Battle Royale
Il paraît que j’ai fait médecine,
Pourtant la médecine a commencé par me défaire.
Faire médecine, c’est en premier lieu faire violence.
La
voie royale menant aux ors du doctorat récompense moins le dévouement
que la domination. Tout au long du cursus, et même au-delà, la
compétition prime sur la compassion, la performance prévaut sur la
compétence, l’ambition écrase la vocation, le prestige oblitère le
sacerdoce. Et sous prétexte d’une saine émulation, les professeurs
entretiennent la rivalité entre étudiants, dans une ambiance de guerre
perpétuelle. Ainsi va le dressage des chiens de combat, dès leur plus
jeune âge.
Au crépuscule du deuxième millénaire, dans la noire
Faculté des Merveilles, la lutte entre postulants à la blouse blanche se
jouait à coups non pas de crocs blancs mais de crayons gris. Le champ
de bataille : des grilles de QCM. De simples croix faisaient et
défaisaient des carrières, des milliers de destinées tenaient tout
entières dans de vulgaires mines de graphite. Chaque case dissimulait
potentiellement un piège mortel, un aller simple pour les oubliettes (en
l’occurence : la fac de bio), aussi les croix non tracées
s’avéraient-elles aussi importantes que les croix tracées. Chaque coup
de crayon, chaque gommage, était un acte de foi. Pour survivre, il
fallait en revanche se montrer sans foi ni loi, et ne pas hésiter à
tirer une croix sur la concurrence.
Un pacifiste allergique à
l’esprit de compétition ne pouvait-il donc pas « réussir médecine » ?
L’ascension vers l’Hôpital d’Or nécessitait-elle de piétiner ses
congénères ? La seule chose sur laquelle j’ai tiré une croix durant mes
études, c’est mon amour propre. La seule personne que j’ai écrasée,
c’est moi-même.
Du haut de mes 18 ans, je me refusais benoîtement à
considérer mon voisin ou ma voisine d’amphithéâtre comme un rival (je
partageais mes nouilles avec le premier et me consumais d’un amour non
réciproque pour la seconde). Toutes et tous n’étions pas ennemis mais
victimes d’un système de sélection aveugle et non-sensique, basé sur des
critères excluant strictement l’empathie et l’intelligence. Au fil des
mois, les candidats pourvus de ces qualités tombèrent naturellement
comme des mouches, ils s’éteignirent sans livrer bataille, emportés par
le darwinisme universitaire. Inutile d’écraser qui que ce fût : il
suffisait d’attendre.
Au bout du chemin de briques jaunes, seuls
restèrent en lice les idiots savants et les machines à apprendre. Pour
qui n’appartenait spontanément à aucune de ces catégories, la survie
passait par une refonte cognitive radicale. Mais un changement si
profond ne se réalise pas d’un coup de baguette magique...
Il paraît que j’ai fait médecine,
Pourtant la médecine a commencé par me défaire.
Faire médecine, c’est aussi se faire violence.
Deux ans à bouillir dans la marmite.
Deux
ans à baigner dans mon jus, deux ans à macérer dans la solitude
(exceptions faites des festins de nouilles et des sérénades sous la
fenêtre de Cité U de mon amoureuse inaccessible), deux ans pour
désapprendre les principes de l’école de la République, deux ans
d’aliénation mentale, de lobotomie volontaire, de recâblage de neurones,
deux ans à passer ma raison à la moulinette, ma logique au pilon, deux
ans à réduire mon bon sens en poudre, à écrémer mes connaissances
superflues, à mitonner un ragoût avec les restes de mon ancien moi, deux
ans de voyage aux confins de la folie, de plongée dans les abysses de
la dépression, de flirt avec le suicide, deux ans de guerre contre
moi-même, deux ans pour me dépouiller de mon humanité, deux ans pour me
métamorphoser en bête à concours.
Pour faire médecine, je me suis
fait petite souris grise, apeurée et grelottante, sans cesse sur ses
gardes, je me suis fait hamster courant sans fin dans la roue des jours
identiques, je me suis fait poisson dans son bocal, je me suis fait
fauve en cage.
Pour faire médecine, je me suis fait ours, je me
suis fait marmotte, je me suis fait mammouth. J’ai mis ma jeunesse en
hibernation, j’ai congelé mes rêves, j’ai cryogénisé ma vie sociale,
amicale, culturelle, artistique (et sexuelle... si j’en avais eu une),
j’ai enfermé mon cœur dans un cercueil de glace.
Pour faire
médecine, j’aurais bien voulu emprunter sa mémoire à l’éléphant mais je
n’étais doté que d’une cervelle de piaf... Alors je me suis fait oie.
J’ai ouvert grand le bec et me suis laissé gaver de formules chimiques,
de coupes anatomiques, d’orbitales atomiques, de cytoplasmes, de
ribosomes, de doubles brins d’ADN, de kilojoules et de gigabéquerels, de
protocoles très protocolaires, de textes de sciences humaines et de
lois de thermodynamique, d’échelles de classification, de noms à coucher
dehors agencés sans lien ni logique... J’ai engraissé mes neurones d’un
maximum de données jusqu’à la cirrhose, j’ai transformé le fromage
blanc que j’avais dans la tête en une motte de beurre, bien grosse et
bien dense, prête à être étalée à la demande sur ma copie d’examen.
Pour
faire médecine, je me suis fait perroquet, je me suis fait singe, je me
suis fait otarie. En bon répète-jacquot, j’ai régurgité cette
gargantuesque nourriture livresque, ce savoir non digéré, à la virgule
près ; j’ai rejoué les tours que les maîtres m’avaient appris, j’ai
jonglé avec les atomes et les planches d’anatomie, les mots clés et les
croix de QCM, et les maîtres m’ont applaudi.
Pour faire médecine,
je me suis fait rat dans le labyrinthe, couleuvre serpentant entre les
obstacles, lézard insaisissable, anguille visqueuse, chèvre bondissante,
je me suis fait mouton discipliné, je ne me suis jamais fait ni loup ni
requin ni rottweiler, mais chat pour travailler la nuit, tortue sous sa
carapace, lièvre de mars, lévrier de course, cheval de trait, bœuf,
fourmi laborieuse, je me suis fait blatte, cafard, cloporte méprisable
mais increvable, je ne me suis fait ni araignée ni scorpion ni mante
religieuse mais phasme fondu dans le décor, tique cramponnées coûte que
coûte, chêne enraciné sur ma chaise, je me suis fait roc, petit caillou
dans la chaussure, grain de sable dans la mécanique, je me suis fait
brise légère, je me suis fait soupir, je me suis fait sueur, je me suis
fait larmes, je me suis fait hurlement, poing rageur, torrent déchaîné,
lave bouillonnante, je me suis fait volonté pure tendue comme un arc, je
me suis fait flèche pointant vers sa cible, je me suis fait comète
incandescente, je me suis fait soleil rayonnant, je me suis fait trou
noir...
Mais lorsque j’ai voulu redevenir moi-même, nulle
princesse n’est venue me redonner forme humaine d’un chaste baiser. Et
je cherche encore une morale à mon parcours...
Il paraît que j’ai fait médecine,
Pourtant la médecine a commencé par me défaire.
Faire médecine, c’est accepter la violence.
L’heure
de vérité ! Les croix tracées et non tracées ont rendu leur verdict.
Devant le tableau d’affichage se masse une foule anxieuse. La tension
est palpable. Ça grogne, ça trépigne, ça montre les dents, ça joue des
coudes pour accéder à la liste des lauréats. On compte autant
d’étudiants que de dresseurs avides de découvrir si leur poulain
brillera au firmament. ll suffit de tendre l’oreille pour deviner le
classement des uns et des autres : (rares) jappements de joie,
(nombreux) gémissements étouffés, (quelques) hurlements à la mort.
Les
victimes se chiffrent par milliers. Les champs de grilles de QCM ont
laissé place à un gigantesque cimetière de croix blanches.
Un
étudiant recalé s’accroupit à l’écart et fixe le sol, sidéré. La
prestigieuse famille des Merveilles a refusé de l’adopter : retour au
chenil, oreilles baissées et queue entre les jambes. L’année précédente,
j’ai moi-même été frappé du sceau infâmant de la défaite, pour une
poignée de croix mal placées. Un nouvel échec m’obligerait à tirer un
trait définitif sur ma vocation.
Mais quelle vocation, au juste ?
Alors
que je m’efforce de me frayer un passage jusqu’aux résultats, j’essaie
de me souvenir pourquoi je me suis embarqué dans cette galère... Pour
aider mon prochain ? Soulager la souffrance ? Faire râler ma grand-mère,
qui tenait les médecins en sainte horreur ? Pour passer le temps ? Pour
faire carrière ? Mystère. Mes motivations se sont noyées dans le
bouillon gras de mes neurones cirrhotiques. Enfant, je me rappelle que
je voulais devenir cosmonaute... J’ai bel et bien visé la lune, mais
sans doute pas la bonne.
De bousculades en tirages de cheveux, je
finis par atteindre le tableau, contre lequel je m’écrase la truffe. À
travers la vitre embuée, je parcours la liste des héros élus par les
Dieux de la Médecine...
58ème : Varel, Saturnin.
À l’instant où je
découvre mon nom au sommet de l’Olympe, nul rayon cosmique ne vient
percer le plafond de la vénérable Faculté des Merveilles pour m’irradier
de lumière blanche ; aucun orchestre symphonique ne se met à jouer
« Les chariots de feu » en mon honneur ; et une foule en liesse ne me
porte pas en triomphe sous les hourras et les confettis.
Pour toute
consécration : le reflet spectral de mon visage hirsute et quelques
lettres noires dactylographiées sur un fond blanc. Des lettres porteuses
de prestige et de réussite sociale, des lettres synonymes
d’accomplissement personnel, de juste récompense d’un dur labeur, de
véritable prodige, des lettres d’anoblissement qui pourtant ne
m’inspirent aucune noblesse.
Pour toute émotion : un creux béant dans
ma poitrine, accompagné de l’impression tenace d’avoir perdu quelque
chose de primordial.
12ème : Karpovsky, Kevin.
145ème : Blanchard, Lyse.
Mon
partageur de gamelle et ma belle au pelage soyeux ont eux-aussi été
sélectionnés par les éleveurs de champions pour intégrer les troupes
d’élite des chiens de guerre. À quatre pattes, je m’extrais de la foule
grouillante des badauds et retrouve mes amis dans le hall de la faculté.
Ils célèbrent déjà leur victoire, attrapant au vol entre leurs crocs
blancs les petites saucisses que les maîtres, satisfaits, leurs jettent
par poignées. Lorsqu’ils me voient arriver, ils me font une sacrée fête !
J’ai même droit à un frottement de museau (purement amical) de la
chienne de mon cœur... Nous ne tarderons pas à nous dresser à nouveau
les uns contre les autres, pour d’autres classements, pour d’autres
concours, mais l’heure est à la liesse et à la fraternisation.
J’ai
beau me draper de pacifisme et de non-violence, je ne suis qu’un chien
d’attaque parmi d’autres, un carnivore alléché par le goût du sang, à
commencer par le mien. Dans un aboiement de bonheur, je me joins à la
meute et profite du banquet.
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