un revers de la main. Des tics nerveux lui travaillaient fréquemment le visage. Il n’y avait rien à faire. Maman pleurait tout le temps. Plus tard, Papa était rentré et n’avait rien dit. Comme d’habitude.
***
La gamine avait beaucoup hurlé. Elle s’était roulé par terre, souillant ses vêtements de boue, pendant que l’homme avait essayé de la tirer en arrière. Il lui avait arraché le devant de sa chemise, les boutons avaient volé avant de disparaître dans la vase.
Plus tard, il s’était présenté devant les parents, la mine basse, la casquette entre les doigts. Il s’était identifié comme le pompiste de la station-service, à la sortie du village. Il était venu à la maison avec la petite fille, qui après son coup d’éclat s’était logiquement trouvée dispensée d’ecole. L’infirmière scolaire s’était contenté de passer un scanner sur son corps. Les souliers étaient fichus car tachés de boue. On lui avait donné des chaussons. Et puis on lui avait prêté un autre chapeau.
Dans la salle de séjour, l’écolière sanglotait avec gravité, les pieds dans ses pantoufles. Son agresseur, devant sa tasse de thé froid, fixait le sol. Il n’arrêtait plus de s’excuser. Il transmettait sa honte aux parents. « Je m’excuse, je n’aurais jamais dû gifler votre fille... Elle ne devait pas aller là-bas... C’était dangereux... Une zone interdite... Je me suis emporté... J’avais peur... Je suis impardonnable... » Papa et Maman, figés, souriant bêtement par convention, ne savaient que dire. L’homme avait certes frappé leur fille chérie, mais il avait dans le même temps tenté de la protéger. Le cas présentait une contradiction trop profonde. Le pompiste avait l’air sincère dans ses regrets. Il pleurait presque, s’embrouillait, serrait les poings. Il était clair que lui aussi était constamment habité par une mer de tension. Les parents lui firent des reproches, mais n’osèrent pas l’accabler. Ils finirent par l’assurer de leur compréhension, même si la réponse avait été « excessive ». Ils avaient déjà décidé, implicitement, de ne plus jamais aller chercher de l’essence à la station-service à la sortie du village, de peur de le croiser encore. De toute façon, cinq mois plus tard, il se suiciderait.
L’homme s’en fut enfin, non sans avoir multiplié les excuses, à l’infini. Ce n’est qu’à ce moment que Papa se décida enfin à gronder la petite :
-          Non mais petite sotte, tu ne l’as pas volé. Qu’est-ce qu’on t’a appris ? De bien suivre le chemin tracé, de ne jamais dévier, de ne pas aller se promener toute seule dans la nature. De toujours demander la permission pour toucher les plantes et les cailloux. Tu dois TOUJOURS demander. Pourquoi tu es partie comme ca ? C’est irresponsable. Ce n’est pas ce qu’on t’a appris. Il y a des règles, et elles doivent être respectées pour ta propre sécurité. Alors, pourquoi ? Pourquoi vouloir inquiéter tes parents ? »
Les pleurs enfantins redoublèrent. L’humiliation n’avait pas l’air de vouloir se terminer. La petite fille aurait aimé dire à ses parents et au monsieur qu’elle avait couru après son chapeau comme pour racheter sa mauvaise action de la veille, pour bien montrer que son bob, malgré tout, comptait pour elle... Qu’elle était une bonne petite fille. Qu’elle regrettait d’avoir abîmé son couvre-chef. Elle ne voulait pas qu’on l’accuse de l’avoir perdu exprès. C’était plus important que tout. Plus que la zone interdite. C’était impossible d’expliquer tout ça d’un seul coup. Alors elle gardait le silence, le visage en feu, des sillons de larmes jusqu’à la bouche, parfois jusqu’au menton.
Maman soupire. Désemparée, elle regarde Papa,. Celui-ci ne dit rien. Cela fait des années que son visage est un masque, ses expressions figées, son maintien raide. Il n’y a plus grand-chose qui transperce. Ou même qui vive. Papa avait décidé de rester sur place après l’accident. Même si cela voulait dire vivre avec la peur, apprendre à sa propre fille à éviter les zones interdites, à se contrôler en permanence. Et à porter un compteur, à ne jamais s’en séparer. Apprendre à sa fille à toujours demander, avant de faire quoi que ce soit : « Maman, est-ce que je peux toucher la pierre ? Maman, est-ce que je peux toucher la feuille ? Est-ce que je peux aller dehors ? Est-ce que je peux toucher le petit chien ? » Il fallait scanner tout ce qu’elle approchait. La gamine restait là, les yeux écartés, attendant que ses parents vérifient avec le compteur qu’il n’y avait pas de danger. Pour le plus petit objet de la vie quotidienne, c’était la vérification permanente. Il fallait quêter l’approbation des adultes pour interagir avec l’environnement. Le monde se résumait à une série de comptes, une vie scrutative, soupesée, mesurée.
Il y a eu un temps où tout cela n’était pas nécessaire. Il y a longtemps. Il y a eu ce jour où l’univers s’est cassé. La petite fille ne s’en souvient plus, de cette vie du temps passé, elle était trop jeune : oublié ce temps jadis, où tout était à disposition, gratuit, libre, offert. Elle, elle a toujours vécu dans le mince couloir de ses possibilités. Elle a constamment habité dans la non-vie. Sa limite ? Elle étend la main, bouge les doigts. Elle peut presque la toucher, la cloche de verre qui la protège du monde. Mais le monde n’a pas attendu sagement dehors : il a défoncé le verre, est rentrée en elle, l’a infusée. La gamine est rongée. Elle le devine. Le ver du poison est dans ses entrailles. Grignotement muet, invisible, des termites. Pourtant, tout le monde a l’air de croire que la cloche est étanche. Tout le monde regarde ailleurs, pour ne pas voir les infiltrations du poison. Tout le monde a peur.

***

La petite mange en silence. Ses parents aussi. Elle ne dit rien. Ses joues la cuisent encore. Là-bas, dans le champ, le pompiste était devenu comme fou, l’avait frappée à pleines mains, l’avait secouée, déchiré son habit. Mais c’était pour la protéger. La retirer du champ, le plus vite possible. Les plantes, c’est le danger. L’herbe, c’est le danger. La pluie, c’est le danger. La gadoue, c’est le danger. L’eau, c’est le danger. La montagne, c’est le danger. La mer, c’est le danger. La forêt, c’est le danger. Les animaux, c’est le danger. La nature, c’est le danger. Une fois intégré tout cela, on peut tenter de sortir dehors. On peut tenter de survivre. Mais si on baisse sa garde un instant : on s’expose, on se met sous les crocs. C’est invisible, c’est dans l’air, c’est dans le ciel. C’est dans la feuille, l’écorce, la flaque d’eau. C’est tapi. Et quand on va trop loin, ça se referme sur nous. On ne voit rien, on ne sent rien. Et pourtant, ça rentre à l’intérieur. C’est une combustion lente de flammes froides, invisibles. Le compteur, protection dérisoire, ne fait que comptabiliser les assauts. Il faut toujours, toujours, contrôler les gestes, sa vie, ses pensées, de A à Z. Pas de faille, être sur le qui-vive. Penser sécurité, rester sur le bitume, rester sur la ligne, le chemin, la direction, même si cela veut dire terminer la journée épuisée nerveusement, cobaye d’une expérience limite de privation sensorielle. Le petit corps est moulu, le dos est une plaque de métal, les muscles sont atrocement courbaturés et la bouche est desséchée, épaissie.

***

C’est l’heure de dormir.
La petite fille se met en pyjama. Elle coule dans son lit, ferme les yeux. Elle sombre aussitôt dans un sommeil lourd, dans une inconscience de pourceau repu. Elle tourbillonne dans un érèbe poisseux, visqueux, opaque. Ses nerfs sont sectionnés, un à un, méthodiquement, aux ciseaux. Elle se sent devenir une poupée de chair, une poupée de chair de 8 ans, sans ongles, sans doigts, sans dents, sans langue, sans cheveux. Sans épiderme, sans sensation. Ses orbites sont vides. Les organes sortent du ventre comme des cailloux. L’enfant se vide, perd son sang, son eau, sa peau devient transparente. Le monde l’écrase. Son coeur est devenu une poche de lait froide. Elle est absolument seule et glacée. Elle se tient debout, fantôme brillant dans la nuit.

***

Quand elle se réveille le lendemain matin, le matelas est tout mouillé. Comme chaque nuit, elle s’est pissée dessus. Comme chaque matin, la première inspiration lui brûle les poumons. Elle reste allongée un long moment, lestée, incapable de bouger, l’entrejambe irritée. Enfin, son premier geste est de prendre son compteur électronique posé sur sa table de nuit et de le mettre autour du cou. Le pendentif, contre sa poitrine, est son deuxième coeur. Le talisman de protection contre les esprits. Le talisman qui arrête le monde et le temps. Elle reprend conscience de sa cloche de verre.

Elle sait déjà qu’elle ne grandira plus.

OPAPPI ! [Gallinacé Ardent]

OPAPPI !

« Aucun problème de santé n’a été enregistré jusqu’à présent
et il n’y en aura pas à l’avenir. Aujourd’hui, sous le ciel bleu de Fukushima,
des enfants jouent au ballon et regardent vers l’avenir.
Pas vers le passé. »
Shinzo Abe, premier ministre du Japon, 7 septembre 2013, Buenos Aires.

 Une nuit, Yumiko a fait un rêve.

Fukushima-ken, Namié-shi. 9h45.
Yumiko est dans le gymnase. Coupe frangée, cheveux de jais, bouche encore enfantine. Tenue d’écolière. Le calendrier mural indique jeudi 25 juillet, le spectacle va commencer.
La petite fille habite à Namié. Elle suit ses cours au collège Minami-Horibata. Elle est en première année de collège, mais ils ne sont déjà plus que 10 dans la classe. Les autres enfants ont fait leurs adieux. Ils sont partis très loin, de l’autre côté du Japon. Cela a rendu Yumiko très triste (scènes de larmes).
A présent, Yumiko est tout excitée. Elle oublie sa peur quotidienne, sa vie ennuyeuse et passée à l’éteignoir, les règles, les obligations, les interdictions. Le gymnase de l’école grouille de monde. Il y a tous les élèves et tous les parents (pour pouvoir remplir suffisamment la salle, ils ont été chercher des élèves d’autres écoles et les ont acheminés par bus – Soma, Minami-Soma, Iitate-mura, Ipponmatsu, Rikuzentakata...) Empêtrées dans leurs corps de peluche, des mascottes représentant les différentes villes gigotent sur place en faisant de grands gestes de la main : Kyuchan le cheval vert, de Soma ; Popomuru le gros navet rose, de Minami-Soma ; Gyudon-kun le bol de riz à la viande, de Iitate-mura ; Mattchan le lapin, de Ipponmatsu ; Mumu l’hippopotame violet, de Rikuzentakata.
Elle a pu apercevoir de loin Tamuro, le fameux presentateur télé ! Il a ses lunettes de soleil habituelles : sa marque de fabrique. A ses côtés, Moody Katsuyama ajuste son surdimensionné noeud papillon rose et s’éclaircit la voix. Il se prépare à chanter des mélopées langoureuses de sa voix de crooner de karaoké. Mais Tamuro et Moody Katsuyama ne seront pas seuls : toutes les célébrités vont défiler, là, sur le podium. Des gens que Yu,iko n’a vus seulement à la télé. Des gens qui ont fait rire des dizaines de millions de personnes.
Sekai no abe-atsu, avec sa moustache à l’ancienne et sa face congestionnée. Kojima Yoshio et ses roulements d’épaules. Tetsu and Tomo, leur duo à la guitare en survêtement bleu et rouge. Koriki le catcheur d’un mètre 50, son slip noir, sa cape et son gros bide. Edo Harumi et ses « gueuuuu » lancés en bougeant les index. Ce serait un gag-marathon. Et pour le glamour, on a annoncé (sous réserves) la participation de quelques membres de AKB48.   
Au-dessus de l’estrade, une grande banderole déployée :
« Redonner le sourire aux enfants victimes de la catastrophe – Saisir à pleines mains l’avenir ».
C’est le slogan officiel de l’année. Tous les artistes s’apprêtent à se donner beaucoup de peine pour amuser les enfants - les réconforter, leur donner chaud au cœur, leur faire briller les yeux. La télé, dans un coin, filme.
Ça commence. Tamuro avec un grand sourire en croissant de lune, s’exclame : « Saa, mina-san... ohayo gozaimasu ! » Et ses deux acolytes féminins habillés de blanc s’écrient aussitôt, dans un écho suraigu : « Ohayo gozaimaaaasuu ! » S’ensuit un discours mélopieux sur le temps qu’il a fait ces derniers jours, sur la nécessité de réaliser ses rêves, d’être de bonne humeur en permanence, et de bien manger ses céréales. Moody Katsuyama, tout clignotant de strass, un énorme noeud papillon sous la gorge, a la main posée sur le coeur. Il est souriant, quoique larmoyant. D’ailleurs, tout le monde a les larmes aux yeux mais un grand sourire.
Mais place au rire ! Kojima Yoshio arrive en scène, déclenchant une clameur de joie. D’un geste net, il arrive tout ses vêtements d’un seul coup, dévoilant son slip vert pomme. Il se trémousse, plie les genoux, fait semblant de frapper du poing le sol, et braille « Sonna ni kankei nee ! Sonna ni kankei nee ! », son cri de guerre. Les enfants se roulent par terre de rire. Yumiko aussi. Puis Kojima Yoshio quasiment nu secoue les épaules en moulinets, tire la langue en se dandinant, puis, levant une jambe, il se frappe le front du gras de la paume en flûtant : « OPAPPI ! » (abréviation drolatique de Ocean PAcific PEAce, nul ne sait pourquoi). L’hilarité fait vibrer la salle, emplit les recoins, les enfants gigotent comme une houle.
Puis l’amuseur se précipite sur le micro :
« Mesdames et messieurs, il y a eu un petit changement de programme. Au lieu du programme précédemment annoncé de danses et de sketches amusants, le spectacle va maintenant consister en un tabassage systématique des enfants désobéissants »
L’atmosphère change du tout au tout, se leste de gravité. L’assemblée se fige, un peu choquée. Kojima Yoshio empoigne un enfant du premier rang, le traîne sur l’estrade, et lui frappe violemment le front en hurlant : « OPPAPI ! Comme ca, les petits amis : OPPAPI ! » Et il giffle encore l’enfant sur la tête. « Mettez-vous en file, les enfants ! Et qu’ca saute ! »
Tous les regards des adultes se tournent vers les méchants petits garcons et les méchantes petits filles (méchants : mais ils le sont tous, après tout : le compteur geiger le sait, il enregistre tout, ils savent qu’ils ont joué dehors, qu’ils ont touché quelque chose qu’il ne fallait pas, qu’ils n’ont pas voulu boire le lait des éleveurs locaux, qu’ils ont fait des caprices, ils ont été méchants, méchants, ils ont secoué leur cage, ils ont voulu respirer l’air extérieur, ramasser de la terre, ils ne se sont pas lavés, pas tenus droits, pas été gais, ils n’ont pas souri, or il faut sourire, souriez souriez, ou mourez, fermez vos gueules, devant, sales petites bêtes, droit, droit, ne sortez pas des clous, respirez comme on vous dit, fermez-vous, renfermez-vous, claquemurez-vous, mais souriez, ayez le sourire du Bouddha, même les pieds dans la merde il sourit encore gravement, tranquillement, le sourire du monde, obéissant, rangé, ayant exclu toute passion, marionnette de chair, yeux crevés, membres atrophiés, méchants, méchants).
Les élèves se mettent debout, sans rébellion. Ils se mettent tous en file. Certains commencent déjà à pleurer. Mais ils n’ont pas le choix. Ils ont été dressés à obéir, à ne jamais contester la parole de l’adulte. Même si cela implique sa propre destruction. Au fond, toutes les grandes personnes le désirent : frapper les enfants. Au bout de chaque file s’est placé un amuseur ou une mascotte, la main levée, prêt à frapper. Coup de sifflet de Tamuro, on commence : « 1, 2, 3 – pan – OPAPPI ! - suivant ». Kojima Yoshio est très rapide, on dirait qu’il marque du bétail de sa paume, OPAPPI ! Moody Katsuyama, les yeux embués, toujours souriant, distribue des claques en rythme. Kyuchan la mascotte fait sentir sur les corps le poing de l’adulte dans son gant de fourrure verte. Les parents se joignent bien volontiers à la bastonnade (tout le monde doit participer, allez allez, on s’amuse ! Plus d’hypocrisie, vous avez tous rêvé de faire ça, punir, punir, non vos enfants ne grandiront pas, nuisibles, nuisibles, souriez souriez). On ne vise plus le front, maintenant, on tape de toutes les phalanges, on a même le droit de donner des coups de pieds, c’est drôle ! Mais attention, une seule règle : il faut crier « OPAPPI ! » quand on frappe, c’est la loi. Au coup de sifflet, OPAPPI ! Les mêmes trois syllabes idiotes vagies par des centaines de papas et de mamans. Le gymnase bruisse des coups sur la chair des enfants, OPAPPI ! Les joues des écoliers tournent au rouge vif. Le sang gicle des narines. Les dents de lait sont brisées.
Une nouvelle banderole, déployée dans tout la largeur du gymnase, a remplacé l’ancienne.
« Redonner le sourire à la catastrophe – Saisir à pleines mains les enfants victimes de l’avenir ».
Et Kojima Yoshio hurle pour ne pas laisser l’élan retomber : Mauvais élèves, pourquoi ne respectez-vous pas les règles, vous n’aviez pas le droit de toucher, de désobéir aux parents, vous le savez, souillons, petits vicieux indisciplinés, bouts de cadavres ! Yumiko arrive en bout de file. Des sillons de larmes lui dégoulinent des yeux. Elle sanglote. Mais elle sait que c’est pour son bien. La silhouette imposante de Kojima Yoshio, quasiment nue, palpitante de sueur, se dresse comme un démon. Coup de sifflet. Le son ralentit, le monde a l’air de fondre, l’homme frappe de toute la force de son poing, qui vient labourer au ralenti le visage de Yumiko. L’arète nasale est écrasée et s’enfonce dans le crâne, les dents giclent comme des éclaboussures, le poing de l’amuseur, velu, calleux, a remplacé les traits du visage de la petite fille. Puis, lentement, méthodiquement, Kojima Yoshio tourne son poing, tordant la peau et les chairs dévastées. A travers le rideau de douche qui couvre ses yeux ensanglantés, Yumiko peut voir l’homme énorme, bouillant et rouge, hurler de toutes ses forces, crachant des postillons brûlants comme des gouttes de flamme :
OPAPPI !

La scène se brouille ensuite dans un déluge d’images de violence, d’images de sang, collantes, rouges, saturées. Le coeur exsude sa rage, jubilation amère, pensées dures comme des cailloux, méchantes, absolues, des envies de saccage, des lacérations roses.

Dans son âme de lièvre noir, la petite fille rêve de déchirer le monde avec les dents.