jeudi 8 octobre 2015

Les Rêves Assassins [Nosfé]

Il était debout, tendu, chancelant, tenait la bombe aérosol à bout de bras, face à lui. Bloquant sa respiration, il fit pression sur la fine gâchette de plastique.
La buse du diffuseur cracha son nuage irritant. Les gouttelettes de gaz poivre lui sautèrent au visage.
Il cria, recula d'instinct, jetant au sol la cartouche d'autodéfense. Tout son visage le brûlait, mais le pire était pour ses yeux, comme dévorés par la capsaïcine, plaies béantes arrosées de sel. Il resta de longues minutes à pleurer, renifler, à frotter sa cornée meurtrie. A tenter d'atténuer, d'une manière ou d'une autre, cette douleur qu'il s'était lui-même infligé.
Le moindre battement de paupière ravivait le feu. Il ne pouvait plus cligner des yeux sans que la sensation de brûlure ne revienne. Hors de question alors de les fermer et de se laisser envahir par le sommeil. Hors de question de dormir.
Il avait gagné quelques heures.

Il se souvenait parfaitement de son premier rêve.
Avec le recul, il se demandait comment l'esprit d'un si jeune enfant avait pu produire de si noirs images. Quel idée avait-il, à l'époque, de ce qu'était la mort, alors qu'il avait à peine l'expérience de la vie? Qu'est-ce donc pour un garçonnet, que cette grande inéluctabilité?
Il y avait son grand père dans ce songe. Son papy, allongé dans un lit, le sommeil agité par des douleurs lancinantes, le long de son dos. Et puis les élancements disparurent, comme un mauvais esprit qui se glisserait hors de dessous les draps. Et le visage du vieil homme, que l'enfant n'avait jamais connu que crispé et tiraillé, se décontracta en un inédit sourire bienheureux.
Une lumière s'éteignit quelque part.
Il savait, alors, que ce songe étrange avait une portée particulière, et le reste de sa nuit fut emplies de cette idée.
Il savait, quand il se leva le lendemain. L'appel téléphonique de sa grand-mère, sa mère qui fondit en larmes à peine le combiné contre l'oreille, les céréales ramollies dans son bol de lait qui avaient soudain un goût de cendres, il savait.
Il avait rêvé cette mort, et son rêve avait contaminé la réalité.

Chaque nouvelle nuit qui arrivait était pour lui synonyme de cauchemars malheureux et, quand cauchemar il y avait, le jour suivant n'était que l'attente angoissée d'une annonce de décès. Parents, animaux de compagnies, camarades de classes: Tout ce que sa vie de jeune garçon comptait de figures familières apparaissaient en rêve pour disparaître du monde des vivants. A chacun, son inconscient composait une mort nouvelle, en tout point semblable à celle qu'il découvrait ensuite.
Morphée le prenait dans ses bras, nuit après nuit, cachant plus souvent qu'à son tour Charon derrière lui, prêt à emplir sa barque d'un nouveau passager...
Il eut des insomnies terribles et des journées de fatigue intense. L'appréhension, la culpabilité le rongeait; des interrogations aussi.
Provoquait-il ces morts, ou n'en était-il que témoin? Peut-être son esprit n'était-il qu'une fenêtre ouverte sur ce qui devait arriver, et que sa volonté, sa conscience n'avait aucune prise dessus? Ou alors proclamait-il, dans son sommeil, une sentence capitale, laquelle prenant aussitôt effet, par quelque obscure voie?
Il redoutait ses nuits. Il voulut arrêter de dormir. Ne plus rêver, de morts ou d'autre chose, ne pas risquer d'autres vies.
Il luttait, enchaînait des jours et des jours de veille ininterrompus, se battait contre une torpeur qui le gagnait, pied à pied. Il repoussait l'échéance de loin en loin, jusqu'au-delà de ses forces. Mais il s'évanouissait toujours, parfois dans un sommeil si profond que, par chance, aucun rêve ne venait l'y hanter.

Et puis sa condition empira. Vint une nouvelle nuit, un nouveau rêve.
Une chaleur étouffante, une atmosphère saturée d'odeurs et de sons. Des rais de lumière perçant un toit de tôle, un matelas défoncé sur un sol de terre ocre. Il vit d'abord l'homme, cheveux noirs corbeaux, moustache épaisse et teint olivâtre. Mains jointes et yeux fermés, il était plongé dans une prière, un long salamalec aux accents inconnus.
Puis il découvrit la femme. Allongée sur le sol brut, son sari jaune englué de sang. La tête rejetée en arrière, elle criait, les larmes de ses yeux coulant à l'envers, descendant sur son front, diluant les pigments rouges de son tilak. Puis le cri s'éteignit, la poitrine se figea, et l'homme sortit de sa prière.
Il se réveilla en sursaut, le corps moite d'une sueur glacée.
Pour la première fois, le cimetière de ses rêves accueillait une personne qui lui était inconnue.
Et cette femme en sari ne fut bientôt qu'une anonyme parmi d'autres.
De plus en plus nombreux, de tous ages et de toutes origines, ils apparaissaient, et prenaient possession de sa psyché pour y agoniser. De nuits en nuits, ses rêves devinrent un immense funérarium à l'activité fourmillante, un mouroir au développement exponentiel.
Et il ne dormait quasiment plus.

Un soir, regardant les informations, il vit les images d'un coup d'état, dans un pays lointain. Il en avait déjà eu un avant-goût, la nuit précédente, hanté par les flashs de dizaines de morts violentes, des morts qu'il savait, qu'il ressentait comme lier entre elles. Un cauchemar de sang et de cris.
Le visage d'un militaire haut-gradé, vociférant face à une forêt de micros, apparut sur l'écran. C'était à lui qu'il devait cette sale nuit.
Il repensa à cette interrogations qu'il avait eu auparavant: N'était-il jamais que témoins de ces morts, ou son esprit pouvait-il tuer?
Il fixa longuement l'image du militaire, imprima sa rétine du visage dur et froid, éternellement décoré de galons. Puis il se coucha, et attendit avec une appréhension particulière que la torpeur le gagne.
Il rêva bien du despote, mais sans effet. Sans que celui-ci ne meure, ni en rêve, ni en réalité. Et des milliers d'autres décès vinrent encore à lui. Le charnier de ses nuits, si courtes soient-elles, débordait de toute parts.

Il sut dès les premiers instants qu'il rêvait.
Il s'était laissé gagné par le sommeil comme un naufragé qui, ayant trop longtemps surnagé, se laissait engloutir par les eaux, et se noyait. Sans doute la capsaïcine avait-elle perdu de sa virulence, ou son corps avait-il atteint un stade d'épuisement où il n'était même plus apte à lui transmettre les signaux de douleurs? Toujours était-il qu'il avait fermé les yeux et s'était laissé sombrer.
Il était toujours avachi sur le canapé, dans la même position, englué dans la même torpeur, mais le monde se présentait à lui subtilement différent, derrière un voile d'apparence faussées. Ce n'était plus tout à fait la même heure, plus tout à fait le même jour.
«Je rêve de moi-même, pensa-t-il, à moins qu'il n'ait prononcer ces mots à haute voix. Je rêve de ma propre mort, et elle arrive maintenant.»
Il eut une sensation de vertige, de sueur froide. Il allait se voir mourir, dans son sommeil, dans ce rêve où il était enfermé tel qu'il était en réalité, en même temps, il allait être témoin de sa propre disparition. Il pria pour se réveiller, s'obligea à rouler, à tomber son canapé. Il avait tant rêver de chutes, de vide s'offrant à lui. Des chutes qui le réveillaient, immanquablement.
Mais rien. Son sommeil était trop profond, son rêve trop important pour qu'il s'en échappe. On ne déjouait pas les plans de son destin aussi facilement...
Ce fut alors qu'il apparut. L'homme était debout, raide et droit. Il portait un costume simple, veste et pantalon gris sur chemise blanche et cravate, sans élégance particulière. Un costume de VRP surmonté d'un visage anonyme, sans age définissable ni signe particulier. Un monsieur Toutlemonde.
Il restait là, entre la table basse et la télévision, le regardant sans laisser transparaître la moindre émotion.
«Je regardait la télé.» lança-t-il à l'homme, absurdement. Celui-ci s'excusa d'une syllabe, une voix timide et effacée, et fit un pas de côté.
Un temps. L'homme se racla la gorge. Alors il l'interrogea.
«Vous êtes qui? Pourquoi vous êtes chez moi?»
Les premiers mots de l'homme furent inintelligible, une bouillie de mots qu'il connaissait mais dont le sens lui échappa.
Puis, sans même écouter pleinement son discours, il comprit.
L'homme était la Mort incarnée, la Grande Faucheuse dans son habit de travail.
Perdu dans l'expectative de ce qui allait se produire, il ne prêtait plus attention à cette Mort qui lui parlait. Il avait une chance d'y échapper, il le sentait au fond de lui.
«C'est mon rêve.» se dit-il.
Et, par un effort de volonté, il bascula. Il tombait du canapé, prêt, par réflexe, à être réveiller par la sensation de chute. Le sol avait disparut sous eux, et l'assise du divan surplombait maintenant un abyme sans fond. Table basse et meuble TV flottaient dans l'éther.
Il tombait, et l'homme en costume aussi.
Enfin il se réveilla. Toujours allongé dans son salon, inchangé et vide de toute autre vie.
Soulagé, il se laissa de nouveau piéger par toute la fatigue qu'il avait accumulé.
Pour la première fois depuis une éternité, il pus dormir. D'un sommeil long et réparateur, exempt de tout songe.

Le monde mit plusieurs jours à prendre conscience de l'ampleur du désordre.
Plus rien ni personne ne mourrait.
Les service funéraires étaient au chômage technique. Le téléphone ne sonnait plus, et ils n'avaient plus pour fond de commerce que les décédés des jours précédents. Guerres, attentats et accidents ne faisaient plus pour victimes que des blessés, si graves soient-ils. Malades et moribonds agonisaient indéfiniment, sans plus libérer de lit d'hôpital, les candidats au suicide se manquaient immanquablement, et dans les prisons, c'était en vain qu'on exécutait les condamnés à mort, leurs peine n'avaient plus rien de capital.
Dans les abattoirs, bœufs, moutons, cochons et poulets repartaient sur leurs pattes ou ce qui leur en restait, et on a vu des jambons tout frais gigoter, des quartiers de viande se débattre sur leur crochets, des steak hachés sautiller en tout sens pour retrouver leur liberté. Cela allait jusqu'au plantes, aux arbres coupés peu avant qui, une fois débités en bûches, rejaillissaient en branches, feuilles et bourgeons.
L'homme en costume de VRP avait périt dans sa chute.
La Mort était morte.
Il pouvait dormir.

Le désordre du monde ne l'inquiéta guère dans un premier temps. Qu'y pouvait-il, quand bien même il en était responsable? Il avait tant de sommeil à rattraper, et n'avait guère de raison de sortir, de s'intéresser à ce monde extérieur avec lequel il n'avait eu, jusque là, guère d'interaction... Il avait toute une vie à refaire.
Dans les médias, des spécialistes de tous bords s'interrogeaient et se perdaient en conjectures, tandis que des prédicateurs, de tous bords également, y voyaient des signes d'apocalypse imminente.
Lui dormait, paisiblement.
Et bientôt, il fut de nouveau plonger dans un rêve.
La voiture était incontrôlable. La tôle racla contre un pilier de béton, et la limousine rebondit, telle une balle, prise dans son élan. Le chauffeur donna un nouveau coup de frein, bloquant les roues sur plusieurs dizaine de mètres, laissant de large traînée noires sur le bitume, mais ils allaient trop vite. La femme blonde assise à l'arrière cria. Une nouvelle colonne de béton gris leur sauta dessus, avec une violence inouïe. Les disques blancs des airbags se déployèrent à l'avant, explosant aux visages des hommes dans un flash blanc.
La voiture n'était plus qu'un amas de tôle immobile, fumant et suintant. D'autres éclairs blafards crépitèrent. Un motard et son passager, arrêtés près de l'épave, échangèrent quelques mots, et la motos démarra, le hurlement du moteur se réverbérant contre les parois du tunnel. D'autre motos passèrent, puis un nouveau flash. C'était maintenant des éclats de lumières bleus qui éclairaient la scène. Un policier en uniforme, penché sur la femme blonde couchée au sol, tentant de la ranimer. La scène se figea, dans un halo couleur cobalt. On avait quitté le tunnel pour l'étroit habitacle d'une ambulance, arrêtée en pleine voie. Le policier était devenu un infirmier en blouse blanche, et la femme était de nouveau suspendue, équilibriste sur son fil, entre la vie et la mort.
L'instant d'après, ils étaient une demi-douzaine, tous avec blouses et masques, a s'activer autour du corps inanimé. Ils échangeaient des mots, consultaient des machines, se passaient des instruments fins. La lumière froide d'un bloc opératoire. Puis, un à un, ils se figèrent, et restèrent là, debout, immobiles, recueillis autour de ce corps dont la vie s'échappait de tout côté. Le silence, seulement troublé par le cri strident d'un électrocardiogramme plat.

Il savait ce dont il avait rêvé, il en avait une idée assez claire, mais n'en calculait pas vraiment ni l'importance, ni les conséquences.
Il ne fut guère surpris lorsqu'il alluma son téléviseur, le lendemain matin.
A la masse habituelle d'informations s'ajoutaient déjà celles ayant un rapport avec l'absence de tout décès. Partout, des invasions d'insectes, lesquels ne mourant plus au bout de quelques jours, naissaient pourtant toujours aussi nombreux. La viande devait rare dans les rayons des magasins car on ne pouvait plus abattre, la farine rendait les pains impropres à la consommation car ceux-ci regermaient, et on ne comptait les indigestions à coup de légumes continuant de mûrir, ou de fruits de mer voulant rejoindre la grande bleue...
Et puis vint ce drôle de fait divers, ce qu'il attendait, ce qu'il craignait.
En Angleterre, la famille Spencer annonçait avec un malaise certain la profanation de la tombe de Lady Diana, dans leur domaine d'Althorp. La sépulture semblait avoir été ouverte, et la dépouille de la princesse de Galles avait disparue.
Dans la journée vinrent d'autres informations, concernant la disparition, là aussi, des corps de Dodi Al-Fayed et du chauffeur des anciens amants.
Puis vint la dépêche annonçant que le cadavre en décomposition de Lady-Di avait été retrouvé, réanimé, zombifié, errant dans les jardins de la propriété familiale.
Il sut qu'il allait devoir, de nouveau, s'interdire tout rêve.


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