« Me
souvenir des morts, collecter l’ivoire, ça me tue. »
J’associe, à tort ou à
raison, mon viol avec la mort de ma mère, dans le temps. Qu’il existe d’autres
liens, sur d’autres plans, dans d’autres dimensions, entre ces deux affaires,
c’est fort possible. Il m’est déjà difficile de dire ce que je crois savoir.
Je
suis allée, il n’y a pas très longtemps, sur la tombe de ma mère. J’ai enlevé
les vieilles fleurs, certainement posées par mon frère aîné ou par mon père,
lors d’une précédente visite familiale à laquelle je n’ai pas été conviée. Mon
père, bien que remarié, n’a pas oublié sa première femme. Où se trouvait à
présent le corps de sa première femme. Il se trouvait là. Pourri sous terre,
les os à vif aussi bien en été qu’en hiver, c’est bien qu’il n’oublie pas. Il
ne peut pas, les enfants lui rappellent à son devoir. Les pères oublieraient
sinon, même si c’est vrai que certains font des efforts. Mais j’ai nettoyé la
tombe, et pour une raison que j’ignore, mon père n’a pas mis sur ce marbre
sinistre les dates de naissance et de mort de ma mère, juste son prénom et son
nom. Comme j’avais faim, je me suis assise sur la tombe, et j’ai croqué dans le
panini que je venais d’acheter juste avant de pousser les grilles du cimetière. Le ciel était bleu avec quelques nuages. Il ne se passait rien de particulier
ce jour-là, à part que je me suis rappelée, comment elle était morte. Elle
était morte en un éclair. Un claquement de doigts. On avait diagnostiqué chez
elle un mal, et ce mal en trois mois à peine l’a emportée, et je n’ai pas eu le
temps de la voir partir ou de lui dire au revoir. Quand je dis « on »
je parle bien entendu des médecins et des docteurs. Mon panini était bon, même
si mon cul avait froid sur la pierre tombale de ma mère. Les fleurs fraîches
avaient de l’allure, elles mettaient en valeur son nom, qui en lui portait
l’histoire de sa naissance jusqu’à sa mort, histoire dont j’étais moi-même un
chapitre vivant. C’est là que deux vieilles femmes qui passaient m’ont
interpellée :
-
C’est une honte de voir ça, qu’est-ce que c’est que ça ? Vous n’avez aucun
respect !
Ce à
quoi j’ai répondu, la bouche à moitié remplie de panini :
-
C’est ma mère, j’ai autant le droit de m’asseoir dessus que vous d’ignorer sa
tombe en passant à côté. Vous devriez avoir honte d’ailleurs, c’était une femme
remarquable.
Les
deux vieilles femmes, interloquées, ont poursuivi sans mot dire leur chemin, le
long de la rangée F, pour atteindre la G, et d’autres personnes, voire des
familles entières, m’ont regardée en train de mâchouiller mon sandwich sur la
tombe de ma mère, mais pas une seule de ces personnes n’a osé m’interpeller
comme les deux vieilles plus tôt. Plutôt, chez ces gens, c’était un
questionnement qui se trouvait dans leurs yeux. Un écureuil est passé le long
de la rangée, il fouillait dans les feuilles, et il a pris le reste de panini
que je lui ai lancé pour le dévorer immédiatement.