Billy
Bob palpa une nouvelle fois la poche pectorale de son uniforme, mais le paquet
de Lucky Strike qu'elle contenait
était désespérément vide. Shit. Plus
une sèche. Et vue l'heure, guère d'espoir de pouvoir en acheter un paquet neuf
une fois arrivé à la caserne. Shit, et
fuck même.
De
dépit, il se mit à jongler avec son Zippo,
le faisant passer entre ses doigts.
Un
nid de poule sur la route fit tressauter le cametare, et tous les GIs assis en rang à l'intérieur, Billy
Bob compris. Il en perdit son briquet qui glissa entre les Rangers de son voisin. Celui-ci, grand dégingandé édenté, lui lança
un sourire mou et narquois.
Billy
Bob pouvait faire un trait sur son feu.
Ça
pissait dehors. Une sale pluie froide de fin d'hiver. La longue et sinueuse
route se déroulait, au creux d'une vallée sombre, emplie de conifères. Billy
Bob jeta un œil à l'extérieur, vers l'arrière, par dessous la bâche, et il se
dit que ces cons d'Allemands avaient eu le nez creux d'appeler cette région
«Forêt Noire». Que des bois et de l'obscurité. Au fond, loin dans la vallée,
Billy Bob entraperçut la lumière du soleil, planqué derrière une couche de
nuages.
Cinq
minutes après, il faisait nuit.
Il
y avait un drôle de bordel quand ils arrivèrent à la base. Au poste de garde, à
l'entrée, sous une pluie qui me semblait guère décidée à se calmer, une nuée de
mectons en imperméables, hurlant en anglais aussi bien qu'en allemand, calepins
à la main. Et les flashs de quelques photographes. Des journalistes. Ils
entouraient un jeune gars en uniforme, un troufion lui-même encadré par la plus
belle brochette de gradés que Billy Bob ait vue depuis qu'il faisait son
service. Billy Bob détailla la scène et reconnut le bleu.
Putain
d'Elvis Presley.
Il
passait sa main dans ses cheveux comme s’ils étaient encore gominés, balançait
son sourire à qui voulait, jouait l'affable. Même avec l'informe uniforme kaki,
il avait l'air sapé comme un dieu.
«
Oh non, pas lui .»
Billy
Bob l'aimait pas, ce putain d'énergumène. Ce minet dont le seul don était de
trembler des pattes comme un chien auquel on gratte le ventre, et
accessoirement de chanter.
Sûr
qu'il allait être chouchouté par les huiles durant tout son service, tandis
qu'eux continueraient à se taper des corvées et des sorties en extérieur comme
celle d'aujourd'hui, dans ce froid de gueux.
Il y en a qui sont nés avec
une cuillère en argent dans la main, juste bon pour lever les couleurs, mais
c'était pas lui, ça. Pas Billy Bob. Il était pas gosse de militaire, pas gosse
de sénateur, pas gosse de riche. Même pas rock-star.
A
la descente du camion, les autres soldats ajoutèrent un peu de vert caca d'oie
à l'amas humain qui entourait le King, tandis que lui rejoignait sa caserne,
sans s'arrêter.
Les
autres ne causaient que de ça, dans les chambrées. Billy Bob s'en foutait, mais
c'était le grand sujet de conversation de la soirée, alors il subissait. Il
prit une douche rapide et tiède, le plus gros de l'eau chaude ayant déjà été
tiré par les autres. Se sapant vite fait, il se dirigea vers le mess. C'était largement l'heure, et il
avait les crocs.
En
traversant la cour, il jeta un œil au loin sur sa gauche, vers l'entrée
principale. Une drôle de cohue entourait toujours le soldat Presley, et ce
petit monde n'avait vraisemblablement pas bougé d'un iota.
Billy
Bob pensa soudain à ce mec, ce gamin qui n'avait même pas son âge et qui était
au cœur de tout ça. Il se demanda ce que ça pouvait faire, d'être Elvis
Presley, d'être constamment le centre des attentions, de devoir toujours
répondre à ces attentions. Il y a de quoi rester stupéfait et déboussolé, face
à tous ces gens, à toutes ces donzelles qui devaient lui tourner autour, aussi
!
S'il
y avait de quoi être jaloux, Billy Bob se disait aussi que ça ne devait pas
être facile tous les jours, et, connement, il se demanda comment ce mec allait
finir : est-ce qu'il casserait sa pipe au faîte de sa gloire, façon James Dean,
ou alors plus tard, plus vieux, et d'une manière plus bête ? Et s’il partait de
sa belle mort, oublié de tous, dans un hospice du fin fond de l'Amérique, où il
serait le seul à se souvenir de sa gloire passée ?...
Plongé
dans ces pensées, Billy Bob n'avait même pas prêté attention à l'ersatz de
dîner qui se déposait mollement dans son assiette : les sempiternelles patates côtoyaient
deux immondes cylindres courbes, dégueulant de cholestérol en devenir. De sales
saucisses, aussi allemandes que la grosse blonde qui les lui servait. C'était
la première fois que Billy Bob voyait ce cageot aux cuisines, sans qu'il eut
pour autant de souvenir précis de ce à quoi pouvait bien ressembler la
précédente, guère plus gironde. Visiblement, ils ne prenaient pas de risque
quand ils avaient a enrôler des filles pour bosser dans une base militaire
pleine d'hommes...
Le
cuistot habituel, sosie de W.C. Fields avec calot, tablier, et accent
germanique, passait justement à côté.
«
Hé, l'interpella Billy Bob, y'aurait pas moyen d'avoir autre chose que de ta
charcuterie ? »
W.
C. Fields lâcha la marmite qu'il portait pour se poster face à Billy Bob.
«
De quoi, cochon d'Américain ? Tu n'aimes pas la Wurst ? » crapota-t-il.
Billy
Bob fit remarquer à l'entêté teuton qu'il lui avait déjà dit dix fois qu'il ne
mangeait pas de viande rouge pour raison médicale, de la même manière que leur
défunt Führer.
Cela
fut donc le onzième rappel. Rageant, W. C. Fields reprit l'assiette de Billy
Bob, et lui en servit une autre, dénuée de saucisse.
« Un
de ces jours, je te découperai en petits morceaux. On verra ce que tu en diras,
de ta viande » grogna le cuistot en tendant son assiette proprement préparée.
Billy
Bob finissait ses pommes de terre, assis seul à sa table, quand le concert de
régurgitations débuta dans le réfectoire. Il y eut tour à tour des bruit de
rots, des interjections, des Holly shit !,
des gargouillis gastriques ou stomacaux, des reflux qui s'amplifiaient en des
spasmes douloureux, les tronches des soldats attablés qui passait en revue
toutes les couleurs de la maladie. Et puis il y eut l'explosion gerbatoire. Un
à un, ils vomirent tout ce qu'ils avaient, à la chaîne, comme des dominos qui
tombaient. Tous, la gueule grande ouverte, se crachant les uns sur les autres,
sur les tables ou à terre, un flux continu de salive, de bile, d'aliments
mâchés et à demi digérés, puis carrément d'aliments digérés, de ceux qui
sortaient de l'autre côté, normalement. Ils vomissaient maintenant leur merde,
leur pisse, puis s'y mêlait du sang, des tripes, de leurs intestins en train de
se digérer eux-mêmes, expulsés du corps par les remous qu'ils avaient créés. Et
ils tombaient, les boyaux déchiquetés, pourris vitesse grand V, vidés de fond
en comble, et clamsaient, recroquevillés en position fœtale, tordus par la
douleur, dans la flaque de ce qui était leurs intérieurs.
Billy
Bob eut la nausée quelques instants. Normal, vu l'ambiance. Mais il fut épargné
par le festival de claquage de peau, et, regardant autour de lui, se rendit
compte qu'il était bien le seul.
« Faut que je sorte d'ici » se
dit-il, d'une logique désarmante, dès que son estomac eut retrouvé toute sa
stabilité. Slalomant le long des tables, entre les flaques aux relents de
bauges à cochons et les cadavres qui y baignaient, il longea les cuisines.
Vides.
W.C.
Fields et la grosse blonde s'étaient évaporés.
Débouchant
dehors, Billy Bob se rendit compte que ça y était la même histoire. L'esplanade centrale était jonchée de mecs agonisant
dans leurs gerbes, fumantes sous la neige fondue qui tombait désormais,
ajoutant à la sensation boueuse de l'instant. Il s'approcha de quelques-uns de
ces contenant kaki qui baignaient dans leurs contenus. Tous était pareillement
cannés. Et pour tous, Billy Bob eut le même sentiment: c'était parce qu'ils
avaient bouffé de ces saucisses.
Un
silence de mort régnait logiquement sur la base. Billy Bob aperçut cependant un
truc qui bougeait, face à lui, dans un des bâtiments de chambrées. Par la
fenêtre, il voyait la silhouette d'un mec qui s'agitait. Un mec encore vivant,
lui. Puis un autre truc bougea, dernière. Billy Bob s'allongea dans la gadoue
neigeuse, ou la neige gadouilleuse, et resta immobile, figé. Se retournant
lentement, il vit deux silhouettes sortir du bâtiment du mess. W.C. Fields et
la grosse Bertha. Ils avaient abandonnés leurs habits blancs de grouillots de
cantoches pour d'autres, gris et autrement mieux coupés, ce qui vu leurs
carrures respectives les boudinaient plus qu'autre chose. Alors qu'ils
passaient sous un projecteur, Billy Bob put détailler ces habits neufs.
Des
uniformes de la SS, ainsi que Billy Bob en avait vus des paquets à la téloche,
étant minot, avec toutes ces histoires de guerre.
Alors
une lueur de phares attira son attention, là-bas devant lui, au niveau de
l'entrée de la base. Un camion passa la barrière, évoluant quelques mètres sur
le tarmac avant de s'arrêter. Puis un autre, puis un troisième bahut. Des
camions civils, aux plateaux et remorques bâchées.
Un
braillement en allemand retentit nuitamment. Alors, des grappes d'hommes en
uniformes gris, pareils à ceux de la grosse et du sosie de comique alcoolique,
descendirent des véhicules, l'arme à la main et le casque sur la hure. L’ersatz
de Wehrmacht commença à s'aligner en rangs parallèles devant l'entrée grande
ouverte. Deux nouveaux phares luirent. Une baleinière berline Mercedes évolua
entre les soldats au garde-à-vous et s'arrêta.
Billy
Bob en avait assez vu. Lentement, il décolla son corps du béton glacé et rampa,
puis trotta, courbé, vers l'autre côté de la cour, vers ce bâtiment où il
voyait, encore maintenant, un zigue s'agiter.
A
la porte du bâtiment, Billy Bob avait piqué son fusil à un planton trop occupé
à faire de l'apnée dans sa gerbe. Et il était entré.
Toutes
les lampes était allumées dans le couloir d'un beige chiasseux, et les portes
étaient toutes grandes ouvertes. Des traces de semelles semblant avoir baigné dans
un contenu de fosse sceptique ponctuait le sol. Du bruit résonna dans une
chambre, juste là. Billy Bob s'approcha, dos au mur, le M1 bien en poigne. Il
se retourna à la John Wayne dans l'encadrement de la porte, le feu prêt à
tirer.
« Oh!
Chill out, mec ! Attention avec ce
truc, c'est dangereux ! »
Le
bleu-bite en face de lui était à peine plus loin que le bout du canon, les
mains en l'air. Doucement, il les baissa, déviant le canon de sa direction.
Billy Bob le considérait, d'un regard noir.
Le soldat Presley. Putain
d'énergumène...
« Qu'est-ce
qu'il se passe ici ? » demanda icelui.
– Okay
» fit simplement Elvis.
Billy
Bob roula des yeux et faisait déjà demi-tour pour longer le couloir,
s'accroupissant à hauteur des fenêtres.
«
Au fait, je m'appelle Elvis.
– Sans
déconner ? Caporal McGee. Mais je t'autorise à m'appeler Billy Bob » lui dit
Billy Bob sans se retourner.
Des
coups de feu retentirent à l'extérieur, puis d'autres encore. Les deux GIs
levèrent leurs regards à une fenêtre pour jeter un coup d'oeil vers les
en-retard-d'une-guerre.
Les
allemands s'étaient déployés en épervier, se trimbalant sur la base, et
s'arrêtant au-dessus de chacun des maccabés pour les gratifier d'une balle dans
la tête. Histoire d'être sûrs qu'ils ne survivent pas à leur ingestion de
saucisses. En tête des exécuteurs en vadrouille, un vieux tout sec dans un
uniforme noir d'officier, impeccable, droit comme la justice, aussi amidonné
que son costard. Sûrement le passager de la Mercedes que Billy Bob avait
aperçue.
« Brillante
brillante les bottes en cuir » murmura Elvis.
Billy
Bob le reluqua sous ses sourcils froncés. Et de commenter ses pensées.
« On
est censés être là pour surveiller les cocos, et qu'est-ce qui débarque ? Des
nazis ! Putain, ça me tue, exprima-t-il.
– On
est jamais tuer que par la mort, bébé. C'est la seul chose qui nous rend facile,
lui fit Elvis, la tronche toujours collée au carreau.
– Hohoho!
T'as vu la Vierge ou quoi?! M'appeler bébé ? T'es à l'armée maintenant, alors
ton numéro de vedette, tu te le carres. »
Elvis
posa son index devant Billy Bob, et, dans un mouvement ample, le fit revenir
devant lui, tout en disant : « Reste cool. Je t'ai appelé Bébé pour Billy Bob.
C'est bien ça ton nom, hein ? Billy Bob. B. B. Voit rien de condescendant
là-dedans, mec.
– T'es
vraiment un putain de weirdo. » souffla
Billy Bob.
« La
gégène. L'armoire électrique de la base. Elle est dans ce hangar. Faut qu'on y
aille si on veut avoir une chance de se tailler d'ici, de trouver des renforts,
et éventuellement de préparer la troisième guerre mondiale. »
C'était
ce que Billy Bob expliquait au rockeur alors qu'ils étaient arrivés à l'autre
extrémité du bâtiment de vie.
Le
hangar en question était à une quinzaine de mètres, séparé d'eux et de la
baraque qui les abritait par une vaste dalle de béton aussi plate et vide que
la vie sexuelle d'un moine.
Et
Billy Bob, après avoir soufflé un « Go ! »
à son acolyte, de foncer, trottant comme un chimpanzé, dos courbé, Elvis
l'imitant juste derrière. Arrivés au hangar, ils longèrent le mur, et d'un coup
de tatane, ouvrirent la lourde du local électrique, libérant le bourdonnement
qui régnait à l'intérieur.
« Je
veux bien te suivre, mais on s'éloigne de la sortie de la base, là, Buddy.
– Avec
les lumières éteintes, c'est moins dangereux... » fit Billy Bob en basculant
une série de levier. A chaque claquement, le bourdonnement électrique baissa
d'un ton, et l'obscurité gagnait du terrain sur la base.
«
Nous y voilà. On s'amuse...
–
Je me sens stupide... commença Elvis.
– Sans
rire ! ironisa un Billy Bob qui n'en attendait pas tant.
– Vraiment.
Un truc comme ça, j'aurais dû y penser ! »
Billy
Bob ne répondit rien, préférant lui faire signe de mettre les bouts.
L'extinction
des feux avait provoqué un certain désordre chez les nazis. Ça courait et ça
hurlait dans tous les sens, et certains, plus malins ou mieux équipés, avaient
trouvé le moyen d'allumer une quelconque lampe tempête ou de poche.
Billy
Bob et Elvis trottaient sans bruit dans l'obscurité et la neige qui glaviotait.
Il se faufilèrent entre les bâtiments et la haute clôture grillagée qui courait
sur toute la périphérie de la base. Soudain, le faisceau d'une lampe, juste
face à eux, les
surprenant. Ça gueulait en allemand. Prenant Elvis par la
poigne, Billy Bob le força à opérer un virage, et les deux soldats de se
planquer derrière un nouveau bâtiment. Dos au mur, Billy Bob fit claquer la
culasse de son M1. Le faisceau de la lampe dansait sur la neige, s'approchait.
Billy Bob sortit, se planta en face du faisceau, lâcha deux bastos, puis revint
se planquer derrière son mur, le temps de voir les pompes et le froc d'Elvis
qui disparaissaient dans une fenêtre ouverte.
« Viens
! » lui lança le King, de l'intérieur. D'un coup d’œil, Billy Bob capta
d'autres lumières s'approcher, et d'un coup d'oreilles, les « splosh-splosh »
de quelque paires de bottes faire de même.
Il
suivit le conseil et se faufila par la lucarne.
A
peine avait-il posé le pied à l'intérieur que la lumière re-fut. Et que les
boches prenaient d'assaut la baraque. Ventre à terre, Billy Bob et Elvis
traversèrent les bureaux qui occupaient ce bâtiment, sautant sur les bureaux,
faisant voler documents, chaises, portes. Billy Bob se retourna, fit feux,
vidant le peu qui restait dans son chargeur. Quand il reprit le cours de sa
fuite, ce fut pour apercevoir Elvis s'écrouler, dans la pièce suivante, cerné
par les uniformes verts-de-gris, et l'imiter après d'être pris un gnon sur la
cafetière. Rideau.
Billy
Bob émergea avec les tempes qui cognaient. Il avait un beau coup de tampon sur
le crâne, et du sang couvrait ses cheveux coupés ras. A côté de lui, Elvis,
émergea, aussi sonné.
« Wouah
! La dernière chose dont je me souvienne, c'est que je courais vers la porte.
Je devais trouver le chemin du retour pour revenir à l'endroit où j'étais
avant... élucubrationna Elvis.
– Ouais...
Restes calme, ça vaudrait mieux » lui répondit un Billy Bob dubitatif.
Il
se redressa, chancelant, et chercha à tâtons un indice quelconque. Le sol était
froid et poussiéreux. Il faisait aussi noir que dans le cul d'un d'un singe.
« Où
est-ce qu'on est ? » demanda un Elvis qui peinait à se redresser.
Ce
fut l'obscurité qui lui répondit, avec un accent allemand à couper au couteau:
« Dans
un hôtel d'où on ne peut pas partir. »
Et
l'instant d'après, théâtralement, le plafonnier s'alluma d'un coup, éblouissant
les deux soldats, et révélant le propriétaire de la voix germanique. C'était le
vieux en uniforme noir que Billy Bob avait aperçu plus tôt. Il frôlait les deux
mètres, casquette comprise, et était aussi sec qu'un Afrika Korp en pleine
débandade. Derrière lui, une poignée de ses soldats l'encadraient, ainsi que le
mastodonte de la cantine, large à faire craquer les coutures de sa veste.
«
Permettez-moi de me présenter, commença le vieux. Je m'appelle Heinrich
Arschloch ; je suis un homme de goût, et fortuné...
– J'en
ai rien à carrer de qui tu peux bien être » lui rectifia Billy Bob. Avant de se
faire lui-même rectifier d'un coup de crosse. Et de continuer, la gueule en
sang. « Tu viens de t'attaquer à la première armée du monde, et tu te pointes
avec un costume de perdant. C'est pas ce que j'appelle avoir du goût, et encore
moins du bon sens. »
Un
nouveau coup de crosse le fit se taire.
« Certes,
nous avons perdu une guerre, prit la peine de répondre Arschloch. Toute
supérieure qu'elle soit, la race aryenne s'était laissée aller à sa sauvagerie.
Je le reconnaîs ! Nous nous sommes montrés trop... enthousiastes. Mais le
destin nous appelle de nouveau. En tant que vrais enfants de la nature, nous
somme nés, nés pour être sauvages, mais nous allons apporter la vraie civilisation
à ce monde, et nous allons voler si haut, et ne jamais mourir ! »
Derrière
lui, la grosse fit claquer la cellulite de ses mains en un applaudissement
flasque.
« Et
vous commencez par des saucisses empoisonnés ? Pas mal, comme ''vraie
civilisation'', intervint Elvis.
– Ja. Je reconnaîs que la méthode manque
de... raffinement, admit le nazi. Mais force est de constater que les microbes
de Herr Doktor Mengele ont parfaitement rempli leur office ! Sauf
pour vous deux, évidemment. Vous ne mangez pas de saucisses ? Keine Wurst ?
– Moi
je mange des bonbons avec mon porc aux fayots » lâcha laconiquement Elvis. Tous
le reluquèrent avec une mine de dégoût. Et d'ajouter : « Je fais ce que je
veux, non ? »
La
grasse greluche à croix gammée dressa un knack orné d'un ongle qui s'avéra être
son index. Elle réclamait la parole, ou du moins l'attention de son sec
supérieur. Et de venir lui souffler quelques mots à l'oreille. Les deux côté à
côte faisaient penser à Laurel et Hardy...
« Ja » reprit à haute voix Arschloch après
avoir soufflé quelques mots en retour à Miss Tonneau. « Ainsi que me le
rappelle ma chère fille, il s'avérerait que l'un de vous deux soit une grande
vedette ? »
A
peine passé l'étonnement d'apprendre que Hardy soit la fifille de Laurel, Billy
Bob se dit qu'il aurait dû le sentir venir: Sa notoriété allait sauver la mise
à Elvis, tandis que lui irait rejoindre le reste de la base sur la grand-route
pour l'enfer...
« Okay,
okay, avoua Elvis. Je suis Elvis Presley. Et lui c'est mon assistant personnel,
Billy Bob. Je ne serais rien sans lui. »
Billy
Bob en était comme deux rond de flan. Il ne savait pas s’il devait mettre une
pêche à Elvis ou lui rouler une galoche. Dans le doute, il se contenta de
surveiller que les boches ne relèvent pas la supercherie. Ça discutaillait sec
du côté allemand, et, sans rien dire au deux GIs, Arschloch, sa fille et une
partie de leur garde rapprochée sortirent, laissant les deux américains en tête
à tête avec deux plantons allemands. La porte métallique claqua.
« Je
vais tenter quelque chose... souffla Elvis aussitôt après.
– Tu
vas... ? s'interposa Billy Bob, contenant à peine sa voix basse. Tenter quoi ?
Tu crois quoi, soldat Presley ? Que ta célébrité va nous sortir de là ?
Vraiment ?
– T'es
pas obligé de me croire, Buddy,
répondit Elvis, mais il n'y a pas de hasard. Si on est encore ici tout les
deux, c’est parce qu'il faut qu'on fasse quelque chose.
– Ah,
parce que c'est ton destin, je vois ! fit un Billy Bob qui ne se contenait
plus. Parce que t'es une star, tu es forcément supérieur, plus malin, plus
courageux ! Tu ne peux que te conduire en héros !
– Ruhe ! coupa un des gardiens.
–
Toujours si fier et sûr de toi ! continua Billy Bob. Je vais te dire, Elvis : on
n’aurait pas eu le Quatrième Reich Nazi qui débarquait, je t'aurais déjà foutu
mon poing dans la gueule !
– Ruhe ! »répéta la sentinelle,
argumentant son interjection d'un coup de crosse qui fit cracher un dent à
Billy Bob et le réduisit au silence.
Quelques
minutes passèrent, dans un silence des plus complets. Arschloch était repassé,
histoire de leur annoncer qu'ils allaient peut-être être retenus comme otages,
peut-être fusillés à l'aube. Bien que dirigeant toutes les opérations, il
n'était apparemment pas le seul maître à bord...
Billy Bob crachait rouge, assis
en tailleur, et avait déjà bien salopé son uniforme. Elvis, assis par terre, ne
bougeait pas, et les deux SS faisaient de même.
Alors,
doucement, sans prévenir, il se leva, et commença à interpeller les soldats,
dans un allemand impeccable. Et d'entamer avec eux une discussion à bâtons
rompus, comme s’ils buvaient le coup en plein Oktoberfest, dans une langue de
Goethe à laquelle Billy Bob ne bitait rien. Elvis qui causait en allemand !...
Il
ne bitait toujours pas lorsque celui-ci, tout en palabrant, s'approcha des
soldats, annihilant toute méfiance de leur part, et leur sauta soudain dessus,
déviant le canon de la MP40 du premier vers le second, le tuant d'une rafale,
puis redressant cette même arme sous le menton de son propriétaire, faisant résonner
la pièce d'une nouvelle volée de balles qui traversèrent verticalement le crâne
du SS, faisant tinter les dernières contre son casque dans un bruit de
casserole.
Le
nazi tomba comme un sac, la tronche vidé façon citrouille d'Halloween, et Elvis
se retourna, sa gueule d'ange maculée de sang. Billy Bob était encore assis,
éberlué.
«
On y va ? » lui fit-il après avoir ramassé les deux mitraillettes. Billy Bob ne
sut pas lui répondre autrement qu'avec un hochement de tête. Il saisit la MP40
qu'Elvis lui balança, et ils sortirent. Un troisième SS poireautait à
l'extérieur, qui rejoignit ses ancêtres et la famille des invertébrés après que
le King, lui chopant le tarin par derrière, ait fait de la compote avec ses
cervicales.
La
fusillade dans la pièce n'avait pas l'air d'avoir éveillé trop de soupçons. Des
coups de feux résonnaient toujours sur la base, les exécutions de poseurs de
gerbes continuaient. Près du bâtiment de commandement, à l'autre bout, un
attroupement entourait les quelques marches du petit perron. Arschloch était
debout, sous une lanterne, surplombant ses troupes, les arguant :
« Die Scham fiel auf ihre seite ! Wir können sie schlagen für alle zeiten
! Dann sind wir Helden für diesen Tag! Dann sind wir Helden ! »
Les
gars recueillirent ces encouragements en gueulant à leur tour. Pour eux,
c'était la fête du slip, visiblement. Convaincus d'avoir déjà gagné la partie,
qu'ils étaient.
Elvis
et Billy Bob les observaient, dans la pénombre, accroupis près d'un
baraquement.
« L'arsenal,
l'armurerie. C'est où ? » demanda Presley.
– Le
deuxième bloc de bâtiment sur notre droite » répondit Billy Bob.
Elvis
trottait déjà vers la direction indiquée.
« Attends
! le retint son compagnon. Tu veux faire quoi ? On est que nous deux !
Réfléchis : il doit bien avoir un moyen de sortir. Avec toute cette confusion,
ils n'ont pas pu mettre de relève. En longeant la tour de garde...
– Je
te l'ai dit, Billy Bob, coupa Elvis. C'est pas un hasard si on est là, toi et
moi. On a un rôle à jouer dans tout ça, une mission à remplir. Et on va s'y
tenir.»
Il
ne laissa pas le temps à Billy Bob de lui répondre quoi que ce soit, ayant déjà
repris sa course.
Une
sentinelle gardait l'entrée de l'arsenal. Discret comme un chat, Elvis
l'égorgea, la saignant par derrière à l'aide d'un poignard qui n'avait rien de
réglementaire, et qui avait vraisemblablement échappé à la vigilance de leurs
geôliers quelque temps plus tôt. Ils pénétrèrent dans le bâtiment après
consentement de la porte.
A
l'intérieur, c'était l'arbre de Noël du deuxième amendement. Sur des dizaines
de mètres de rayonnage, tout ce que l'US Army proposait en guise de joujoux qui
faisait ''boum'' se trouvait exposé. Billy Bob n'avait jamais passé le guichet,
le comptoir où on leur fournissait ponctuellement leurs armes et leur
munitions. Il était stupéfait. Elvis, lui, déambulait là-dedans comme s’il
était coutumier de la chose, faisant ses courses en bonne ménagère, choisissant
avec soin tout ce dont il jugeait avoir besoin. Sans un mot.
« Bon,
Elvis, faut que tu m'expliques maintenant, trancha Billy Bob. T'es qui, en fait
? Tu dis que c'est pas un hasard si on est là, alors expliques-moi, si t'es si
bien informé. Pourquoi t'es là ? »
Elvis
lui fit la tronche du mec qui ne comprenait pas, puis enchaîna, tout en continuant
ses emplettes:
« Je
suis le fils réchappé de la bombe A, je suis un garçon oublié du monde.
– Ouais,
bien sûr ! T'es surtout censé n'être rien d'autre qu'un putain chanteur qui
vient faire son service militaire ! Et voilà que tu tailles le bout de gras en
allemand comme si t'étais né à Berlin, que tu te dézingues du bad-guy par paquet de douze et que
maintenant tu te la joues expert en armement comme si t'avais fait tes classes
avec Patton ! Tu m'expliques, oui ou merde ? »
Elvis
se tourna vers lui, le fixant avec une froideur qu'il n'aurait jamais imaginé
dans le regard du rockeur.
« Je
suis celui qui cherche et détruit. Si je t'en dis plus, je serai obligé de te
tuer. »
Malgré
le côté cliché de la réplique, Billy Bob ne moufta pas. Le silence tomba,
seulement interrompu par le claquement du couvercle d'alimentation de la grosse
mitrailleuse M60 qu'Elvis portait maintenant, le bipied pendant en l'air.
Les
boche semblaient s'agiter quand ils sortirent de l'arsenal. Ils avait dû
trouver la geôle vide et repeinte à la cervelle laissée par Elvis.
« Finden sie und töten sie ! teutonnait la
voix d'Arschloch.
– Kommen, you fuckers ! » hurla Elvis en
retour, attirant alors à lui l'attention des allemands.
Et
d'avancer en plein dans la lumière d'un projecteur, au beau milieu du tarmac.
Et
de balancer une première volée de grenades, déclenchant une série d'explosions
tout autour de lui, faisant voler indistinctement neige, boue et morceaux
d'allemands. Billy Bob, timidement, restait sur le pas de la porte, abasourdi
par le spectacle.
Elvis
était planté au milieu de la cour, bien campé sur ses guibolles, dans un rond
de lumière immaculée. Une vraie posture de scène, se dit Billy Bob. Son nouveau
spectacle, son et lumière ! Sauf qu'il avait troqué sa gratte et son micro
contre une sulfateuse gros modèle et une ceinture chargée de grenades à main,
et qu'il mitraillait à tout va. Le tonnerre et les éclairs. Les SS arrivaient
de partout pour mieux gicler en petits morceaux, pour mieux se faire scier en
deux dans le sens de la largeur, tandis que lui, au milieu, restait
imperturbable, arrosant méthodiquement d'une volée de plomb ou d'un petit
ananas dégoupillé le moindre mouvement suspect. Une vraie Valkyrie, les couilles en plus.
Dans
un claquement, la M60 cessa de cracher le feu, laissant en suspens le
déchiquetage d'un petit gars de Berlin. Enrayée. Le canon surchauffé fumait et
rougeoyait dans la pénombre, ça sentait le soufre et la barbaque. Elvis laissa
tomber le capricieux engin de mort, et se saisit des exemplaires modèle
fillette qu'il portait en bandoulière sous la forme de deux Thompsons à
chargeur camembert.
«
Suis-moi ! » hurla-t-il en direction de Billy Bob, lequel obéit.
Courbés,
arrosant les quelques inconscients qui tentaient encore d'approcher, Elvis et
Billy Bob Traversèrent un bout de cour, et se planquèrent derrière une Jeep,
chacun à un essieu, le cul engeluré dans la neige fondue.
«
Le sac » ordonna Elvis. Billy Bob lui tendit la besace de grenadier, pleine ras
la gueule de munitions, que celui-ci lui avait confié avant de sortir de
l'armurerie. L'autre côté de la Jeep se faisait consciencieusement transformer
en passoire par les nazis, Billy Bob tirait une rafale en réponse pour la
forme. Elvis fit le plein.
«Hé
! Maintenant que tu nous a fait ton numéro, il faudrait peut-être penser à
essayer de sortir d'ici vivant, proposa Billy Bob.
–
Pas maintenant, lui répondit Elvis. Pas avant d'avoir mis la main sur Arschloch
et sur un échantillon de leurs armes biologiques.
–
Leurs armes...? balbutia Billy Bob. Tu veux aller piquer une saucisse ?
–
Affirmatif, répondit simplement Elvis. Le mess, c'est le bâtiment en face,
c'est ça ? Balance une grenade. »
Billy
Bob fit voltiger un pétard à clous en direction de la poignée de boches qui
s'évertuaient à démonter leur cachette en tirant dessus, et s'élança. Dans le
même élan, Elvis mitrailla dans la trajectoire de l'engin, le fit péter,
transformant les verts-de-gris à proximité en steak tartare sauce au plomb.
Puis ils tracèrent vers les murs barrés de briques rouges du réfectoire.
Un
frisson tenace au fond d'eux, pistolets hurlant, ils couraient dans la
grisaille infinie. Les blessures endurées testaient leur orgueil. Soudain, cinq
hommes, toujours en vie dans l'embrasement furieux, devenus fous d'une douleur
qu'ils connaissaient certainement. Les deux GIs leur sonnèrent les cloches,
tintant la neige de leurs tripes.
Le
réfectoire empestait toujours le dégueulis. Les calanchés du souper jonchaient
encore le sol de leurs dépouilles et de leurs régurgitations. Prenant à
l'inverse toute bonne procédure de sécurité, Elvis et Billy Bob bloquèrent
toutes les issues avant que le reste des nazis au dehors ne leur tombent
dessus.
« C'est
peut-être pas la meilleure idée du monde que de s'enfermer, non ? » fit
remarquer Billy Bob.
Elvis
ne releva pas, et demanda expressément la direction des cuisines. Ils s'y
dirigèrent.
L'inox et le carrelage blanc
façon laboratoire à bouffetance contrastait avec le jaune pisse des murs. Mais
il y avait plus désagréable à l’œil. Telle un tonneau habillé par Hugo Boss, la
barbare baderne de Bavière occupait l'espace de son enflée silhouette. Coincée
entre deux plans de travail, gantée de caoutchouc, elle enfournait les saucisses,
objets du délit et pièces à convictions en devenir, dans un sac en papier aussi
adipeux qu'elle.
Voyant
les deux Américains, elle s'interrompit dans sa tâche, et, retirant ses
préservatifs à mains, commença à borborygmer dans la langue de Goethe et d'Adenauer,
en direction d'Elvis. Puis de lui répéter « Komm
! Komm !».
Elvis
lui répondit, dans le même idiome, et, tout en parlant, commença à se délester
de tout son barda.
« Tiens-moi
ça et surveille les issues, fit-il à Billy Bob en lui tendant une de ses mitraillettes.
J'en ai pour une minute.
– Attends,
à quoi est-ce que...? » Billy Bob laissa tomber sa question, se concentrant sur
sa mission qui consistait à balancer tout ce qu'il pouvait trouver afin de
barricader les portes.
Elvis
s'arqua sur ses jambes, en position de défense. La grosse s'était également
débarrassée, et tous deux se faisaient maintenant face, à un mètre ou deux de
distance, dansant d'un pied à l'autre, se jaugeant, tel des catcheurs. Ou
plutôt tel un lutteur grec et une sumotorie.
« Je
bouge comme un chat, je charge comme un bélier, je pique comme une abeille. Je
suis ton homme, bébé ! » lui fit Elvis.
Alors
l'ignoble demoiselle s'élança, dans un râle. Le King encaissa l'impact, la
retint, la tronche embourbée dans les bourrelets. Elle poussait, cherchait un
point d'accroche, là où lui n'en avait que trop. Sa grosse paluche descendit,
et attaqua la rock-star par les valseuses. Elvis répondit à ce coup bas en
expédiant un coup de boule avec recommandé à l'obèse, qui se répercuta par vague
sur ses bajoues. Puis il lui administra un magistral bourre-pif, avant de lui
malaxer la cellulite à coups de poings. L'énorme chancela, tenta de répliquer,
mais Elvis esquiva et, profitant du déséquilibre du poids-lourd, prit le risque
d'un tassement de vertèbres qui le condamnerait au nanisme et, prenant le
mammouth à l'encolure, exécuta un German
Suplex des familles.
La
grosse vola, tel un Zeppelin, la grâce en moins, la graisse en plus. Et elle
atterrit, dans un séisme. Échouée, incapable de se relever, la demoiselle
crachait, faisant le tri dans l'émail qui lui encombrait la bouche entre les
morceaux de carrelage que le choc avait décollé et ses dents.
Elvis
était déjà au dessus d'elle.
« Où
est Arschloch ? Wo ist Arschloch ? interrogea-t-il.
–Ich weiss nicht. Er geht weg » s'obstina à
répondre la matrone.
Une
paire de baffes fit onduler son triple menton. La réponse restait la même. De
surcroît, elle ouvrit les vannes, chialant tout ce qu'elle pouvait, rendant son
baratin germanophone plus inintelligible encore à force de reniflages.
Des
détonations, des coups et des cris résonnèrent à l'extérieur.
« Va
falloir penser à abréger, Presley. » lança Billy Bob, inquiet.
Elvis
se redressa dans un « Ouais », récupéra le sac en papier sur la table en inox
et, piochant une saucisse du bout des doigts, revint au dessus de la grosse
pour lui balancer au dessus du museau.
« Nein ! Nein ! Bitte ! Bitte ! réclamait la grosse.
– Fait:
Aaaah. » lui ordonna Elvis. Hésitante, elle obéit dans un gémissement, et il
lui déposa la charcuterie empoisonnée dans la gueule.
« Ruhig, okay ? » ajouta-t-il avant de
faire le tour de la cuisine, ouvrant en grand les brûleurs de chaque gazinière.
Billy Bob attendait, portant déjà leurs bardas.
« On
a une issue ? demanda Elvis.
– Par
la réserve, fit Billy Bob. La porte est discrète, vue de l'extérieur, et je
n'ai pas entendu de bruit jusqu'à maintenant. »
Sans
un mot, ils disparurent dans un sombre corridor, et débouchèrent à l'extérieur.
Pas un chat.
Dans
les cuisines, les portes donnant sur le réfectoire cédèrent aux assauts des
soldats.
« Attends
! » souffla Elvis à Billy Bob. Celui-ci lui retint la porte, et le King balança
une grenade qui rebondit tout le long du couloir, jusque dans la salle pleine
de fridolins. Un « Scheisse » plus
tard, l'explosion secouait tout le bâtiment.
Elvis
et Billy Bob s'étaient éloignés.
« C'était
bien la peine, pour un sac de saucisses. T'aurais pu te contenter de lui faire
sauter le caisson, fit remarquer Billy Bob en contemplant l'incendie.
–
J'ai fait ça à ma façon, répondit Elvis.
– Ouais.
Comme d'habitude, quoi.»
Longeant
l'enceinte de la phase, à l'écart des projecteurs, Elvis et Billy Bob
s'approchèrent de l'entrée sans trop de problème. Les nostalgiques de Tonton
Adolf avaient tendance à devenir une espèce en voie de disparition, et la
plupart d'entre eux préféraient aller jouer les badauds près de l'incendie.
Quelques
grenades sous les châssis firent sauter les trois bahuts, quelques bastos dans
le buffet neutralisèrent les soldats les surveillant.
La
Mercedes noire d'Arschloch était encore là, abandonnée sans surveillance.
« Il
serait parti à pied, l'animal ? demanda Billy Bob.
– Pas
grave, on l'aura une autre fois », lui répondit Elvis en s'installant au
volant.
Billy
Bob rejoignit la place du mort, balançant leurs affaires à l'arrière.
« Tu
sais conduire ce genre d'engin ? interrogea-t-il en claquant la portière.
– C'est
guère différent d'une voiture américaine, Buddy
» lui répondit Elvis tout en forçant le Neiman de la bagnole avec un gadget
sûrement sortit de sa panoplie d'espion à la petite semaine. « J'en ai acheté
une de la même marque, une 300SL. Une vraie balle, avec des ailes de
papillon... » Tripatouillant son bidule, il finit, d'un coup sec, par mettre le
contact, et écrasant l'accélérateur, propulsa la voiture vers l'entrée de la
base. Deux SS se jetèrent alors sous ses roues, armes aux poings, et Elvis ne
se fit pas prier pour leur rouler sur le râble, usant vraisemblablement de la
petite étoile surmontant la calandre comme d'un viseur.
Le
pare-choc de la Merco étant ainsi déjà esquinté, Elvis n'eut aucun remord à le
défoncer plus avant contre le portail resté fermé.
La
caisse tressauta, le portail pivota sur ses gonds, et Billy Bob faillit faire
connaissance avec la boîte à gants.
« La
ville la plus proche ? interrogea Elvis dans la foulée.
– Friedberg,
juste à côté. A droite, répondit Billy Bob, semblant causer dans le vide vu le
silence qui suivit.
– Non,
grimaça Elvis après réflexion. Mauvaise idée. Réfléchis : leur plan était trop
bien organisé. Ils savaient, à Friedberg ; ils étaient au courant, d'une
manière ou d'une autre, et en haut lieu. La plus grande ville à proximité ?
– Francfort
est à trente bornes. A gauche.
– Parfait.
J'ai l'adresse d'un contact là-bas. Here we
go » fit Elvis en écrasant le champignon.
Les
essuie-glaces valsaient sur le pare-brise, la nuit se déchirait devant les
phares. Elvis jouait les Fangio avec un certain talent, et bien qu'ils n'eussent
encore parcourus que quelques hectomètres, Billy Bob se surprit à se dire que
les conneries étaient terminées pour la soirée.
Le canon d'un Luger P08 se
posant sur la nuque d'Elvis foutut ses espoirs en l'air.
«
Retourne-toi, Beethoven ! » fit la voix d'Arschloch. Le vieux nazi s'était
planqué, allongé sur la banquette arrière, et n'avait pas moufté quand les
américains lui avaient emprunté sa bagnole.
« Allez, regarde-moi quand je
te tue, ajouta-t-il.
– Fuck you ! » répondit Elvis en donnant
soudain un grand coup de volant sur la gauche. La voiture traversa toute la
largeur de la route, et partit en tête à queue. Arschloch, surpri,
déséquilibré, tira au pif. La bagnole fonça droit sur un fossé et, tapant de
côté contre une murette mal placée, partit en divers tonneaux et autres figures
non répertoriées par le code la route. Roulant dans le talus, la tôle se
tordit, s'écrasa, des bouts de verres, des brins d'herbes sèches, de la neige traversèrent
l'habitacle en tous sens. Dans un dernier choc, la caisse se stabilisa au fond
du ravin, le toit dans un ruisseau, se remplissant d'une flotte glacée.
Billy
Bob rampait, grimpait sur la berge détrempée, tentait de se faufiler hors de la
carcasse. Il faisait nuit noire, seul la bancheur de la neige étendue dans le
champ adjacent donnait un poil de lumière au paysage.
A
peine était-il sorti qu'un coup de botte dans le bide le fit rouler dans le
pré. Arschloch était là, debout, fringuant. Un nerf de bœuf déguisé en humain.
Il n'avait guère perdu que sa casquette dans l'accident.
« Schweinkopf d'américains! râla-t-il. Incapables de respecter
l'ordre, l'autorité, la hiérarchie ! Incapables de rester à votre place ! » Et
il ponctua son discours d'un nouveau coup de godasse dans la panse. « Nation de
truands, de voleurs, de juifs !
– Attends
que je me relève, tu vas voir...» grinça Billy Bob, à quatre pattes.
Arschloch
lui décocha un nouveau coup de tatane et ricana.
« Que
tu te relèves ? En 1918, est-ce qu'on nous a laissés nous relever? En 1945,
est-ce qu'on nous a laissés nous relever ? Nein
! »
Ce
fut au tour de Billy Bob, encore plié de douleur, de ricaner, les paumes contre
les genoux.
« Ben ouais ! Quand je te
disais que t'avais des fringues de perdant... »Il se redressait lentement,
s'étirait.« …Maintenant, je suis debout. Viens te battre, bitch ! »
Arschloch,
laissant tomber les phrases sentencieuses pour se laisser aller au bourrinage,
se jeta sur lui. Les grandes élingues qui lui servaient de bras lui donnaient
de la détente, mais Billy Bob esquiva les coups, et fonça tête baissée dans la
cage thoracique du dégingandé, qui fit « Oumpf ! »
Arschloch
recula de quelques pas, et se campa correctement sur ses cannes. Tordu par la douleur,
il était enfin à portée des poings de Billy Bob. L'Allemand goutta à ses
phalanges droites, puis aux gauches. Arschloch tapa de nouveau dans la rate, Billy
Bob lui lui fit remonter les glaouis d'un coup de pied bien placé. Et encore un
bourre-pif. Le nazi tituba, un nouveau coup de latte le fit basculer, rouler à
terre, la tronche dans la boue, le nez qui pissait. Il peinait à se redresser.
Un cocard à chaque œil, ça lui faisait une tronche de panda anorexique.
« Alors
? Tu vas pas nous abandonner comme ça, non ? le chauffa Billy Bob. Regarde-toi !
T'as du sang sur la tronche, tu te fais honte, alors que t'as voulu planter tes
bannières partout ?! Debout si t'es un homme ! Je vais te secouer ! »
Arschloch
se relevait, furax, la bave aux lèvres. Il allait foutre sa pâté à l'Américain,
lui faire bouffer ses dents. Dans un grand cri de rage, il se jeta sur lui.
Une
détonation le coupa dans son élan, lui arrachant accessoirement la moitié de la
gueule. Il s'écroula, mort.
Billy
Bob resta un instant interdit, puis se retourna. Elvis était allongé, près de
la bagnole, le Luger tendu vers eux. Une tâche noire souillait son uniforme au
niveau du ventre. Il laissa tomber son bras et le flingue dans la neige.
« Ça
va ? s'inquiéta Billy Bob.
– Une
balle dans le foie. Ça fait un mal de chien et j'en ai pu pour longtemps,
répondit Elvis.
– Sans
déconner ? Tu t'es ouvert en deux pour en être sûr ?
–
Me fais pas chier, Billy Bob. J'ai des bases en médecine traumatique, c'était
dans ma formation... » Il soufflait, respirant difficilement. « Écoute-moi
bien: dans la poche de mon treillis, il y a un papier, avec une adresse à
Francfort, expliqua Elvis. Tu récupéreras les saucisses dans la voiture, et tu
iras là-bas. Tu leur raconteras tout. Absolument tout. Ils s'occuperont de la
sui... »
Une
grimace de douleur l'empêcha de finir sa phrase. Sa poigne attrapa le bras de
Billy Bob, le serra, fort. Il le regarda dans les yeux, avec ce même air de
benêt qu'il avait parfois sur les pochettes de ses disques. Il sourit.
«Je
repense à cette chanson... commença-t-il. J'écris les paroles, comme elles me
sont venues... J'ai pas la mélodie... » et de commencer à réciter : « When you've been in a desert for too long,
you're wondering who is it for, all those slightly fake rules, of this game you
have to play, with blindfolded eyes... »
Il
coupa son récit, sa voix devenant rugueuse, étouffée, et une quinte de toux le
secoua, comme autant de spasmes.
« Je
ne comprenais pas ces paroles, ce qu'elles voulaient dire, mais... Après tout
ce qui s'est passé ce soir... Cette histoire... Et tout qui devient de plus en
plus sombre,... que je me sens en train de toquer aux portes du Paradis, je
comprends ces paroles, leur sens m'apparaît, limpide, clair... J'ai été content
d'avoir été avec toi, d'avoir traversé ce bout de désert avec toi, Billy Bob. »
Son
visage se crispa en une grimace. Puis la pression de sa main se fit moins
forte, ses traits se détendirent. Dans un dernier souffle, il lâcha le bras de
Billy Bob.
Celui-ci
resta un instant interdit. Elvis Presley était mort.
Le
gravillon crissait sous sa semelle.
Un
soleil rouge s'écroulait là-bas devant lui. Billy Bob marchait, son barda sur
l'épaule.
Il
palpa de nouveau la poche pectoral de son uniforme, mais le paquet de Lucky
Strike était toujours aussi désespérément vide. Et il n'avait pas remis la main
sur son Zippo.
Il
avait soif aussi, pour arranger le truc.
Il
marchait encore. Le bitume se déroulait, rectiligne, au milieu de prés en
friche, de grandes herbes jaunes, cramées par le soleil. A perte de vue.
C'était
bien beau d'avoir été muté pour être au pays, bien beau d'avoir une permission
pour rentrer au bercail. S’il n'y avait pas de bus pour l'emmener...
Un
reflet. Une forme, loin devant lui, se découpant dans la lumière crépusculaire.
Comme un mirage prenant corps.
Billy
Bob devina la silhouette d'une voiture. Une tronche de poisson-chat, collée à
l'avant d'une carrosserie interminablement longue. La Lincoln Continental noire
ralentit à sa hauteur, roula quelques mètres, puis fit une large embardée, les
roues dans le bas-côté, un demi-tour qui faisait figure d'acrobatie vu le
gabarit de l'engin, pour venir se poser comme une fleur juste à côté de lui.
La glace latérale arrière
descendit se cacher dans la contre-porte, et révéla une tête de bulldog humain,
habillé en costume cravate.
« William
Robert McGee ?
– Ouais.
Mais je préfère qu'on m'appelle Billy Bob, répondit Billy Bob.
– J'aimerais
vous posez quelques questions sur ce qui s'est passé à Friedberg, Allemagne,
Billy Bob. » Le gars ne lâchait pas son regard, ne cillait pas. Ça foutait
Billy Bob mal à l'aise, mais il se reprit. Fallait pas flancher face à ce mec,
il le savait. Il l'avait reconnu.
« Ça
dépend, monsieur J. Edgar. C'est un truc que j'ai déjà raconté pas mal de
fois... » Billy Bob était assez content de lui, de ne rien laisser paraître.
« Oui,
mais cette fois, je voudrais que vous me le racontiez à moi, directement. C'est
pour ça que je me suis déplacé, lui répondit le patron du FBI.
– Ça
ne ferait aucune différence, et je sais que je pourrai toujours essayer...
– Ça
ne ferais aucune différence, oui, le coupa Hoover, mais vous feriez mieux de
vous y tenir, d'en avoir besoin, et d'en user jusqu'au jour de votre mort.
– De
quoi est-ce que vous causez ? » demanda Billy Bob en se disant que, pour le
coup, Hoover parlait drôlement. Comme Elvis, en fait.
« Je
vous parle de l'histoire, Billy Bob. De celle que vous allez me raconter, de ce
que je vais en retenir. De ce qu'Elle, l'Histoire, va en retenir. L’Histoire,
ainsi que je vais l'écrire. »
Billy
Bob poussa un soupir. J. Edgar Hoover ouvrit la portière et translata sur la
banquette, libérant une place.
« Y
aurait pas moyen d'avoir une clope, par hasard ? demanda Billy Bob.
–
Je peux arranger ça. Aussi » lui répondit Hoover.
Et le caporal McGee, seul témoin de la mort d'Elvis Presley, de s'engouffrer dans la berline, qui redémarra aussitôt.
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